La veille du procès, deux ou trois paparazzi qui rôdaient autour de chez moi m’avaient photographiée quand j’étais sortie pour acheter du lait. Je m’étais abrité le visage derrière les mains, tout en sachant de quoi j’aurais l’air dans les journaux du lendemain. J’imaginais déjà les légendes : « Le visage caché de l’accusatrice », « La belle-fille rebelle ».
En fait, je n’assistai pas au procès. Je savais que je serais convoquée le cas échéant. Le matin de l’audience, qui serait bouclée le soir même, je partis très tôt pour le bureau – avant sept heures – afin d’éviter tout contact avec la presse, mais un journaliste parvint tout de même à me coincer. « Vous allez au procès ? » cria-t-il, et je passai en poussant mon vélo, sans répondre.
En rentrant, je le vis sur le kiosque à journaux, en caractères énormes : « LE ROMANCIER AVOUE : J’AI TUÉ MA FILLE. » Je freinai brutalement, et j’achetai le Standard. Une ancienne photo d’Alan, très beau, dominait la une. La sueur m’inonda le front et ma respiration devint haletante, oppressée.
Je pédalai jusque chez moi, et tâtonnai frénétiquement pour ouvrir la porte. Un colis était enfoncé maladroitement dans la boîte à lettres, et je reconnus l’écriture de Paul. Ce devait être sa vidéo. Il ne manquait plus que ça.
La maison était glacée. J’allumai le chauffage avant son déclenchement normal et allai dans la cuisine. Je mis la bouilloire sur le feu et glissai deux tranches de pain dans le grille-pain. Le signal lumineux du répondeur m’annonçait des messages, mais je ne les écoutai pas. J’étais sûre que ce seraient des journalistes qui réclamaient mes commentaires. Le journal, toujours plié dans mon sac, m’attirait comme un aimant, mais, dans un premier temps, je résistai. J’étalai de la marmelade d’oranges amères (que Martha m’avait donnée l’année précédente) sur un toast et versai l’eau bouillante sur un sachet de thé. Je m’attablai sans ôter mon manteau et bus une première gorgée de thé insipide.
Mes yeux parcouraient nerveusement le texte, à l’affût des détails importants. Alan avait plaidé coupable, refusant de solliciter les circonstances atténuantes. Le ministère public avait brièvement exposé les faits (qui se composaient essentiellement de la lettre de Natalie, de la façon dont elle avait été découverte et de mes souvenirs), pour conclure que, à la lumière des rapports remis par les psychiatres, on ne voyait aucune raison de douter qu’Alan Martello fût sain d’esprit. Rien n’était dit quant à sa responsabilité dans la grossesse de Natalie. J’ignorais pourquoi. Avant la proclamation de la sentence par le juge, Alan n’avait fait qu’une déclaration : « J’expie un crime effroyable qui hante ma famille depuis vingt-cinq ans. » Il refusa d’expliquer cette phrase ou d’ajouter quoi que ce soit. Le juge décrivit le meurtre d’une fille par son père comme le crime le plus ignoble et le plus inhumain, et déclara qu’en refusant de reconnaître précisément ses actes et de coopérer pleinement avec la justice Alan n’avait fait qu’aggraver les choses. Il fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d’une peine incompressible de quinze ans.
Il y avait une grande photo des frères Martello, le visage sombre, tous présents au procès. Ils n’avaient pas voulu parler à la presse, et le Standard les qualifiait de « dignes, presque héroïques ». Claude, apparemment, avait soutenu Fred qui pleurait. Il y avait une photo plus petite de moi, la main levée devant la figure, et un portrait de Natalie que je n’avais jamais vu. Elle ne paraissait pas seize ans, et était d’une beauté assez banale. Rien de menaçant ni de sinistre sur ce visage. Un article s’étalait sur deux pages, sous le titre « Natalie : une courte vie brutalement interrompue ». Sous une photo un peu floue des sept Martello rassemblés et souriants, un bref article commençait ainsi : « Ils offraient l’image d’une famille tellement heureuse. » Il y avait un autre article sur l’enquête de police ; mon nom me sauta aux yeux dès le premier paragraphe, mais je ne lus pas cet article-là ; je ne pouvais pas.
