17

« Te souviens-tu comme tu venais jouer ici ? »

Malgré la rigueur du froid, Martha avait insisté pour que nous fassions le tour du jardin ensemble. Nous nous trouvions devant le chêne géant, dont l’énorme tronc creux nous avait servi de cachette quand nous étions enfants. Je caressai de la main l’écorce moussue.

« Voilà l’endroit où Claude et Théo avaient gravé leurs initiales. Nous croyions qu’elles résisteraient aussi longtemps que l’arbre. Mais elles ont presque disparu. »

Nous poursuivîmes notre promenade en silence. Je sentais que je marchais sur les traces de mon enfance. Les granges, les arbres tombés, les murs de pierre, le carré de fines herbes, l’endroit bien plat où il y avait eu la balançoire, les branches squelettiques, les fourrés émaciés. Lorsque le vent plaqua la veste de Martha contre son corps, je me rendis compte qu’elle avait considérablement maigri.

« Est-ce que tu vas bien, Martha ? »

Elle se pencha avec grâce pour arracher une mauvaise herbe.

« J’ai un cancer, Jane. » Elle leva la main pour m’empêcher de parler. « Je le sais depuis longtemps.

Ça a commencé par le sein, mais maintenant c’est généralisé. »

Je pris sa main glacée et la caressai. Le vent nous attaquait par-dessus le flanc de la colline.

« Que disent les médecins ? Qu’est-ce qu’ils font ?

— Pas grand-chose. C’est-à-dire, comme ils ne disent pas grand-chose, ils me laissent en tirer mes propres conclusions. Et je n’ai pas l’intention de suivre des traitements de chimiothérapie, de radiothérapie ou je ne sais quoi encore, sauf des analgésiques, bien sûr. J’ai soixante-sept ans, Jane, c’est un âge approprié pour avoir un cancer : ça avance plus lentement. » Elle rit. « Je mourrai sans doute d’une crise cardiaque à quatre-vingt-treize ans. » Puis, plus sérieusement : « Enfin, j’espère, car je ne vois pas très bien Alan se débrouiller tout seul.

— Je suis désolée, Martha, vraiment désolée. Je voudrais tellement pouvoir faire quelque chose. »

Nous reprîmes le chemin de la maison, la main dans la main.

« Martha, commençai-je soudain, est-ce que tu regrettes qu’on ait retrouvé le corps ? »

Elle me dévisagea étrangement.

« C’est une question qui n’a pas de sens, répondit-elle enfin. Nous avons trouvé Natalie, et c’est tout. Si tu veux savoir si j’étais plus heureuse avant, alors la réponse est oui, bien sûr. J’étais même heureuse tout court, parfois. Quand Natalie a été trouvée, j’ai dû recommencer tout mon travail de deuil. Ce vieux chagrin à vif. »

Elle ouvrit la porte de la cuisine.

« Je vais te faire du thé.

— Non, je vais le faire, dis-je.

— Je ne suis pas encore à l’article de la mort, Jane ; assieds-toi. »

Je m’installai devant la table de la cuisine, et vis que Martha avait empilé tous les livres d’enfants qu’elle avait illustrés au fil des ans. Il y en avait des dizaines. J’entrepris de les feuilleter. Les dessins m’étaient familiers, bien sûr, mes enfants avaient grandi avec eux, mais ils étaient toujours aussi merveilleux : drôles, riches en détails et hauts en couleur. Elle adorait représenter des familles nombreuses : des grands-mères énergiques, des parents à l’air exténué, et des hordes d’enfants minuscules aux genoux écorchés et aux cheveux en bataille. Il y avait toujours dans ces dessins une profusion de nourriture – du genre que les enfants aiment, comme le gâteau au chocolat bien poisseux, les gelées rouges et tremblantes avec de la sauce à la vanille bien jaune par-dessus ; des montagnes de spaghettis frémissant dans les assiettes. Et elle adorait représenter des enfants excités : sur une double page s’étirait une file de tout petits enfants au ventre rond, en bottes de caoutchouc ; sur une autre, des visages d’enfants malicieux apparaissaient parmi les branches des arbres. Je m’arrêtai devant le portrait d’une petite fille qui tenait une guirlande de pâquerettes, sur un fabuleux coucher de soleil orangé. C’était inhabituel chez Martha, de dessiner des enfants seuls – généralement, ils dépassaient les adultes en nombre et en puissance.

« Avant qu’on retrouve Natalie, Martha, t’arrivait-il de passer une journée entière sans te souvenir d’elle ? »

C’était la question à ne pas poser. Je le savais, je connaissais la réponse, et pourtant je savais aussi qu’il fallait que nous parlions de Natalie. Martha versa l’eau bouillante sur les feuilles de thé, et sortit de l’armoire une grande boîte à gâteaux.

