8

Ma première séance – ma première vraie séance – avec Alex me fit le même effet que la rentrée dans une nouvelle école. J’étais nerveuse. Je choisis mes vêtements avec un soin inaccoutumé, puis je me sentis mal à l’aise dedans. La maison d’Alex me parut différente, mais c’est aussi parce que, au lieu de me faire descendre dans la cuisine sombre et chaude, avec son fouillis rassurant, il me conduisit dans une pièce au premier étage, qui donnait sur l’arrière. J’y entrai la première, tandis qu’Alex montait chercher un carnet à l’étage au-dessus. Je m’approchai de la fenêtre et posai les deux mains sur la vitre froide. On dominait un long jardin étroit, qui menait à un autre long jardin étroit, puis à la maison d’en face, image en miroir de celle dans laquelle je me trouvais. Tout dans le jardin était taillé très court en prévision du printemps, et j’y perçus comme un reproche à l’encontre de mon jardin à l’abandon. Je sursautai en entendant la porte se fermer derrière moi et, me retournant, je vis Alex.

« Je vous en prie, dit-il. Allongez-vous. »

Je n’avais pas bien regardé la pièce. Je ne fis pas attention à ce qu’elle contenait, à sa décoration, ni au tapis. Je ne vis que le fauteuil et le divan. Je m’allongeai sur le divan, et j’entendis grincer des ressorts tandis qu’Alex s’asseyait derrière moi, hors de mon champ de vision.

« Je ne sais pas par où commencer », dis-je avec anxiété.

« Pourquoi êtes-vous ici ? Commencez par là et ensuite vous irez où vous voudrez.

— Très bien. Au début de septembre, j’ai dit à mon mari, Claude, que j’avais décidé de le quitter et de divorcer. Ce fut très soudain. Claude et toute la famille ont été terriblement bouleversés.

— Qu’entendez-vous par toute la famille ?

— Je veux dire toute la famille au sens large. Quand je parle de “ma” famille, je ne parle pas uniquement de la petite famille Crane mais de cette grande et merveilleuse famille Martello qu’on nous envie.

— Vous me semblez un peu ironique.

— Un peu seulement. Sans doute aurais-je des réserves à faire, mais je sais que c’est vraiment une famille merveilleuse. Nous avons tous une chance extraordinaire. C’est l’expression que mon père utilisait toujours. Juste après la guerre, il a quitté l’armée pour aller à Oxford, et c’est là qu’il a rencontré Alan, le jour de son arrivée. Bien entendu, tout le monde a lu Le drain express, à présent, et nous savons à quoi nous attendre. Il est donc difficile d’imaginer ce que ça a dû être pour quelqu’un comme mon père – un garçon qui avait toujours été boursier, très intelligent, très timide – d’arriver à Oxford, effaré et tourneboulé, et puis d’y rencontrer le modèle de Billy Belton. Et si vous considérez l’effet qu’il a exercé sur les gens simplement comme héros du livre, imaginez-le en personne, incroyablement drôle, et dédaignant totalement ce que vous étiez censé respecter. Je pense qu’ils étaient pratiquement épris l’un de l’autre, en ce temps-là.

« Dans les deux ans qui ont suivi, Alan et mon père se sont tous deux mariés, et les deux familles n’en faisaient pour ainsi dire qu’une seule. Alan est devenu très riche quand Le drain express a connu cet immense succès et qu’on en a fait un film et ainsi de suite ; il a acheté la maison et le domaine du Shropshire. C’est là que nous passions toutes nos vacances. C’était le lieu idyllique par excellence, et, quand on amenait des gens, ils étaient éblouis par cette famille étonnante et ces quatre beaux garçons – et aussi la très jolie fille, bien sûr. C’était le centre de ma vie. Natalie était ma sœur et ma meilleure amie. Théo a été mon premier amour. Et il a paru tout naturel, dynastique en quelque sorte, que j’épouse Claude.

— Théo était-il l’aîné ?

— C’est Claude l’aîné, puis viennent Théo, Natalie, et Alfred et Jonah, les plus jeunes. Ils sont jumeaux.

