Je voyais ma vie glisser – presque agréablement – vers une routine. Les séances avec Alex Dermot-Brown, qui m’étaient devenues aussi régulières et naturelles que dormir et manger, constituaient les berges solides entre lesquelles coulaient les rendez-vous, les obligations et les habitudes. Les trajets matinaux à vélo le long du canal, les zigzags au milieu du marché jusqu’à sa maison, étaient désormais automatiques. Les visites s’accumulaient dans ma mémoire et s’y mélangeaient agréablement.
Séance après séance, je me frayais un chemin dans tout ce qui, à mes yeux, composait ma vie. Je parlais de mon adolescence, de Paul et de mes parents, mais le récit, bien sûr, revenait sans cesse aux Martello, presque comme si les Martello avaient constitué toute mon histoire. Ils paraissaient toujours figurer au cœur de tout ce que j’avais vécu de plus beau. Je décrivis à Alex les jeux d’été de mon enfance. D’autres gens gardent une vision nostalgique, mythifiée même, de leurs premières années : mais notre enfance commune avait réellement été enchantée. Je parlai de mon intimité avec Natalie et Théo, et beaucoup de Claude aussi, comme pour reconstruire notre relation dans mon esprit, peut-être pour pouvoir justifier ma décision de l’avoir quitté.
C’était difficile à raconter comme une histoire, car notre mariage ne s’était pas tant brisé qu’évanoui. Je ne parvenais pas à mettre le doigt sur une raison indéniable qui pourrait expliquer cette dissolution. Il n’y avait pas eu d’infidélité, ni certainement aucune violence, ni même la moindre négligence visible. Ce n’était pas le style de Claude. Et d’ailleurs je l’admirais plus que jamais. À mesure que je le transformais en mots dans le bureau d’Alex, je me sentais en danger de le faire paraître presque irrésistible, et de me convaincre de défaire ce que j’avais accompli.
Claude avait environ trente-cinq ans lorsqu’on l’avait nommé médecin consultant à St David’s, et il s’était révélé merveilleux dans ses nouvelles responsabilités, en particulier dans l’approche collective du travail. Vraiment merveilleux. Exception faite de la chirurgie, la gynécologie est historiquement le secteur médical le plus dominé par les hommes, et Claude et moi avions toujours eu des conflits étouffés à ce propos. Mais, et il le savait même s’il ne le dit jamais, il n’aurait rien pu entreprendre en tant que chef de service, sinon des gestes futiles. Il y aurait sabordé sa carrière. Les médecins qui soulèvent des lièvres quand ils sont jeunes sont ceux qui ratent les promotions. Pourtant, lorsqu’il devint médecin consultant, tout cela changea. Bien entendu, s’agissant de Claude, tout se déroula de manière austère et peu spectaculaire, et il fallut très longtemps, en particulier, avant que ses adversaires comprennent ce qui se passait. Car Claude avait entrepris d’instituer une commission sur le rôle des femmes gynécologues dans la profession. Lorsque les gens comprirent de quoi il s’agissait, ce fut une véritable tempête. Il y eut un procès, un éditorial incendiaire dans le Daily Telegraph ou je ne sais plus où, mais Claude était parfaitement de taille à vaincre.
Lorsque nous étions enfants, c’était toujours Claude qui savait quel fil était relié à quelle prise, à quelle heure partait le dernier train, et toutes les choses dont personne ne prenait la peine de s’informer. À l’hôpital, il manifestait la même attention aux détails. Les autres faisaient du raffut tandis que Claude parlait peu, mais au moment crucial on découvrait toujours qu’il avait déjà parlé aux principaux membres de la commission, ou qu’il avait fait établir un ordre du jour irrévocable suivant quelque règle obscure que personne ne connaissait. Le résultat est que, au cours des sept dernières années, tous les rendez-vous gynécologiques de St David’s sans exception ont été affectés à des femmes. C’était un héros, et un héros qui voyait loin en plus, parce qu’il avait saisi une tendance à ses tout débuts. Il avait mis le wagon en marche avant de sauter dans le train de la réussite.
Le plus curieux, c’est que jamais Claude n’est venu claironner : « Je te l’avais dit. » Il ne m’a jamais expliqué qu’il avait gardé sa poudre au sec pendant toutes ces années afin de pouvoir s’en servir le moment venu. J’aurais préféré qu’il le fasse, mais il a toujours procédé avec rationalité et modestie quand il s’agissait de ses exploits. Il affirmait que la gynécologie avait gaspillé ses ressources et qu’il n’avait en tête que l’efficacité. D’ailleurs, ajoutait-il, aux termes du nouveau système contractuel, les femmes gynécologues étaient plus coopératives et plus souples. Peut-être Claude est-il de ces gens qui accomplissent de grandes réformes, un conservateur instinctif qui accepte le changement afin de préserver l’ancien système au maximum. Mais, le soir, il y avait très peu de différence à l’œil nu entre le Claude qui avait, contre toute probabilité, fait basculer un service entier dans son sens, et un Claude qui aurait échoué. Ce détachement lui servit admirablement au fil des ans, mais j’en étais arrivée à le détester.