« Qu’en penses-tu ? » Elle posa un gâteau au gingembre sur la table, avec un couteau. « Pendant longtemps je me suis sentie coupable. Pas juste à cause de son départ, ou de sa mort ou je ne sais quoi – à cause de ça aussi, bien sûr. Mais à cause de la relation que nous avions. »

J’attendis.

Martha remplit deux tasses de thé et s’assit à son tour.

« Dans le dernier souvenir que j’ai de Natalie, elle me crie dessus. » Elle contempla un moment son thé, puis reprit : « Non, ce n’est pas vraiment ce que je veux dire. Dans mon dernier souvenir, c’est moi qui lui crie dessus. Bien sûr, nous avions souvent des petites querelles sans importance, quand elle sentait le tabac, ce genre de choses. Et elle m’adressait ce sourire un peu distant qu’elle avait toujours quand on la grondait, et ça m’agaçait. C’est le genre de dispute qui fait partie de la vie de parent, mais après celle-là nous ne nous sommes jamais réconciliées. Quelquefois, je me demande si elle est morte en me détestant. » Elle sourit tristement. « Quand nous sommes rentrés de cette affreuse croisière d’anniversaire, Alan et moi, et que nous sommes arrivés pour la fête, je voulais parler à Natalie mais il y avait beaucoup de gens et je ne l’ai pas fait, et ensuite il était trop tard.

— Évidemment, tu te fais des reproches et tu te sens coupable, dis-je. Et évidemment, tu ne devrais pas. »

Je me souvenais d’avoir vécu une version atténuée du même sentiment à la mort de ma mère. Dans les semaines qui ont suivi son enterrement, j’étais passée par une véritable agonie, en me rappelant toutes les fois où je l’avais critiquée ou dédaignée, où je ne l’avais pas appréciée, pas remerciée suffisamment, en me disant aussi que nous n’avions pas réglé tous nos comptes lorsque nous nous étions en quelque sorte réconciliées avec toutes les imperfections et les heurts de notre relation.

« Il faut te souvenir de la vie tout entière, Martha, et pas seulement des dernières semaines ou des derniers jours.

— C’est ce que je fais. Mais la dernière querelle résumait en quelque sorte tout ce qui allait mal entre nous. » Martha me regarda fixement. « Je n’ai jamais dit cela à personne, Jane.

— Dit quoi ?

— Je n’ai jamais parlé à personne de ma querelle avec Natalie.

— À quel propos ? »

Martha prit le couteau et coupa deux tranches de gâteau. Elle avait dû le faire pour moi en apprenant que j’allais venir.

« Termine ton thé, il va être froid. »

Je bus docilement.

« C’était au sujet de ton père et moi, Jane. De notre liaison. »

Je continuai à boire mon thé, mais mes mains étaient soudain énormes et maladroites autour de ma tasse. Soigneusement, je reposai la tasse sur la table, en faisant un effort pour ne pas la renverser.

« Continue.

— J’avais eu une brève aventure avec ton père pendant l’été précédent. Ta mère et lui ne s’entendaient pas très bien, et tu sais comment était Alan. Il avait passé en Amérique la plus grande partie de l’été. J’étais très seule, les enfants grandissaient et je sentais ma vie s’enfuir. » Elle s’interrompit et fit un geste brusque. « Assez, je ne veux pas me chercher d’excuses. Je n’en suis pas fière, et cela n’a pas duré longtemps. Nous ne l’avons jamais révélé à personne. Christopher n’en a pas parlé à ta mère, et je n’en ai jamais rien dit à Alan. Et nous étions très secrets dans nos agissements. Nous n’avons jamais souhaité blesser qui que ce soit. »

Elle prit une minuscule bouchée de gâteau.

« Natalie a découvert une lettre que m’avait écrite Christopher. Elle avait dû fouiller tous mes tiroirs. Elle est venue me confronter. Elle n’était pas exactement en colère, c’est ce qu’il y avait de curieux, mais plutôt triomphante. Elle m’a accusé de jouer les vertueuses, mais de ne pas valoir mieux qu’Alan. Et elle m’a dit qu’elle allait avertir ta mère et Alan. Elle m’a dit (la voix de Martha se fit dure) que c’était son devoir. »

Martha se tut, et la cuisine parut se figer tandis qu’elle attendait de moi une réaction.

« L’a-t-elle dit à quelqu’un ?

— Je ne pense pas. Pas à ma connaissance.

— Mais elle a pu en informer Alan.

— Je ne sais pas.

— Pourquoi me le dis-tu maintenant, après tant d’années ? »

Martha eut un haussement d’épaules las.