— Comment ont-ils réagi quand vous vous êtes séparée de Claude ?

— C’est difficile à dire. L’un des objectifs du week-end où le corps de Natalie a été retrouvé était de montrer que je faisais toujours partie de la famille.

— C’était important pour vous, d’obtenir leur approbation ?

— Pas exactement leur “approbation”. Je ne voulais pas qu’on me perçoive comme celle qui fait éclater la famille.

— Vous a-t-on demandé pourquoi vous faisiez cela ?

— Pas vraiment.

— Eh bien, pourquoi l’avez-vous fait ?

— Figurez-vous que j’y réfléchissais tout en pédalant pour venir ici. Je savais que j’allais devoir produire une explication, et je n’y arrive pas. C’est curieux, non ? Me voilà, à quarante et un ans. Quand j’ai épousé Claude, j’avais vingt ans et j’étais encore étudiante. Et j’ai jeté tout ça à la poubelle. On m’a demandé pourquoi, bien sûr. Claude était effondré, mes fils bouleversés et furieux, et ils m’ont réclamé une explication claire et nette – pour pouvoir se raccrocher à quelque chose, je suppose – mais je n’ai pas pu leur en donner. Et ce n’est pas que j’aie eu quelque chose à cacher. Tout ce que j’aurais pu leur dire, c’est que je pense avoir agi à l’aveuglette et que, me réveillant d’un long sommeil, j’ai regardé autour de moi : Jerome et Robert sont grands, ils ont quitté la maison, et j’ai décidé qu’il fallait que je m’en aille. Je suis navrée que ce soit aussi long, et sans doute pas très compréhensible. »

Il y eut un long silence, et je me mis à pleurer. Je m’en voulais terriblement, mais je ne pouvais pas m’arrêter, et les larmes ruisselaient sur mes joues. Je fus surprise de sentir la main d’Alex sur mon épaule.

« Excusez-moi, balbutiai-je en reniflant pitoyablement. C’est juste que j’ai honte de ce que j’ai fait, et que maintenant je me sens faible et idiote. Pardonnez-moi. »

Alex traversa la pièce, et revint avec une poignée de mouchoirs en papier.

« Tenez », dit-il.

Je me mouchai et m’essuyai la figure. Alex me surprit en s’accroupissant devant moi au lieu de regagner son fauteuil. Maintenant que le rideau de larmes s’estompait devant mes yeux, j’observai qu’il me scrutait avec une extrême concentration.

« Je vais vous dire deux ou trois choses, dit-il. Vous savez déjà qu’il n’y a pas de mal à pleurer dans cette pièce. En fait, vous pouvez faire tout ce que vous voulez pourvu que ça ne tache pas le divan. Mais il y a quelque chose de plus important. Pendant tout le temps où vous viendrez parler avec moi, je m’efforcerai d’être aussi franc et aussi ouvert que possible avec vous. Je veux commencer par vous dire qu’à mon avis vous n’êtes pas faible du tout, et que vous ne devriez pas éprouver de remords sous prétexte que vous ne pouvez pas expliquer facilement pourquoi vous avez quitté votre mari. Ça demande du courage. En vérité, si vous me donniez une raison, notre premier objectif serait de nous en débarrasser pour voir ce qu’il y a derrière. Vous ne cherchez pas à esquiver, et c’est un signe positif. Alors, vous vous sentez mieux, maintenant ? »

Je m’assis pour me moucher, froissai le mouchoir en papier avec embarras et l’enfouis dans ma poche. J’acquiesçai. Alex me donna une petite tape rassurante sur l’épaule, et se mit à aller et venir dans la pièce, comme il avait l’habitude de le faire quand il réfléchissait intensément, je le comprenais maintenant. Ayant apparemment pris une décision, il se rassit dans son fauteuil.