Les triomphes de Claude comptaient pour beaucoup dans la façon dont j’analysais mes sentiments à son égard. Si je n’éprouvais rien pour lui après tout ce qu’il avait accompli, raisonnais-je, c’est que notre mariage devait être sérieusement en difficulté. Comment un mariage tourne-t-il mal ? J’aurais presque souhaité pouvoir dire que je l’avais surpris au lit avec sa secrétaire ou une des collaboratrices qui l’idolâtraient. Mais Claude n’aurait jamais pu me tromper et je savais qu’il me resterait fidèle jusqu’à ce que la mort nous sépare, ne fût-ce que parce qu’il avait signé devant témoins un document à cet effet, le 28 mai 1973. C’était juste une accumulation de petites choses, et une absence d’autres détails.
Et puis le sexe aussi, bien sûr. Voir à : « absence de ». Au début de notre mariage, nous avions eu une vie sexuelle passionnée, et Claude n’y manquait ni de talent ni d’élégance. Je ne parle pas juste de manipulation tactile. Il semblait avoir parfaitement compris le pourquoi du comment. Plus qu’aucun autre homme avec qui j’aie jamais couché (un nombre assez limité, qu’on pourrait compter sur les doigts des deux mains), Claude voyait le sexe non comme une impulsion mais comme quelque chose qui avait à voir avec l’affection, l’amitié, l’humour, la tendresse, la considération. J’adorais ça, et je l’adorais lui.
Pendant la majeure partie de mon adolescence, Claude avait été ce que Jerome et Robert appelaient une tête de nœud. Il avait commencé à porter des lunettes vers l’âge de trois ans et il faisait toujours très sérieux, sans rien de ce charisme que Théo puis les jumeaux possédaient tout naturellement. Il était travailleur et obstiné, mais jamais brillant. Puis, pendant l’horrible année qui avait suivi la disparition de Natalie, quand il semblait que la famille Martello se décomposait dans le chagrin, nous nous étions rapprochés. C’était encore de sa part le fruit d’une détermination farouche. Claude avait décidé de me charmer et ses efforts étaient bien visibles, mais il y parvint. Aimer quelqu’un peut être l’un des meilleurs moyens de s’en faire aimer, mais cela peut tout aussi bien produire l’effet inverse. Claude s’y prit juste comme il fallait. Pendant longtemps cela n’eut rien de sexuel. Je sortais avec des garçons, et Claude devint un bon copain. Lorsqu’il partit étudier la médecine, nous prîmes l’habitude de nous écrire, de longues lettres riches, et je fus bien surprise de m’apercevoir que je lui disais des choses que je cachais aux autres. Nous n’exigions rien l’un de l’autre, nous ne cherchions pas à nous épater, et c’est au cours de ma première année d’université que je compris avec effarement qu’il était mon meilleur ami. Il commençait à sortir avec une fille qui s’appelait Carol Arnott – sa première vraie petite amie, me confia-t-il, mais sans le révéler à personne d’autre – et je fus tout étonnée de me découvrir un peu jalouse.
C’était en 1971, et je m’en souviens surtout à cause des vêtements : pantalons de velours froissés, amples blouses campagnardes aux poignets resserrés comme au temps des ménestrels, nuances de violet que je n’allais ensuite plus oser porter jusqu’aux années quatre-vingt-dix. J’avais dix-huit ans, Claude vingt. Et je décidai froidement de le voler à la pauvre Carol, ce que je parvins à accomplir sans la moindre difficulté. Notre première nuit ensemble se déroula dans le lit le plus étroit qu’on puisse imaginer, dans un studio de Finsbury Park que Claude partageait avec deux autres étudiants en médecine. Tout sembla par la suite se dérouler le plus naturellement du monde, et nous décidâmes de nous marier, ce que nous fîmes à la fin de ma deuxième année. Je me demande si nous avions l’impression de guérir la cassure de la famille. En 1975, Jerome et Robert étaient déjà nés et, bien qu’encore enfants nous-mêmes, il nous fallut être assez adultes pour jongler entre les enfants, nos études et notre carrière. Avec le recul, je revois vingt ans de frénésie et de panique. Le point culminant en fut un après-midi d’automne où nous accompagnâmes Robert faire son entrée dans la vie universitaire. J’eus alors enfin un moment pour réfléchir, et la première chose qui me vint à l’esprit fut l’absolue conviction qu’il fallait que je quitte Claude. Sans discussion, sans consulter de conseiller matrimonial, sans séparation d’essai, juste une ligne tracée sous ma vie.
