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On avait trouvé d’autres os au milieu des ossements. Natalie était enceinte quand on l’avait étranglée. La police en informa Alan et Martha, Alan appela ses fils, et Claude me téléphona la veille des obsèques. Tout d’abord, je n’arrivai pas à comprendre ce que sa voix apaisante m’annonçait. Comme toujours quand Claude prenait son air calme et professionnel, je commençais à parler à tort et à travers. Ma pensée s’échappait en questions décousues.

« Comment aurait-elle pu être enceinte ?

— C’est difficile pour nous tous, Jane.

— Qui aurait pu être le père ? »

L’impatience et la lassitude de Claude commencèrent à percer.

« Jane, je viens de l’apprendre, je n’en sais pas plus que toi.

— Les obsèques ne vont donc pas avoir lieu ?

— Si. La police nous a restitué la dépouille.

— Mais est-ce qu’il n’y a pas des examens qu’ils puissent faire ? Est-ce qu’ils ne peuvent pas identifier le père grâce à des tests d’ADN, enfin, tu vois ce que je veux dire ? Toi qui es médecin, tu dois bien savoir. »

Claude se décida pour une intonation pédagogique.

« Je suis sûr que les experts légistes ont prélevé des échantillons, Jane. Mais, d’après ce que je crois comprendre, l’identification par l’ADN ne sera pas possible. Je crois qu’il faut des échantillons de sang ou de fluides corporels.

— On ne peut pas prélever d’ADN dans les os ?

— Est-ce bien le moment, Jane ? Les cellules osseuses ont des noyaux, et contiennent donc de l’ADN, mais pour autant que je sache il se dégrade dans les squelettes et, si le corps a été enseveli dans la terre, les éléments d’ADN ne se contentent pas de s’émietter, ils deviennent aussi contaminés. Mais ce n’est pas mon domaine. Il faudra adresser tes questions aux autorités compétentes, comme on dit.

— Cela paraît désespéré, dis-je.

— La situation n’est pas fameuse. »

Enceinte. Une nausée m’envahit, et le pressentiment qui m’avait envahi petit à petit me serrait à présent le cœur comme un étau.

« Oh, mon Dieu. Claude, Claude. Qu’est-ce que nous allons faire ? » J’étais lourdement affalée dans le vieux fauteuil vert près du téléphone, et je me balançais légèrement d’avant en arrière.

« Qu’est-ce que nous allons faire ? rétorqua-t-il. Mais nous allons nous serrer les coudes en famille comme nous l’avons toujours fait, et nous allons passer le cap tous ensemble. Je sais que c’est dur pour nous tous, mais il faut que nous nous entraidions. Et ce sont Alan et Martha qui en souffrent le plus. C’est très important pour eux que tu sois aux obsèques demain. » Sa voix s’adoucit. « Ne nous laisse pas tomber, Janie. Nous sommes tous concernés par ce drame. Tu seras là demain, n’est-ce pas ?

— Oui. »

J’appelai Helen Auster sur sa ligne directe à Kirklow, mais elle était trop occupée pour me dire grand-chose. Elle m’annonça qu’elle viendrait à Londres dans quelques jours et que nous pourrions nous voir. De toute façon, qu’est-ce que j’aurais pu lui demander ?

 

Le cercueil était menu, et le ciel tout gris. Il n’y avait plus de feuilles aux arbres, mais des fleurs de couleurs vives ornaient les pierres tombales récentes, avec leur gravier vert synthétique et leurs inscriptions de cartes postales. Les belles vieilles plaques des tombes anciennes étaient nues. Je levai les yeux vers l’église. Roman nordique, me chuchota une voix à l’oreille. Claude, bien sûr. Si j’avais le temps après, me dit-il, il fallait que j’aille voir les fonts baptismaux normands. Heureusement, sa voix fut enfin noyée par les cloches.

Sa tombe était une plaie ouverte dans le sol. Bientôt, le coffret d’ossements y serait enfoui, puis on le recouvrirait de terre. Dans un an, l’herbe aurait poussé sur la cicatrice. Ce serait un endroit à visiter de temps en temps, pour y déposer des fleurs. Du houx à Noël, et des jonquilles et des branches fleuries au printemps. Par la suite, la tombe perdrait cet air neuf et livide. Elle se fondrait dans la mélancolie du paysage et les enfants joueraient à proximité. Le petit groupe des fidèles du dimanche passerait sans la remarquer. Un jour, il ne resterait plus personne pour venir se recueillir là où reposait Natalie. Des inconnus s’arrêteraient près de la pierre tombale et parcourraient du doigt les dates gravées, en disant : elle est morte jeune.

En voyant Martha, je crus que mon cœur allait éclater. Elle avait vieilli de dix ans en l’espace de quelques semaines. Son visage s’était recroquevillé de chagrin, et ses cheveux s’étaient décolorés au-delà du blanc. Très droite dans le vent glacé, elle ne pleurait pas. Je me demandai s’il lui restait encore des larmes. Elle ne croyait pas en Dieu, mais je savais qu’elle viendrait chaque semaine s’asseoir près du tombeau de son enfant. Pour la première fois, je m’interrogeai sur le nombre d’années qu’il lui restait à vivre. Elle m’avait toujours paru immortelle, et maintenant je la voyais frêle et usée. Alan aussi avait l’air ravagé. Il me semblait soudain plus petit, voûté dans son manteau, cramponné à sa canne. Les quatre fils se tenaient immobiles et droits, magnifiques dans leurs costumes sombres. Quant à nous – femmes et ex-femmes, petits-enfants et amis – nous nous tenions en retrait. Jerome (« J’ai un cours ») et Robert (« Nan, j’aime pas les enterrements ») n’étaient pas venus, mais Hana s’était présentée à l’improviste devant ma porte à sept heures du matin, vêtue d’une longue robe mauve. Elle tenait à la main un sandwich au jambon, une Thermos et un bouquet d’anémones qui semblaient des joyaux.

« Dites-le, si vous préférez que je ne vienne pas », annonça-t-elle d’emblée, mais c’était tout le contraire. J’étais contente de l’avoir près de moi, à me tenir la main, tandis que le froid lui rougissait le nez et que ses vêtements absurdes claquaient au vent. À quelques pas de nous, un homme d’une quarantaine d’années dont le visage m’était confusément familier – avec un long nez et un regard intense – se moucha bruyamment dans un grand mouchoir. Ce fut le seul bruit. Les oiseaux chantaient.

Dans l’air glacé, le vicaire prononça gauchement ses paroles de mort et de résurrection. Le cercueil, avec son double fardeau pitoyable, s’enfonça dans la fosse. Martha s’avança très lentement et laissa tomber une rose jaune. J’entendis un sanglot sourd derrière moi.

Personne d’autre n’émit le moindre son. Martha recula, et prit la main d’Alan ; sans un regard l’un vers l’autre, ils gardèrent les yeux fixés sur ce trou que l’on comblait en ce moment même. Claude s’avança avec un bouquet de fleurs, et l’un après l’autre nous le suivîmes. Bientôt la terre brute disparut sous un tas de couleurs vives. Une cicatrice voyante recouvrait la blessure de la famille.

 

À mes yeux douloureux, brûlants, le Domaine paraissait différent. Lorsque j’étais enfant, je pensais que c’était la maison la plus accueillante du monde. Je m’en souvenais comme d’un endroit où l’on rentrait après de longues promenades dans le crépuscule, pour découvrir la pierre éclatante, la lueur des fenêtres, la fumée de la cheminée, toute la promesse d’un intérieur chaleureux. Maintenant, je lui trouvais l’air abandonné. Les fenêtres étaient sombres, et la porte d’entrée cernée par les mauvaises herbes. Le saule pleureur du bord de l’allée paraissait froid, en broussaille.

Jane Martello, la cuisinière volante, avait apporté des meringues, des scones rebondis à manger avec du beurre et de la confiture de l’année précédente, et une génoise. La veille de l’enterrement, j’avais cuisiné jusqu’à une heure très avancée ; la cuisine embaumait l’extrait de vanille et le zeste de citron. Pendant que le gâteau gonflait dans le four, j’avais rappelé Claude.

« Qui sera là ?

— Je ne suis pas sûr, dit-il, et il cita quelques noms.

— Luke ! Luke sera là ?

— Voyons, Jane, pourquoi pas ? avait répliqué Claude avec un peu de mauvaise humeur et, en regardant la pendule de la cuisine, je m’étais rendu compte qu’il était minuit largement passé ; j’avais dû le réveiller.

— Mais c’était son petit ami. Natalie était enceinte, et Luke était son petit ami.

— Bonne nuit, Sherlock. À demain. »

En disposant mon repas froid sur la longue table en chêne de la cuisine du Domaine, je me rendis compte que l’homme qui s’était mouché au cimetière n’était autre que Luke. Il allait arriver dans quelques minutes avec les autres, et nous bavarderions poliment. Le chagrin aigu du bord de la tombe s’estomperait dans l’ennui d’une conversation morne autour de sandwichs. Nous aurions tous dû partir séparément, emporter notre douleur et notre effroi pour nous recueillir chacun seul. Je glissai les scones dans le four pour les réchauffer, et Hana arriva avec les meringues. Nous n’échangeâmes pas un mot : elle avait toujours su se taire.

« Jane, ma chérie. Hana. »

C’était Alan, mais un Alan sans emphase. Sa barbe semblait mal taillée, ou peut-être simplement hérissée. Je n’avais jamais permis à Claude de se laisser pousser la barbe.

« Martha est montée, mais elle va redescendre dans une minute. Que puis-je faire ?

— Rien, Alan. Rien.

— Dans ce cas, je… » Il ébaucha un vague geste, et sortit d’un pas lourd.

Je laissai Hana se débrouiller avec les assiettes, et sortis dans le jardin. Avant même que j’aie allumé une cigarette, mon haleine s’enroula dans l’air. Je voyais des groupes dispersés remonter l’allée. Je n’étais pas encore prête à les affronter, et je passai par l’autre barrière pour contourner la maison et les esquiver. Ma nourriture pouvait bien me remplacer pendant un petit moment.

 

« Alors, que fais-tu maintenant ? »

C’était précisément ce que j’avais craint. Je contemplais un homme respectable en costume sombre, mal repassé et pas très propre. Il le portait sans doute de temps en temps pour aller travailler. Mais ce que je voyais vraiment, c’était un garçon mince avec des lunettes rondes en métal et de longs cheveux bruns, qui embrassait Natalie, la dévorait, en lui caressant la nuque de ses deux mains tendres. Le petit copain de Natalie. Il parut déconcerté par la question.

« Je suis enseignant, dit-il. À Sparkhill. Au collège. »

Luke était grand et maigre. Il se penchait vers moi en parlant, et son long nez lui donnait l’air d’un oiseau triste. Mais l’œil était vif. Machinalement, je lui débitai ce que je débitais toujours aux enseignants, comme quoi ils exercent un métier extraordinaire, tellement enrichissant, etc. Du baratin.

« Je te donnerai notre adresse, dit-il. Et tu pourras écrire pour demander notre brochure. » Un pâle écho de sa causticité d’antan, mais le cœur n’y était pas. « Écoute, Jane, pouvons-nous parler ? »

Il m’empoigna par le coude et me guida parmi les groupes jusqu’à la porte.

« Voilà qui est mieux », chuchota-t-il hâtivement, comme s’il était pressé et qu’on eût risqué de nous entendre. Tout en parlant il regardait par-dessus mon épaule, comme font les gens dans les soirées quand ils cherchent quelqu’un de plus intéressant.

« J’ai appris – c’est Théo qui me l’a dit – que Natalie avait été assassinée. Tu parles d’une surprise ! Mais ensuite il m’a dit qu’elle était enceinte. Et là, je me suis rendu compte que je n’étais pas précisément bienvenu dans le cercle, après tant d’années. Martha n’a même pas pu me dire bonjour. Théo, les autres, ils pensent tous que c’était moi.

— Comment ça, ils pensent que c’était toi ? »

Je me sentis dure, impitoyable. Tous les angles de son visage s’affaissèrent, et il tira à nouveau son mouchoir. Il me revint un souvenir bref et abrupt – je le revis, tout jeune, secoué de sanglots – mais cela disparut aussitôt. Je songeai que, de tous les hommes dans la vie de Natalie, il était le seul que j’aie vu pleurer vraiment pour elle.

« Je l’aimais. Je sais que j’étais juste un adolescent idiot, mais je l’aimais. Elle était tellement adorable et tellement… tellement… brutale.

— Comment sais-tu que ce n’est pas de toi qu’elle était enceinte ? » demandai-je, retenant pour plus tard les adjectifs qu’il venait d’employer.

Il ne pleurait plus, à présent. Il me foudroyait du regard. « Nous n’avons rien fait, dit-il. Elle ne voulait pas. Il devait y avoir quelqu’un d’autre.

— Qui ? Quand ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Je te promets que j’ai essayé de tout envisager, absolument tout. Un jour, Dieu sait où, nous nous embrassions, ou plutôt, j’embrassais Natalie. Elle avait ce merveilleux duvet doré sur les joues, même dans le noir. Mes lèvres s’en souviennent encore. Et j’ai commencé à la toucher, à la caresser, mais elle m’a simplement repoussé en disant : “Tu n’es qu’un gamin, tu sais.” J’avais toute une année de plus qu’elle. Je n’en croyais pas mes oreilles, mais c’est le genre de choses qu’elle faisait. Tu le sais bien. Tu la connaissais mieux que personne. »

Je n’avais vraiment aucune envie de poursuivre cette conversation.

« Bon, alors pourquoi m’en parler ?

— Mais tu me crois, au moins ?

— Qui se soucie de ce que je crois ?

— Moi », dit Luke, puis il murmura quelque chose que je ne compris pas. Au prix d’un visible effort, il se ressaisit. « C’est donc ça ? Vous resserrez les rangs. Je vois bien que c’est plus simple, pour vous. »

Je me détournai et le plantai là.

« Vous cherchez à vous faciliter les choses », insista-t-il.

Je l’ignorai.