Le téléphone sonna et je m’immobilisai, serrant ma tasse de thé tiède entre mes mains.
« Jane, c’est Kim. Viens, tu peux décrocher.
— Kim. »
Je crois que jamais je n’avais été aussi heureuse d’entendre une voix.
« Kim. Dieu merci, c’est toi.
— Écoute, nous parlerons plus tard. J’ai réservé une chambre pour nous deux dans un petit hôtel de Bishop’s Castle, à la frontière du pays de Galles. Je t’enlève pour le week-end. Peux-tu être prête à cinq heures et demie ? Je passerai te prendre. »
Je ne protestai pas.
« Qu’est-ce que je ferais sans toi, Kim ? Oui, je serai prête.
— Bien. Prends des chaussures de marche et beaucoup de vêtements chauds. À tout à l’heure. »
Je montai dans ma chambre en courant et jetai dans un sac fourre-tout des T-shirts à manches longues, des chandails et des chaussettes ; je repêchai au fond d’un placard mes grosses bottes, couvertes de boue séchée de l’année dernière, et ma cagoule, roulée en boule dans un coin.
Cinq heures moins le quart. Je pris une cigarette et j’allumai le petit téléviseur, au pied du lit. Alan me dévisageait encore, la figure mangée de barbe et l’œil farouche, avant que les caméras ne montrent le visage plein d’ardeur d’un journaliste absurdement jeune. « En prononçant la sentence, le juge a décrit le meurtre d’une fille par son père comme l’un des crimes les plus monstrueux, les plus inhumains, que l’on puisse imaginer… » Je me penchai, prise de panique, et glissai la vidéo de Paul dans le magnétoscope. Le jeune reporter disparut brusquement. Dans une volute de fumée, le Domaine apparut sur l’écran avec le générique en surimposition.
La réalisation de son film sur la famille m’avait paru tellement sporadique et ses choix si arbitraires que, même après en avoir vu la dernière scène, je m’attendais à quelque chose comme des souvenirs de vacances filmés au Caméscope. Rien de ce genre. En ouverture, Paul lisait un extrait de La ballade du garçon du Shropshire :
Sur mon cœur souffle un air qui tue
Surgi d’une terre lointaine.
Quelles sont ces collines bleues,
Ces clochers, ces fermes de mon souvenir ?
La caméra parcourait lentement le paysage du Shropshire autour du Domaine, squelettique dans sa parure d’hiver, mais toujours magnifique. Le soleil scintillait à travers les branches nues, et la vieille maison de pierre rosée trônait là, paisible et hospitalière. C’était la maison de mon enfance et le paysage de mon innocence perdue.
Médusée, je laissais ma cigarette brûler entre mes doigts en regardant Paul parler de façon intime à la caméra. La mémoire, disait-il, est intangible, et les souvenirs qu’on a de l’enfance, dont l’éclat illumine si fortement toute la vie adulte, sont séduisants et nostalgiques. Lorsque notre enfance est heureuse, l’âge adulte nous vient comme un exil : jamais nous ne pouvons revenir en arrière.
Musique, zoom sur la porte de la maison. Alan sortait. La cendre de ma cigarette tomba sur la couette, et je la brossai d’un doigt distrait. Il citait quelques vers de Wordsworth et parlait de l’amour. Il reconnaissait, en bon vieux provocateur d’antan, qu’il avait été un jeune homme révolté, qui méprisait le concept de famille et en démolissait les traces à grands coups de pied.
Mais il avait appris qu’ici – d’un geste ample, il désignait le Domaine – il pouvait être lui-même. Il évoquait la famille comme le lieu où l’on pouvait être le plus tourmenté, ou le plus serein. « Pour ma part, j’ai trouvé une sorte de paix », disait-il. Ainsi planté sur le seuil, il ressemblait à un sage patriarche produit en série et qu’on aurait pu acheter dans une boutique de souvenirs. Je regardais gesticuler ses larges mains, et je frémis. Martha, fine et déliée comme une branche d’arbre, franchissait la porte avec un panier et des sécateurs, souriait étrangement à la caméra et sortait du champ. La caméra se déplaçait de côté, pour se fixer sur l’endroit où avait été retrouvé le corps de Natalie. Paul énonçait les faits. Suivait une série de plans fixes de Natalie : bébé, toute petite, âgée de dix ans, adolescente ; toute seule, en famille. Puis sa tombe.
Claude apparut et, maintenant que j’étais son public, je voyais comme il était beau, comme il était grave. Tendue comme un ressort, je guettais le moment où il parlerait de moi et de l’échec de notre mariage, mais il se contenta de dire que « certaines choses n’avaient pas tourné comme il l’avait espéré ». Le spasme de compassion et d’amour qui me secoua me laissa en état de choc.
Un plan de Robert et Jerome jouant au Frisbee à Hampstead Heath. Si jeunes et insouciants. Puis Jerome évoquant avec une affectueuse raillerie l’obsession de la vieille génération concernant le passé. Alan encore, un verre de brandy à la main, dissertait sur le pouvoir du pardon. Théo comparait la famille à un logiciel informatique.
Moi, c’était moi, toute rouge dans ma cuisine. Oh, mon Dieu, Noël – mais le Noël que je regardais en attendant Kim n’était que liesse et hilarité : la télévision explosait littéralement de rire ; je souriais beaucoup en passant le vin à la ronde (avais-je donc tant souri ce soir-là ? Je ne m’en souvenais plus). Erica et Kim ressemblaient à deux extravagants oiseaux de paradis, dans leurs tenues de soirée violet et jaune. Papa incarnait le Vieux Monsieur Distingué, et mes fils la Fraîcheur de la Jeunesse. Le pouvoir du montage – découper des images pour métamorphoser le traumatisme collectif en beuverie solidaire et chaleureuse.
Je fumai la dernière cigarette du paquet. Tout en étant révoltée par le message du film, désormais réduit en miettes par les aveux d’Alan, j’étais à demi séduite par son insistance mélancolique sur le passé représenté comme un havre d’innocence et de joie, comme le paradis perdu de chacun. La musique, la verdure hivernale du Shropshire, les visages qui allaient et venaient sur l’écran de télévision, et qui m’étaient aussi familiers que le dos de ma main, la manière dont Paul, Dieu sait comment, avait amené les plus récalcitrants de ses interviewés à s’exprimer avec une sorte de concentration intérieure qui leur donnait l’air de découvrir pour la première fois des vérités sur eux-mêmes – tout cela m’emplissait d’une riche tristesse.
Le film approchait de sa fin, à présent. Paul longeait la Col, les mains dans les poches. L’eau brune était gonflée par les pluies récentes. Il s’arrêtait et se tournait vers la caméra, en tendant les mains dans un geste d’offrande. Mon Dieu, encore de la poésie :
Voici le pays de la joie perdue
Il brille simple et beau
Et je vois se dérouler la route heureuse
Que mes pas ne fouleront plus.
Je commençais à m’embrouiller. Ce documentaire cherchait-il à prouver qu’il était effectivement possible de retourner chez soi ou alors le contraire ? Mais Paul parlait encore. « La famille, disait-il, Alan Martello l’appelle tourment et paix. Jane Martello, ma sœur, dit que c’est là qu’on donne le meilleur et le pire de soi-même. » Oh, mon Dieu… « Erica, ma femme, la qualifie de havre et de prison – on peut toujours y retourner mais, si loin qu’on s’en aille, jamais on ne peut y échapper. »
Sur quel cracker de Noël avait-elle bien pu lire ça ? Paul souriait avec toute la sagesse de l’humanité et reprenait sa marche, pour cette séquence finale que j’avais déjà vue, achevant un panorama complet jusqu’à la maison et l’endroit où le corps avait été découvert.
J’éteignis le téléviseur, en me jurant de le vendre. Ou peut-être qu’un drogué s’introduirait dans la maison et le volerait pendant que je serais partie avec Kim. Il était presque cinq heures et demie. Je bouclai mon sac puis, mue par une soudaine impulsion, je le rouvris et y fourrai le journal de mon enfance. Je composai rapidement le numéro de Paul, et tombai sur le répondeur. Après le bip, je laissai un message :
« Paul, c’est moi, Jane. Je viens de regarder ton film. C’est très impressionnant – honnêtement, et malgré tout ce qui est arrivé, il tient bien la route. Je pars avec Kim pour le week-end, mais je t’appellerai dès mon retour. Bravo. » J’allais raccrocher, quand une pensée me vint à l’esprit. « Oh, Paul, pourrais-tu me dire juste une chose : de quel côté de la Col marchais-tu, à la fin ? »
Comme je reposais le combiné, j’entendis le klaxon de Kim. J’enfilai mon blouson en cuir, j’attrapai mon sac et je m’élançai dehors.
River Arms était une petite auberge blanche aux plafonds bas avec des poutres, et il flambait un grand feu dans la cheminée du bar. Nous avions une chambre double, avec une salle de bains. Kim disait que par la fenêtre, en nous réveillant, nous pourrions voir la rivière et les montagnes. Pour le moment, c’était le crépuscule et il pleuvait. Je m’assis sur mon lit, trop fatiguée pour bouger.
« Il est neuf heures, dit Kim. Que dirais-tu de prendre un bain et de me rejoindre au bar dans une demi-heure ? Ils cuisinent à merveille, ici, mais pour ça il faudra attendre demain. Ce soir, mangeons plutôt quelque chose de simple au coin du feu.
— Très bien. » Je bâillai et me levai. « D’où connais-tu cet endroit ? »
Kim se mit à rire. « Mon passé romantique. C’est utile, parfois. »
Je pris un long bain chaud, avec toutes les mousses et les gels de bain. Je me lavai les cheveux, puis je revêtis un caleçon et une ample chemise d’homme. En bas, Kim avait commandé deux grands gin tonics, et elle s’était débrouillée pour nous trouver une place devant la cheminée. Elle leva son verre et le fit tinter contre le mien.
« À des temps meilleurs », dit-elle. Mes yeux s’emplirent de larmes, et je bus une longue gorgée.
« J’ai commandé le repas aussi, reprit Kim. Des sandwichs au rosbif et une bouteille de vin. Ça te va ? »
J’acquiesçai ; j’étais bien contente, ce soir, d’avoir quelqu’un pour prendre les décisions à ma place.
« Demain, nous pourrions faire une grande promenade, là-haut, histoire de nous en mettre plein les poumons et plein la vue. S’il ne pleut pas. J’ai apporté des cartes d’état-major ; nous pourrons les regarder en prenant le petit déjeuner. »
Nous bûmes tranquillement sans rien dire pendant un moment. Il n’y a pas beaucoup de gens avec qui l’on puisse être bien sans parler. Puis Kim me demanda :
« Ç’a été pire que tu ne l’imaginais ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que j’imaginais. Mais c’était assez moche. »
Les sandwichs arrivèrent : de fines tranches de rosbif saignant, avec de la sauce au raifort sur le côté ; et une bouteille de vin rouge suffisamment riche et velouté pour me plonger dans une torpeur sereine.
« Pourquoi avez-vous rompu, Andréas et toi ? Vous aviez l’air tellement heureux ensemble.
— Nous l’étions. Enfin, je croyais que nous l’étions. »
Kim ouvrit son pain et étala soigneusement du raifort sur la viande.
« Il me demandait où j’avais envie d’aller pour nos prochaines vacances d’été, il parlait du genre de maison où nous vivrions ensemble, et puis brusquement il m’a annoncé que son ancienne petite amie et lui avaient décidé de se remettre ensemble. Au revoir et merci, je ne t’oublierai jamais, tu es formidable, et toutes les conneries habituelles. » Elle remplit à nouveau nos verres. « J’étais trop vieille. Je ne peux plus avoir d’enfants. J’ai un passé, mais plus d’avenir. » Elle leva une nouvelle fois son verre : « À la vieillesse indigne. »
Je me penchai et l’embrassai.
« Il est fou. Il ne connaissait pas son bonheur. »
Kim grimaça un sourire.
« La vie nous réserve bien des surprises, non ? Quand nous étions ensemble à l’université, si tu m’avais demandé ce que j’attendais de la vie, je t’aurais dit que je voulais tout : un homme pour la vie, des enfants, plein d’enfants, un métier, des amis. J’ai les amis et le métier, mais finalement le métier ne compte pas beaucoup. Je pourrais le faire les yeux fermés. Par contre, je n’ai pas l’impression d’être très douée question homme pour la vie. Et je n’aurai jamais d’enfants. »
Que pouvais-je répondre ? « La vie est cruelle. Autrefois, je croyais qu’on se créait soi-même sa chance, mais c’est bien une pensée de jeunesse, tu ne trouves pas ? Tu es belle, drôle, chaleureuse – et seule. Et regarde-moi. J’ai toujours eu plus ou moins ce que je voulais, et brusquement je vis un cauchemar. En tout cas – j’étais un peu ivre, à présent, et j’avais le chagrin batailleur –, entre nous c’est à la vie à la mort. » Cette fois, je levai mon verre. « À nous.
— À nous. Je suis bourrée. »
Nous nous jetâmes voracement sur nos sandwichs.
« Savais-tu, repris-je au bout d’un moment, que nous sommes tout près du Domaine ?
— Pour être franche, je le savais, oui. C’est un problème ?
— Pas exactement, non. Tu veux dire que tu as choisi cet endroit parce qu’il est à côté du Domaine ?
— Plus ou moins. Je trouvais que c’était un endroit très agréable, et je me suis dit que tu aurais peut-être envie d’y retourner. Pour enterrer quelques fantômes. Sinon, ça risque de finir par te bloquer complètement. »
Je la dévisageai avec effarement.
« Kim, tu es stupéfiante. Depuis que nous sommes arrivées ici, je me dis qu’il faut absolument que j’y aille. Il faut que je retourne là où ça s’est passé, pas juste à la maison, mais sur la colline. Je ne peux pas t’expliquer, mais j’ai le sentiment que cette histoire ne sera pas terminée tant que je n’aurai pas revisité les lieux. J’y suis retournée si souvent dans mon souvenir ; si je ferme les yeux, je peux décrire l’endroit centimètre par centimètre, chaque fossé, chaque arbre. Mais je n’y suis jamais, jamais retournée en personne – pas depuis la disparition de Natalie. Pour moi, c’est devenu comme une zone interdite. Bon, maintenant je sais pourquoi, bien sûr, mais je sais aussi que je ne peux pas échapper à ce que j’ai fait, alors il faut que je le prenne à bras-le-corps. Que j’y retourne une bonne fois pour toutes, en somme. Tu vois ce que je veux dire, non ? »
Kim acquiesça et vida le fond de la bouteille dans nos deux verres.
« Certainement. Si j’étais à ta place, je crois que j’éprouverais la même chose. » Je voulus parler, mais elle m’arrêta. « Comme je ne suis pas à ta place, j’irai faire une grande promenade, demain, en attendant ton retour. »
Nous sombrâmes une fois de plus dans le silence, les yeux rivés sur les flammes, abruties de vin et de fatigue.
« À quoi penses-tu ? demanda Kim.
— Ce n’était pas le Jeu de la mémoire, tu sais.
— Quoi ?
— Ce jeu auquel nous avons joué le soir de Noël, en essayant de nous rappeler les objets disposés sur le plateau. Ce n’est pas le Jeu de la mémoire mais le jeu de Kim.
— Mon jeu ? Mais de quoi parles-tu ?
— J’ai trouvé un exemplaire de Kim, tu sais, le roman de Kipling, dans une malle pleine de vieilles affaires que j’avais au Domaine et que Claude m’a rapportée. Je l’ai feuilleté ; quand Kim se prépare à devenir espion, il apprend à développer sa mémoire en mémorisant des séries d’objets rassemblés au hasard et qui sont cachés. Le jeu de Kim.
— Tu mérites encore un verre de vin, Jane, dit Kim en souriant.
— Le Jeu de la mémoire, c’est celui où toutes les cartes sont retournées, et tu essaies de retrouver les paires. Je ne sais pas comment j’ai pu oublier ça.
— Je te pardonne, dit-elle. Viens. C’est l’heure d’aller nous coucher. »