J’étais assise, et la mousse sèche du rocher me grattait l’arrondi du dos. Je savais que Cree’s Top était derrière moi. La rivière Col coulait sur ma gauche, reflétant le nuage gris ardoise qui avait obscurci le soleil. J’eus soudain froid, dans ma robe sans manches, et je serrai contre moi mes bras hérissés de chair de poule. Les petits morceaux de papiers n’étaient presque plus visibles sur la surface sombre de l’eau et, s’éloignant de moi, ils disparaissaient dans les ombres et les reflets bien avant d’avoir passé le tournant. Sur ma droite, les branches des ormes bruissaient et s’agitaient sous une soudaine bourrasque qui annonçait de la pluie.
Je me levai et me retournai, de manière à voir Cree’s Top de face et à suivre des yeux le sentier sinueux qui montait jusqu’au sommet. Ici et là des fourrés le cachaient, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans le crépuscule. Je m’y engageai d’un pas décidé. Chaque fois que je revenais à cette rivière et à cette colline qui me séparaient de Natalie, chaque chose me paraissait plus présente et plus vive. L’herbe était d’un vert plus riche, la rivière plus précise dans ses mouvements et son cours. Cette fois, les détails n’étaient pas seulement plus précis mais aussi plus durs. L’eau paraissait plus lourde et plus compacte, le chemin était plus raide sous mes pieds, les feuilles elles-mêmes ressemblaient à des lames capables de trancher les doigts qui s’en approcheraient.
C’était un paysage hostile, fermé, qui semblait répugner à livrer ses secrets. J’approchais du sommet de Cree’s Top, et j’avais l’impression presque palpable qu’il y aurait de l’autre côté quelque chose de déplaisant. C’était pour cela que le paysage s’était assombri. Mon corps, mon cerveau, s’affaissaient avec désespoir. Le voulais-je vraiment ? Il suffisait d’un moment de faiblesse. Je fis demi-tour et rebroussai chemin en courant, m’éloignant de ce qui pouvait m’attendre. N’y avait-il pas d’autres endroits où aller, dans ce paysage chéri de ma mémoire ? J’atteignis le pied de Cree’s Top et courus le long de la rivière. Je savais instinctivement que ce chemin m’éloignerait de la rivière et me ramènerait vers le Domaine, où je retrouverais ma famille telle qu’elle avait été : Théo, grand et saturnien ; Martha, brune et belle, rieuse, forte ; mon père, si beau, et espérant encore une vie qui fût accomplie. Il y aurait aussi les traces de cette merveilleuse garden-party.
Mais le chemin devenait vite méconnaissable, comme si j’avais franchi les limites du territoire permis. Les bois s’épaississaient, le ciel était caché, et je me retrouvai sur le divan d’Alex, le visage inondé de larmes brûlantes. Je dus m’asseoir et, avec un sentiment d’absurdité, me sécher le cou et les oreilles. Alex était debout près de moi, l’air inquiet. Je lui expliquai ce que j’avais tenté de faire, et il secoua la tête d’un air de reproche.
« Jane, vous n’êtes pas à Oz ou dans je ne sais quel parc de loisirs où l’on peut choisir la direction qu’on veut. C’est votre mémoire à vous, que vous explorez. Il faut vous laisser conduire là où elle vous entraîne. Ne sentez-vous donc pas que vous y êtes presque ? »
Alex Dermot-Brown n’était pas le genre de personne que j’aurais normalement considéré comme mon type. C’était un homme miteux qui vivait dans une maison miteuse. Son jean était usé aux genoux, son chandail bleu marine taché et constellé de pellicules, et il était clair que les seuls soins dont bénéficiaient jamais ses longs cheveux bouclés étaient les fréquentes occasions où il y passait les doigts, tout en parlant avec animation. Pourtant je m’étais attachée à lui, bien sûr, car c’était à lui que je m’étais confiée, et lui dont je quêtais l’approbation. Je reconnaissais tout cela. Mais maintenant, j’éprouvais une certaine exaltation à voir qu’il partageait mon excitation et mes espoirs quant à l’issue de ma recherche. Au même instant je ressentis un mouvement dans mon ventre, qui me rappela les premières contractions de la naissance de Jerome, ces petits avertissements de l’accouchement. J’allais bientôt devoir affronter quelque chose.
Un homme en complet gris et au crâne dégarni se leva. Il semblait être venu directement de son travail.
« Eh bien moi, j’ai quelque chose à dire. »
Tout le monde connaît ces réunions publiques, ou ces débats, où le président de séance demande qu’on pose des questions et que s’instaure un long silence gêné, quand personne n’ose rien dire et que cela devient embarrassant. Ça ne se passa pas du tout comme ça. Tout le monde avait quelque chose à dire, et ils essayaient presque tous de le dire en même temps.
Nous avions bien compris dès le début que les gens du quartier devraient être consultés, tout au moins de manière informelle, à propos de l’établissement du centre d’accueil. Il y avait eu une réunion de l’association des résidents de Grandison Road pour discuter de la question, et ils avaient réclamé une réunion publique avec les autorités responsables de ce centre. L’objet de cette réunion n’était pas très clair, aussi ne savait-on pas trop s’il fallait y donner suite, mais il fut décidé de l’organiser afin de ménager les susceptibilités. Chris Miller, du service d’urbanisme municipal, allait donc présider en tant que responsable du projet, et le Dr Chohan, psychiatre du service des consultations externes de l’hôpital St Christopher, serait là également, ainsi que Pauline Tindall du service social, et moi, que Chris avait invitée à la dernière minute.
J’acceptai à contrecœur, ne fût-ce que pour garder un œil sur les engagements financiers draconiens que Chris risquait de prendre, et qui seraient évidemment amputés sur mon budget. C’était un soir où j’avais prévu de prendre un verre avec Caspar. Je l’appelai pour annuler notre rendez-vous et m’excuser mais, quand je mentionnai ce que j’allais faire, il se montra très intéressé et il me demanda s’il ne pourrait pas assister à la réunion, mêlé au public. Il voulait me voir au travail, m’expliqua-t-il. Je lui répondis de ne pas se compliquer la vie, que ce n’était qu’une formalité.
« Ce ne sera pas du tout une formalité, dit-il. C’est de la vie personnelle de ces gens qu’il s’agit. Vous allez amener des fous dans le quartier où ils habitent. Vous ne pourriez rien faire de pire, à moins de construire un abattoir ou un laboratoire de vivisection. Je ne voudrais pas rater ça, Jane. Les réunions publiques de ce genre, c’est ce que les Anglais ont trouvé de mieux, maintenant, pour remplacer les combats d’ours ou les pendaisons publiques.
— Allons donc, Caspar, ce projet-là ne prête à aucune controverse.
— Nous verrons. Mais rappelez-moi de vous montrer une étude très intéressante qui a été faite à Yale, voici quelques années. Elle tend à montrer que, quand les gens ont pris un engagement public sur une position, les preuves contraires, même indiscutables, ne font que renforcer leur détermination.
— Que voulez-vous dire ?
— N’espérez convaincre personne par des arguments rationnels.
— Je n’ai pas besoin d’une étude de l’université de Yale pour savoir cela. Je vous verrai peut-être là-bas.
— Je serai sans doute perdu dans la foule mais, moi, je vous verrai. »
J’enchaînai mon vélo à un parcmètre, devant la salle polyvalente, juste cinq minutes avant l’heure prévue pour le début de la réunion. En entrant, je crus d’abord m’être trompée. Je m’étais attendue à voir quelques vieilles dames venues là pour meubler leur soirée. En fait, cela ressemblait plus à une grande braderie d’entrepôt ou à un meeting contre un nouvel impôt. Mais là-bas, à la tribune, je distinguai bel et bien Chris et le reste de l’équipe. Non seulement tous les sièges étaient pris, mais les allées étaient bondées, et je me frayai un chemin à grand-peine, en m’excusant abondamment, jusqu’à l’estrade où Chris, le visage enflammé, paraissait nerveux. Il n’arrêtait pas de tousser et de boire de l’eau. Comme je prenais place sur le siège en plastique qui m’était réservé, il se pencha et chuchota d’une voix rauque :
« Quel succès.
— Pourquoi ?
— Il y a la bande de Grandison Road, dit-il. Mais il y en a aussi beaucoup de Clarissa Road et de Pamela Road, et même de Lovelace Avenue.
— Pourquoi s’intéressent-ils à un tout petit centre ? » Chris haussa les épaules. Il regarda sa montre puis, après un signe de tête à Chohan et Tindall, il se leva et réclama le silence. Le brouhaha se réduisit à un léger murmure. Chris nous présenta tous, puis prononça quelques mots sur l’engagement de la municipalité à s’occuper plus efficacement de la collectivité par le biais de ce projet. On devait espérer que ce centre serait le premier d’une série dans ce quartier, et que ce serait un modèle d’humanité et de gestion dans le traitement des malades mentaux en réinsertion. Quelqu’un avait-il des questions à poser ? Une forêt de mains se leva, mais l’homme au crâne dégarni et en complet gris fut le plus hardi.
« Avant de poser une question, dit-il, je voudrais d’abord exprimer ce qui me semble être l’état d’esprit de cette réunion, à savoir que nous, résidents du quartier, sommes horrifiés de n’avoir pas été consultés sur l’installation de cette institution près de chez nous, qui a été entreprise d’une manière particulièrement inélégante et hypocrite. »
Chris tenta de protester, mais l’homme balaya ses protestations.
« M. Miller, laissez-moi parler. Vous avez dit ce que vous aviez à dire. Maintenant c’est à nous. »
C’était un discours plutôt qu’une question, mais il semblait en ressortir qu’il était de fort mauvais ton d’installer une institution psychiatrique dans un quartier d’habitation. Lorsqu’il eut terminé, Chris me prit complètement au dépourvu en se tournant vers moi pour me demander mon avis. Je bredouillai que ce centre n’était pas à proprement parler une institution. L’objectif avait été de concevoir une construction pour des gens qui, justement, n’avaient pas besoin d’être placés en institution. La seule surveillance nécessaire, dans certains cas, consisterait à vérifier qu’ils prenaient leurs médicaments. Toute l’idée, c’était précisément que ce centre serait une maison d’habitation parmi d’autres.
Une femme se leva et déclara qu’elle avait quatre enfants, âgés de sept, six, quatre et bientôt deux ans, et que c’était bien gentil de parler d’entraide et de soins communautaires, mais qu’elle avait ses enfants à protéger. Et d’ailleurs, il y avait l’école primaire de Richardson Road à deux rues de là. Les médecins pouvaient-ils absolument garantir que les malades du centre ne feraient courir aucun danger aux enfants du quartier ?
Le Dr Chohan tenta d’expliquer qu’il ne s’agissait pas de malades. C’étaient des gens sortis de l’hôpital, dans la même situation que quelqu’un qui se serait cassé la jambe. Et de même qu’après une fracture on pouvait avoir besoin de béquilles pendant quelques semaines, certains patients mentaux avaient besoin d’une légère surveillance. Les patients – les gens, rectifia-t-il – qui pouvaient risquer de constituer le moindre danger potentiel ne seraient pas orientés vers ce centre.
Mais cette histoire de médicaments ? Comment les médecins pouvaient-ils garantir que ces malades mentaux prendraient leurs médicaments ? Pauline affirma que c’était au cœur même du fonctionnement de ce système de centres d’accueil. Elle ajouta qu’elle comprenait les préoccupations au niveau local et qu’elles avaient été prises en compte dès la conception du projet. Les gens potentiellement dangereux (qui étaient fort peu nombreux) et les gens qui refusaient de prendre leurs médicaments ne seraient pas orientés vers un centre de ce type. Et c’est alors que Pauline commit ce qui, avec le recul, m’apparut comme l’erreur fatale. Elle conclut en disant qu’il ne fallait pas laisser des préjugés sans fondement influer sur la politique concernant les malades mentaux. Si c’était une tactique pour faire honte à l’assistance et l’amener à accepter notre position, l’effet fut immédiat – et désastreux.
Un homme se leva et déclara que tous ces arguments sur l’aspect médical étaient entendus, mais qu’il y avait aussi la question de la valeur immobilière du quartier. Il y avait des gens dans cette assemblée, dit-il, qui vivaient dans des maisons achetées grâce aux économies de toute une vie. Il y avait des gens chargés d’hypothèques qui venaient d’apercevoir les premiers signes de croissance sur le marché du logement. Pourquoi ces gens devraient-ils sacrifier leurs maisons à un nouveau dogme à la mode, inventé par des sociologues qui vivaient sûrement bien tranquilles à Hampstead ?
Chris, qui semblait parler en avalant sa langue, répondit qu’il avait espéré que les explications médicales auraient balayé les craintes de ce genre. Mais l’homme se releva. Toutes ces explications médicales étaient une foutue perte de temps, proclama-t-il. C’était facile, pour des gens qui n’habitaient pas là, d’évoquer de prétendues injustices sociales. Qu’elles soient vraies ou non, les acheteurs potentiels seraient rebutés.
Chris demanda naïvement comment on pouvait réfuter des objections de cet ordre, et l’homme répliqua en criant que les résidents se fichaient bien de voir réfuter des objections. Ils voulaient que le projet soit abandonné, voilà tout. Un homme séduisant en veste de tweed et chemise ouverte se leva alors. Mon Dieu. C’était Caspar.
« J’aimerais faire une observation, plutôt que poser une question, dit-il en clignant des yeux derrière ses lunettes cerclées de métal. Je me demande s’il ne conviendrait pas, pour les personnes présentes, d’imaginer plutôt, comme une sorte d’exercice de réflexion, qu’il s’agisse en fait d’un centre destiné à être construit dans une ville britannique complètement différente. Approuverions-nous ce projet s’il ne comportait pas d’enjeu personnel pour nous ?
— Vous, fermez-la, beugla le type des valeurs immobilières à un Caspar sidéré. Pourquoi croyez-vous que nous sommes là ? S’ils veulent construire des centres pour ces gens dont personne ne veut, pourquoi ne le font-ils pas sur un site industriel ou dans une usine désaffectée ?
— Et pourquoi pas dans un ancien asile de fous de l’époque victorienne ? » rétorqua Caspar.
« Est-ce qu’on n’est pas censé mettre de la viande crue sur des trucs pareils ? demanda Caspar. Ouille ! »
Il se crispa tandis que je lui tamponnais l’œil avec du coton.
« Il faut d’abord que je nettoie la plaie. De toute façon, je n’ai pas de viande crue. Tout ce que j’ai, ce sont des saucisses au congélateur.
— Nous pourrions les manger, suggéra Caspar, plein d’espoir ; puis il se contracta une nouvelle fois. Croyez-vous qu’il reste des fragments de verre dans la blessure ?
— Je ne le pense pas. Le verre s’est brisé en très peu de morceaux. C’est la monture qui vous a coupé. Et le coup de poing de ce type, bien sûr. Et puis-je dire une dernière fois que je suis vraiment très, très désolée de ce qui est arrivé ? Je considère que c’est entièrement ma faute.
— Pas entièrement. »
Nous étions revenus chez moi. Paul Stephen Avery, de Grandison Road, avait été emmené par deux policiers de stature imposante, et le meeting avait sombré dans la confusion. Caspar avait refusé qu’on lui prodigue les premiers soins, mais il s’était trouvé dans l’incapacité de prendre le volant pour rentrer chez lui, car ses lunettes étaient cassées. J’avais donc hissé mon vélo à l’arrière de sa voiture et je l’avais ramené chez moi, où j’avais insisté pour m’occuper de son œil.
« J’avais cru comprendre que vous ne croyiez pas aux débats intellectuels, observai-je tandis qu’il se contractait encore. Désolée, j’essaie de procéder aussi délicatement que possible.
— Théoriquement, je n’y crois pas. Je voulais juste vous voir en action, mais, pendant que ce type parlait, j’ai brusquement songé au modèle sur lequel se fondait la Théorie de la Justice de Rawl, et j’ai estimé de mon devoir d’intervenir. En un sens, ça a peut-être été salutaire. Vous savez, on rêve parfois que, si un linguiste philosophe s’était trouvé là à certains moments cruciaux de l’histoire pour s’assurer que la terminologie des parties en présence était cohérente, le monde serait sans doute devenu meilleur qu’il n’est. Et il n’est peut-être pas mauvais de recevoir de temps en temps un coup de poing dans la figure. Vous croyez que j’aurai un œil au beurre noir ?
— Sans aucun doute.
— Vous avez une glace ? »
Je tendis à Caspar un petit miroir que je rangeais dans mon armoire à pharmacie. Il s’examina d’un air impressionné.
« Stupéfiant. Dommage que je n’aie pas cours avant mardi. Ils auraient été épatés.
— Ne vous inquiétez pas. Cet œil au beurre noir va vieillir comme un bon vin. Il sera encore plus spectaculaire la semaine prochaine.
— Tant que cela n’effraie pas Fanny. Et à ce propos…
— Je vais vous déposer. Avec votre voiture. Ne vous en faites pas, j’ai laissé mon vélo dedans. »