« Je ne vais certainement pas commencer à vous fournir des réponses. Ça, c’est votre travail. Mon rôle, c’est de maintenir la direction générale dans laquelle nous devrions avancer. Si vous êtes mécontente des chemins dans lesquels je vous entraîne, ma foi, il faut le dire, mais j’aimerais que vous me fassiez confiance, si vous le pouvez. Ma première pensée, c’est que vous me dites que non seulement vous avez mis fin à votre mariage, mais que vous vous êtes coupée d’une partie importante de votre passé et de votre enfance. L’impulsion de bien des gens, dans une situation comme la vôtre, aurait été de fuir leur famille, et cela m’intéresse que votre instinct vous ait poussée à retourner chercher leur assentiment. J’ai l’impression que ce qu’il faut faire, ce n’est pas tant parler des détails de votre divorce mais presque nous en éloigner, pour revenir à cette famille. Êtes-vous d’accord ? »

Je reniflai une dernière fois. Je m’étais ressaisie et me sentais à nouveau capable de parler.

« Si c’est ce que vous pensez.

— Parce que, une des choses que je veux faire pour vous, Jane, c’est prendre les différentes forces qui vous accablent et vous en restituer le contrôle. Une façon d’y parvenir, c’est de chercher les motifs qui sont cachés en vous et voir si nous pouvons les reconnaître. Vous êtes venue me voir en disant que vous vouliez parler de votre divorce. C’est important, et nous en parlerons. Mais un problème fondamental consistera à déterminer ce que vous voulez vraiment, et j’aimerais vous suggérer quelque chose. Si votre meilleure amie, presque votre jumelle, a été découverte enterrée dans le sol, puis exhumée, et que vous, pour la première fois de votre vie, vous avez décidé de chercher de l’aide, de creuser votre propre passé, d’exhumer votre propre secret, ce n’est sans doute pas une coïncidence. Est-ce que cela vous paraît clair, Jane ? »

Au premier abord, j’étais surprise et un peu déconcertée.

« Je ne sais pas. Ce fut évidemment un choc terrible pour nous tous. Mais c’est juste un événement tragique extérieur. Je ne vois pas ce qu’on peut en dire de plus. »

Alex se montra calme et inflexible.

« Je m’intéresse aux mots que vous employez. Ce fut un choc pour “nous tous”. Et pourtant, c’était un événement “extérieur”. Était-ce vraiment extérieur ? Vous savez, je me dis parfois que les choses dont les gens ont le moins envie de parler constituent souvent les meilleurs points de départ. Votre divorce est une affaire d’opinion, d’émotion, d’attitude. La mort de Natalie est un fait. Sa découverte et son exhumation sont des faits. Je pense que c’est là que nous devrions commencer. »

J’avais toujours été réticente à l’égard du discours thérapeutique sur l’émotion et de sa méfiance envers la réalité des événements, mais le sens pratique d’Alex me plut beaucoup. J’étais conquise.

« Oui, je suis d’accord. Je pense que vous avez raison.

— Bien, Jane. Parlez-moi de la disparition de Natalie. »

Je me recouchai sur le divan. Je me demandais par où commencer.

« C’est affreux… ç’a été une tragédie horrible et le moindre détail devrait rester gravé dans ma mémoire, et pourtant ça me paraît très vague et très lointain. Il y a de cela un quart de siècle, après tout, pendant l’été 1969. Natalie a disparu juste après une grande fête au Domaine – chez les Martello, dans le Shropshire. Les vingt ans de mariage d’Alan et de Martha. Peut-être est-ce parce qu’il n’y a pas eu d’événement brutal, comme la découverte d’un corps ou un choc quelconque, pour en cristalliser le souvenir dans mon esprit. Ce que je me rappelle très vivement, c’est que la dernière fois que Natalie a été vue vivante, c’était par un homme du village, le lendemain de la fête. Je marquai une pause. Le plus étrange, c’est que j’étais là.

— Comment cela ?

— Eh bien, je n’étais pas exactement sur les lieux mêmes, bien sûr, mais j’étais tout près. Je devais être la personne la plus proche d’elle, à part l’homme qui l’a vue, et puis peut-être aussi la personne qui… enfin, vous savez.

— La personne qui a tué Natalie.

— Oui. Peut-être devrais-je vous décrire l’endroit. Je peux ?

— Bien sûr.

— Natalie a été vue pour la dernière fois près de la Col. C’est une sorte de petite rivière, ou de gros ruisseau, qui borde la propriété des Martello sur un côté. Il y a un sentier qui part du village de Westbury, franchit la Col, traverse la propriété d’Alan et Martha, et longe la maison. L’homme parcourait ce sentier pour livrer quelque chose au Domaine, ou pour y chercher quelque chose, au contraire, je ne me rappelle plus ; et il a vu Natalie sur le chemin, au pied de Cree’s Top. Il a même agité la main, mais elle ne l’a pas vu. C’est la dernière fois que quelqu’un a vu Natalie vivante.

— Et vous ? Où étiez-vous ?

— De l’autre côté de Cree’s Top. Vous allez croire que c’est le sommet d’une montagne ou quelque chose dans ce genre, mais en vérité c’est juste une petite butte que la rivière contourne. »

Je fermai les yeux.

« Je n’y suis pas retournée depuis ce jour-là, je n’ai jamais pu supporter l’idée, et je ne vais jamais dans cette partie-là de la propriété, mais je pourrais la représenter en grand détail. Si Natalie s’était éloignée du pont, sur ce sentier qui longe la rive sud de la Col, du côté d’Alan et Martha, elle aurait grimpé un chemin caillouteux et bordé d’arbres au sommet, et elle aurait pu me voir en contrebas, sur l’autre versant. Nous n’étions qu’à deux ou trois minutes de marche l’une de l’autre.

— Que faisiez-vous là ?

— C’est la seule chose dont j’ai un souvenir précis. Dans le moindre détail. J’étais une fille de seize ans à l’humeur changeante. Je ne pense pas que vous m’auriez trouvée très sympathique. J’étais un peu amoureuse et un peu solitaire, et cet été-là j’étais soit avec Natalie, mais pas autant qu’avant, soit avec Théo, soit toute seule. Ce jour-là, c’était le début de l’après-midi, et je me sentais d’humeur particulièrement sombre. J’ai donc emporté l’unique exemplaire des poèmes d’amour que j’avais écrits pendant l’été, et je suis descendue m’étendre au bord de la Col, contre un rocher du bord de l’eau, au pied de Cree’s Top. Je suis peut-être restée là deux heures, à relire mes poèmes et en écrire un autre. Et puis, sur un coup de tête, j’ai déchiré tous les poèmes du cahier, en les tordant l’un après l’autre pour les faire ressembler à de petits œillets blancs que j’ai lancés dans l’eau. Je les ai regardés s’éloigner et disparaître l’un après l’autre. Écoutez, je ne pense pas que ces évocations présentent le moindre intérêt.

— Je vous en prie, Jane. Faites-moi plaisir.

— Puisque vous y tenez. Le problème que j’ai avec cette façon de faire, ce qui me gêne, c’est que je me sens encouragée à donner libre cours à des émotions qui ne sont pas particulièrement valables ou positives, voire à les accentuer.

— Quelles émotions ?

— Je ne parle pas d’émotions en particulier. Mais prenons par exemple la situation que je viens de décrire. Pendant des années je me suis sentie terriblement coupable parce que j’aurais dû pouvoir empêcher ce qui s’est produit. J’étais si près que, si les choses avaient été un tout petit peu différentes, si j’avais décidé de monter au sommet de Cree’s Top, ce ne serait peut-être jamais arrivé, j’aurais peut-être pu sauver Natalie. En même temps, j’ai toujours su que c’était ridicule et qu’on pouvait raisonner ainsi pour à peu près n’importe quoi.

— Vous vous sentiez terriblement coupable.

— Oui.

— Bien, je pense que nous arrêterons ici. » Alex m’aida à me relever.

« Je trouve que vous vous êtes très bien débrouillée », dit-il.

Je me sentis rougir, comme quand on me félicitait à l’école, et cette susceptibilité me contraria un peu.