Et voilà. Voilà ce que je présentai à Alex. Telle était la situation dans laquelle je me trouvais, stupéfaite, en larmes, dépassée. Qu’allait-il en penser ? Même si je voulais m’en empêcher, je me surprenais déjà à me préoccuper de ce qu’il pensait de mes paroles. Peut-être essayais-je même de lui faire de l’effet. Je commençais à m’intéresser à sa vie. Je remarquais ses vêtements, les différences d’un jour à l’autre. J’aimais les lunettes à monture métallique qu’il portait quelquefois, toujours d’un air décontracté, comme s’il les avait attrapées à la va-vite, et les longs cheveux qu’il repoussait constamment avec ses mains. Il lui arrivait d’être sévère avec moi. Et il me surprit en désapprouvant mon travail de détective.
« Je croyais que vous vouliez me voir affronter les faits, protestai-je, un peu offensée.
— C’est vrai, mais les faits qui nous intéressent en ce moment sont ceux qui se trouvent dans votre tête. Et il y a là bien assez de travail, du travail difficile. Il nous faut distinguer entre les choses que vous me dites et qui sont vraies, et celles qui ne le sont pas. Et puis il y a les choses qui sont à la fois vraies et fausses et que vous me cachez. Là, ce sera plus difficile.
— Il n’y a rien dans ce que je vous dis qui ne soit pas vrai. De quoi parlez-vous ?
— Je parle de toutes ces histoires d’enfance enchantée. Écoutez, Jane, je vous ai dit au début que je m’efforcerais de vous dire franchement ce que je pense, alors je devrais peut-être vous expliquer un peu ce que je ressens en ce moment. »
Alex se tut pour réfléchir. Il donnait toujours l’impression de méditer très longtemps avant de parler, au contraire de moi qui bavardais éperdument. Avec lui, penser ressemblait presque à une affaire d’ingénierie, de compétence pratique.
« Vous me racontez deux choses contradictoires, Jane. Vous vous accrochez à l’enfance heureuse comme si c’était un talisman contre quelque chose. Et en même temps vous parlez de ce corps qui a été enterré au beau milieu de tout ça. Bien sûr, je pourrais tout simplement affirmer que les deux choses sont indépendantes. Quelqu’un peut venir de l’extérieur pour assassiner un membre de la plus heureuse des familles. Mais ce n’est pas ce que vous me dites. C’est vous qui insistez sur l’idée que la chose est impossible.
— Où voulez-vous en venir, Alex ? Que voulez-vous que je fasse ?
— Vous essayez de soulever deux poids énormes, et vous ne pourrez pas y arriver. Il faut que vous en lâchiez un des deux, Jane, et que vous en affrontiez les conséquences. Il faut que vous réfléchissiez à votre famille. »
C’était l’un de ces moments, au cours des séances, où je me sentais comme une bête traquée. J’allais me trouver un semblant de couverture quelque part et me croire en sécurité, et puis Alex me débusquait et m’acculait à nouveau en terrain découvert. Je décrivis l’image à Alex, et cela le fit beaucoup rire.
« Je ne suis pas sûr d’aimer l’idée que vous êtes un superbe renard, et moi un châtelain cruel et rougeaud sur son cheval. Mais si c’est le prix à payer pour vous empêcher de vous réfugier dans un faux paradis, je crois que je pourrai le supporter. Et maintenant, à vous. Même si ce n’est qu’une expérience, Jane, je veux que vous vous débarrassiez de tous ces fantasmes concernant votre famille. Commencez à la considérer comme une famille où un meurtre pourrait avoir lieu, et voyons où cela nous mène.
— De quoi parlez-vous ? Qu’entendez-vous par “une famille où un meurtre pourrait avoir lieu” ? »
Quand il me répondit, je décelai un ton plus dur, que je ne lui avais jamais entendu.
« Je vous ai écoutée, Jane. Vous devez assumer la responsabilité de ce que vous me dites.
— Je n’ai jamais parlé de meurtre dans la famille. » Un goût âcre, ignoble, m’envahit le fond de la bouche.
Alex resta ferme.
« C’est vous, pas moi, qui avez parlé de l’étrangeté du lieu où le corps de Natalie a été découvert.
— Oui, eh bien, c’était un lieu étrange, non ?
— Et ça voulait dire quoi, si vous n’impliquiez pas votre famille d’une manière ou d’une autre ?
— Mais je n’impliquais personne.
— Bon, calmez-vous.
— Je suis parfaitement calme.
— Non, ce que je veux dire, c’est que même si l’idée vous cause un choc, vous devriez la traiter comme une expérience.
— Comment ça, une expérience ?
— C’est simple, Jane. Parfois, en thérapie, les idées peuvent être traitées comme des hypothèses. Imaginez, si vous le pouvez, que vous n’êtes pas issue de cette famille extraordinairement parfaite, admirée et enviée de tous. Imaginez que ce soit une famille dangereuse. »
Avais-je souhaité qu’Alex me dise cela, qu’il le dise pour moi ? J’ébauchai une faible protestation, mais Alex m’interrompit.
« Je ne vous demande pas de porter des accusations ni de vous montrer déloyale. C’est juste une façon de vous réorienter, de vous accorder une liberté nouvelle. »
C’était un de ces moments où je mourais d’envie de fumer pour pouvoir mieux réfléchir. Au lieu de cela, je racontai à Alex ma soirée à l’ICA et le comportement d’Alan, cette colossale, honteuse et déchirante abomination. Quand on est la belle-fille d’Alan Martello, la moitié du chemin est déjà fait. Il est célèbre depuis qu’il a vingt ans et, indépendamment de ses propres efforts, il est resté une sorte de symbole flottant. Il avait naguère représenté un radicalisme de jeunesse, désormais remplacé par un anarchisme conservateur tout aussi curieux. Il avait été, à tour de rôle – parfois simultanément –, un peu nationaliste, satirique, engagé dans la lutte des classes, libérateur, réactionnaire, iconoclaste professionnel, conformiste, rebelle, raseur et sexiste profiteur. Je me demande parfois ce que je penserais de lui si je le rencontrais pour la première fois, mais je l’ai toujours adoré d’une manière très contradictoire. Je l’ai vu se mettre dans les situations les plus indéfendables, j’ai entendu parler de comportements que je déplorais totalement, j’en ai même vu, il a blessé des gens par insouciance, et en particulier ma bien-aimée Martha, mais j’étais de son côté. Il était celui qui présidait à cette merveilleuse maisonnée des Martello, sa vitalité l’alimentait, il en était le cœur, le symbole. Était-ce juste à cause de cela que je ne pouvais pas le rejeter ? Même à l’ICA, même au milieu du carnage, j’avais éprouvé une loyauté perverse, mais en étant consciente, désormais, qu’il s’agissait d’une perversion.
Alex ne semblait guère passionné par les choses que j’imaginais devoir l’intéresser. On aurait parfois même dit qu’il en faisait une question de fierté, comme pour prouver son indépendance. Il écouta avec une grande concentration le récit que je lui fis de mon attitude changeante à l’égard d’Alan, mais il retourna ensuite à mon souvenir – ou plutôt mon non-souvenir – de la berge, de la rivière, l’après-midi où Natalie avait été vue pour la dernière fois. Cette fois, je manifestai un peu d’impatience. Il insista.
« Je vous suivrai dans tout ce que vous voudrez aborder, expliqua-t-il. Mais j’aimerais que vous satisfassiez l’intérêt que suscite en moi cette affaire. Une chose que vous avez dite au tout début m’a intéressée. Vous avez dit : “J’étais là.”
— Je ne me souviens plus si j’ai employé ces termes-là, mais ce n’est pas d’une telle importance. Tout ce que je voulais dire, c’est que j’étais au bord de la rivière, près de l’endroit où Natalie a été vue pour la dernière fois. On ne peut pas en déduire grand-chose.
— Je n’en déduis rien du tout. Je vous écoute. C’est pour cela que vous me payez. “J’étais là. J’étais là.” Intéressant, le choix de ces mots, vous ne trouvez pas ?
— Pas vraiment.
— Moi, si. »
Alex se leva et parcourut la pièce comme il le faisait toujours quand cette excitation théâtrale s’emparait de lui. Rester en retrait derrière moi ne lui suffisait plus, dans des moments pareils. Il voulait être au-dessus de moi, me dominer.
« Vous vous embrouillez parce que nous parlons de mots et d’émotions. Vous ne réagiriez pas ainsi dans votre travail, n’est-ce pas ? Si vous aviez un plan pour une maison de vingt mètres de large et un site de quinze mètres, vous ne vous entêteriez pas à construire en espérant que ça s’arrangerait en route. Vous redessineriez la construction en fonction de l’espace. Il suffirait peut-être que nous remettions à plat les contradictions de ce que vous m’avez dit. Vous avez dit que vous veniez d’une famille parfaite et heureuse, et pourtant un membre de la famille a été tué, et vous me dites que ce ne pouvait pas être par quelqu’un de l’extérieur. Comment pouvons-nous articuler ces deux affirmations ? Vous me dites que vous étiez là, et que pourtant vous n’y étiez pas. Comment cela peut-il s’expliquer ? Est-ce qu’en réalité vous n’étiez pas là, ou bien faut-il vous y ramener ?
— