Nous avions coutume de jouer près du hêtre pourpre, avec son gros tronc gris et son feuillage éclatant. Il se dressait devant un mur de pierres sèches et, quand nous montions sur le mur, les branches les plus basses étaient assez proches pour que nous puissions grimper à des hauteurs qui me paraissaient maintenant vertigineuses.
À travers le feuillage doré, nous pouvions observer les allées et venues des adultes autour de la maison, en restant invisibles. Nous passions des heures là-haut. Nous y emportions nos poupées puis, en grandissant, des livres et des pommes. Natalie et moi y discutions dans la lumière miroitante qui traversait le feuillage. Nous regardions filer les nuages et nous échangions des secrets ; les journées s’écoulaient avec une lenteur extrême.
Je ne m’étais pas suffisamment souvenue de cette Natalie sereine, heureuse. Je n’avais pas été une amie assez loyale après sa disparition. Si c’était moi qui avais soudain disparu, sans un mot d’explication, elle m’aurait recherchée avec acharnement. Elle se serait sentie trahie par ma désertion, et furieuse contre les adultes qui auraient tenté de la consoler. Elle aurait été folle de rage. Alors que moi, je m’étais révélée docile et passive, couchant toutes les nuits dans la chambre qui avait été la sienne, sans jamais partir à sa recherche.
Un jour où nous jouions à cache-cache dans le jardin, je ne l’avais pas trouvée, et après avoir jeté un vague coup d’œil derrière les gros massifs et dans les resserres, j’étais allée traîner dans la cuisine où Martha faisait des gâteaux. Au moment où je léchais la jatte, Natalie s’était précipitée dans la pièce.
« Tu lâches trop facilement, avait-elle crié. Je ne vois pas pourquoi je me casserais la tête pour toi, si tu abandonnes comme ça. Je ne jouerai plus avec toi, Jane Crane. »
Je lissai du doigt l’écorce. Martha avait beaucoup aimé cet arbre, elle aussi. Elle avait planté des crocus et des perce-neige tout autour. Je m’assis par terre et m’adossai au tronc. À travers ma veste je sentais l’antique rugosité de l’écorce.
À la fin de mes études, j’avais passé quatre mois à Florence comme assistante en architecture. La ville me fascinait, et je passais tous mes moments de liberté à déambuler dans les rues étroites et dans les églises sombres qui sentaient l’encens, où des statues de madones aveugles trônaient dans des niches et où de vieilles femmes brûlaient des cierges pour leurs morts.
J’y étais retournée dix ans plus tard, le plan de la ville encore clair dans ma tête, mais je m’étais bientôt sentie légèrement déphasée. Les rues étaient plus courtes que dans mon souvenir ; là où je me rappelais une vue, se dressait une grande maison ; le café où j’avais chaque jour bu un espresso et mangé des petits gâteaux de riz avait glissé du milieu à l’angle de la place. Claude avait calmement observé qu’il fallait toujours redécouvrir les lieux ; la joie de voyager, c’était de voir des significations nouvelles émerger, et d’anciennes se modifier. Mais, confusément, j’avais eu l’impression d’une duperie : j’avais souhaité revenir dans un passé intact, dont chaque lieu aurait conservé mes souvenirs, et j’étais entrée dans une ville qui s’était en quelque sorte détachée de moi. Florence ne m’appartenait plus.
La même insatisfaction vague me taraudait à présent. Soudain, je remontai la glissière de mon anorak jusqu’à mon menton, et me hissai sur la plus basse branche de l’arbre. Je grimpai de branche en branche et atteignis un emplacement familier. Je regardai à travers le lacis de rameaux aux menues feuilles vert pâle. Voilà la maison, avec ses signes invisibles de désintégration. Comment reconnaît-on, quand tous les traits demeurent identiques, l’instant où la vie quitte le visage d’un être cher ? Comment sait-on, sans pouvoir dire ce qui a changé en particulier, qu’une maison est abandonnée ? De mon poste d’observation, je ne voyais pas la porte, alors que je me souvenais fort bien de l’avoir vue d’ici quand j’étais enfant. Je redescendis et sautai gauchement à terre, sur l’herbe ; je me rassis, en m’adossant à l’arbre.
Je repris mon ancien journal, que j’avais sorti de mon sac au moment de partir ce matin-là, et commençai à feuilleter les dernières pages. Certaines notations déclenchaient aussitôt des souvenirs : la bougie qui avait mis le feu à la barbe d’Alan, quand il s’était penché pour racler avidement le reste des pommes de terre ; j’avais ri tellement fort que j’en avais eu mal au ventre. Le jour où nous avions canoté sur l’étang de la carrière, et où j’avais eu si peur quand le bateau avait heurté le fond et que de l’eau était passée par-dessus bord, mais sans vouloir l’avouer – surtout pas à Natalie ou à Théo, dont le courage méprisait les timorés. Le jour où nous nous étions levés à quatre heures du matin, avec Alan et les jumeaux, pour aller écouter le concert de l’aurore et revenir transis, affamés et euphoriques.
Mais il y avait d’autres notations – une querelle avec Maman, que je décrivais avec une platitude de sainte-nitouche, ou la visite d’une demeure médiévale où les catholiques s’étaient cachés sous les planchers pendant la Réforme – qui refusaient obstinément de dévoiler leurs trésors, comme ces tombes négligées et oubliées au cimetière de Highgate, recouvertes de lierre et de mauvaises herbes. La majeure partie de notre existence est souterraine.
Mon dernier commentaire m’était toujours resté en mémoire – ce qui n’avait rien de surprenant, car la veille de la disparition de Natalie avait été comme une bordure bien nette autour d’un trou noir. Je pouvais évoquer les préparatifs de la fête sans grande difficulté : je me souvenais d’avoir embrassé Théo dans le carré boueux au centre du dallage nouvellement posé, sur lequel on allait terminer la construction du barbecue à temps pour la fête, et d’avoir bondi, rouge de honte, en entendant Jim Weston approcher.
Je fermai le carnet et me frottai les yeux. Quelques gouttes de pluie s’écrasèrent sur la couverture cartonnée. J’avais l’impression d’observer quelque chose à travers un épais liquide : toutes les formes que j’essayais de me représenter se déformaient et se brisaient. Embrasser Théo dans la boue m’amenait au barbecue. Le barbecue.
Je me levai en chancelant dans ma hâte et courus sous la pluie qui redoublait, jusqu’à l’endroit où le corps de Natalie avait été retrouvé. C’était comme une cicatrice livide de boue et de gravats triturés, avec quelques mauvaises herbes encore éparses. Je sautai dans le trou boueux et y plongeai les mains, pour fouiller à tâtons. J’extirpai une jambe de poupée, une fourchette rouillée aux dents encrassées, une bouteille de bière au goulot brisé ; puis une tuile cassée, un fragment de grille rongée. C’étaient les fragments du barbecue. Natalie avait été enterrée sous le barbecue.
Je m’assis lourdement au bord du trou, en essuyant mes mains boueuses sur mon jean boueux. Il tombait une pluie cinglante à présent, qui obscurcissait le paysage, tel un rideau tiré sur le Domaine et sur ses secrets. Mais quelque chose clochait. Je n’arrivais pas à réfléchir ; c’était comme essayer de se rappeler un rêve, mais de le perdre au fur et à mesure. Natalie était enterrée sous le barbecue, mais le barbecue avait été construit avant sa mort. Je l’exprimai à voix haute :
« Et voilà pourquoi le corps a été enterré là. C’était un endroit introuvable, parce que c’était un endroit impossible. »
J’enfouis mon visage dans mes mains, et contemplai le trou boueux à travers mes doigts. La pluie me dégoulinait dans le cou. J’essayai encore :
« Natalie a été enterrée avant de mourir. »
Ou :
« Natalie a été enterrée sous le barbecue ; or, Natalie est morte après la construction du barbecue ; donc… » Donc quoi ? Je repoussai du pied quelques fragments de tuiles dans le trou et me levai. Kim devait se demander ce que je fabriquais.