« Peut-être parce que c’est un bon moment pour dévoiler les secrets de famille. Peut-être parce que je vais bientôt mourir, que j’ai besoin de me confesser, et que je pensais que tu pourrais comprendre. Peut-être parce que c’est toi qui recherches la vérité. »

Je ne répondis rien ; je ne savais pas quoi dire, ni même ce que je pensais. J’essayai d’imaginer mon père avec Martha, mais je ne pouvais me les représenter que tels qu’ils étaient devenus : vieux, avec une peau desséchée, des taches brunes sur les mains et des manies bien ancrées. Martha feuilleta le livre pour revenir au dessin de la petite fille et du coucher de soleil.

« C’est Natalie, dit-elle. Je sais que cela ne lui ressemble pas, sauf peut-être la bouche. Mais c’est ainsi que je la revois toujours. C’était une solitaire, tu sais. Elle épiait la vie des autres, elle avait des petits copains et elle allait à des soirées, mais elle était toujours seule. J’étais sa mère, mais j’avais parfois l’impression de voir une étrangère. Les garçons, eux, oh, ils faisaient mine d’être grands et indépendants, et ils se montraient grossiers avec moi ou me chassaient du regard quand leurs amis arrivaient, mais ils avaient besoin de moi. C’était si facile de les percer à jour. Mais Natalie… Je me sentais souvent rejetée par Natalie. J’avais toujours pensé que nous aurions une relation intime, deux femmes dans une maison d’hommes. »

Elle se leva et débarrassa nos assiettes.

« Passe donc ces coups de téléphone dont tu m’as parlé ; je vais chercher des boutures pour ton jardin. » Elle enfila sa veste, prit un sécateur et disparut dans le jardin.

Machinalement, je fis ce qu’avait suggéré Martha, et fouillai mon carnet d’adresses jusqu’à ce que je retrouve le nom de Judith Parsons (née Gill, l’une de mes meilleures amies du temps de l’école). Elle fut surprise et ravie de m’entendre : comment ça allait, à Londres, et mes fils, n’est-ce pas affreux comme le temps passe, oui ce serait merveilleux de nous retrouver – elle et Brenton venaient quelquefois à Londres, et elle ne manquerait pas de m’appeler. Comme nous allions nous dire au revoir, je lui demandai négligemment, avec un sentiment de honte, oh, à propos, est-ce qu’elle avait par hasard le numéro de Chrissie Pilkington ? J’allais travailler quelques jours près de chez elle, et je me disais que ce serait amusant de la revoir. L’enthousiasme de Judith s’atténua un peu. Oui, elle avait le numéro, mais Chrissie s’appelait désormais Christina Colvin : je notai les détails dans mon carnet, et composai le numéro.

Christina Pilkington-épouse-Colvin ne fut pas vraiment ravie de m’entendre. Je le comprenais sans mal. Nous ne nous étions pas revues depuis vingt-cinq ans. Je ravivais des souvenirs qu’elle souhaitait sans doute effacer. Mais elle consentit à regret à me recevoir pour le thé, plus tard dans l’après-midi. Je notai quelques instructions pour trouver mon chemin puis, juste au moment de raccrocher, elle ajouta soudain : « Mon mari sera là, Jane. »

Martha déposa les boutures sur le siège arrière de ma voiture, puis me montra la pile de livres d’enfants sur la table.

« C’est pour tes petits-enfants, Jane. Un jour. » Et puis, enfin, nous nous étreignîmes.

 

Les Colvin habitaient en bordure d’Oxford, dans une grande maison néo-Tudor, tout en bois et en fenêtres à petits carreaux, avec une piscine dans le jardin et une allée de rhododendrons. J’ai toujours détesté les rhododendrons. Des fleurs de couleurs vives et des feuilles vernissées, sans rien qui vive par-dessous.

Je n’aurais pas reconnu Chrissie. Quand je l’avais connue, elle était grande et mince, avec une magnifique auréole de cheveux blonds toujours relevés au sommet de la tête. À présent, elle paraissait plus petite – mais c’était peut-être parce qu’elle avait beaucoup grossi. Son corps massif était tassé dans un élégant pantalon blanc et un chemisier vert, le tout juché sur des hauts talons. Sa beauté sauvage et mince avait totalement disparu. Je la voyais inquiète, sous son maquillage. Nous nous serrâmes la main ; ni l’une ni l’autre ne put se résoudre à faire la bise, et, tandis que nous échangions quelques banalités, un homme trapu en costume gris sortit de la maison, me pressa chaleureusement sur son cœur et déclara par-dessus les présentations hésitantes de Chrissie :

« Quel bonheur pour Chrissie de revoir une vieille amie de classe. J’ai tellement entendu parler de vous, Jane. » J’en doutais fort. « Voulez-vous du thé ? Ou quelque chose de plus costaud ?

— Du thé, merci. Ce sera parfait.

— Bien. Alors je vous laisse à vos bavardages, charmantes dames. Vous devez avoir tellement de choses à vous raconter.

— Ian est directeur de société », déclara Chrissie, comme si cela expliquait les choses. Nous entrâmes dans la maison. On entendait des gammes laborieuses sur un piano, à l’étage. « Ma fille, Choe. Leonore est chez une amie. »

Nous nous installâmes dans le salon, parmi des coussins douillets, et des tapisseries couvertes de fleurs et de paysages. Chrissie ne m’offrit pas de thé.

« Pourquoi es-tu venue, en fait ?

— Tu as appris, pour Natalie ? »

Elle acquiesça.

« C’est pour ça que je suis venue. »

Chrissie jeta un regard nerveux autour d’elle, comme si elle avait peur que son mari apparaisse dans l’encadrement de la porte.

« Je n’ai rien à dire, Jane. Cela fait plus de vingt ans, et je ne veux plus y penser. Et encore moins en parler.

— Vingt-cinq ans.

— Bon, vingt-cinq ans. Je t’en prie, Jane.

— Quand as-tu vu Alan pour la dernière fois ?

— Je t’ai dit que je ne voulais plus en parler. Je ne veux plus y penser.

— Est-ce que ton mari le sait, qu’à quinze ans tu as eu des rapports sexuels avec Alan Martello ? Il est compréhensif ? »

Chrissie sursauta et me regarda dans les yeux. J’étais désolée pour elle, mais en même temps j’exultais, car je vis qu’elle allait me parler. Elle haussa les épaules.

« Je n’ai pas revu Alan depuis la disparition de Natalie. Tu ne peux sans doute pas comprendre, mais il était tellement… prestigieux, figure-toi. Je n’étais qu’une gamine et il était célèbre, il m’offrait des choses, il me disait que j’étais belle. » Elle eut un rire amer. « Ça paraît drôle aujourd’hui, hein ? Quand il a décidé de coucher avec moi, il ne m’a laissé aucune chance. »

Elle baissa les yeux sur ses ongles parfaits, puis reprit, avec une sorte d’arrogance.

« Il a bien failli ruiner ma vie. Pourquoi ne pas blâmer Alan, plutôt que moi ?

— Allons, Chrissie, n’exagère pas. Ce n’était qu’une aventure sexuelle. Tu n’y as pas pris plaisir ?

— Je ne sais pas. Je n’y pense jamais.

— Alors pourquoi l’as-tu raconté à Natalie ? »

Chrissie parut surprise.

« Je ne lui ai rien raconté. C’est elle qui nous a suivis dans les bois, un jour. Et elle nous a vus, tu comprends. »

Chrissie avait un air d’aigre triomphe.

« Et vous, vous l’avez vue ?

— Oui.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ?

— Qu’est-ce que tu imagines ? Alan s’est mis à pousser des hauts cris. Il a rampé jusqu’à Natalie et s’est mis à tirer sur sa jupe, à lui dire qu’elle était sa fille chérie et comment pourrait-elle jamais pardonner son vieux papa, et tu sais bien comment sont les hommes, et comme Martha allait souffrir. C’était vraiment très embarrassant.

— Qu’a fait Natalie ?

— Elle est partie.

— Et qu’a fait Alan ? »

Chrissie me regarda droit dans les yeux. Pour la première fois, je retrouvai le regard insouciant et provocant de l’adolescente qu’elle avait été.

« Il m’a reflanquée par terre, et il m’a sautée. Je suppose que cette scène l’avait excité. Mais ç’a été la dernière fois. » Il y eut un silence glacial.

« Et maintenant, tu peux tout raconter à mon mari.

— Ensuite, tu es sortie avec Théo, non ?

— Demande-lui.

— Et Natalie ? Tu sais qu’elle était enceinte, n’est-ce pas ?

— J’ai vu les journaux.

— À ton avis, qui était le père ?

— Je ne sais pas. Comment s’appelait-il ?… Luke McCann, je suppose. »

Comme je partais, le riche mari de Chrissie agita jovialement le bras. « Revenez bientôt, Jane, c’est toujours sympathique de voir les vieilles copines de Chrissie. »

De la voiture, je regardai Chrissie, une femme d’âge mûr trop maquillée, et j’aperçus une fille qui devait être Chloe, la joueuse de piano, postée à une fenêtre du haut. Elle ressemblait trait pour trait à la Chrissie de vingt-cinq ans plus tôt. Ce devait être dur à vivre pour Chrissie. Je fis affreusement grincer les pneus en m’éloignant, et pendant tout le trajet du retour je songeai au sexe, à sa bizarrerie, et aux embarras qu’il occasionne.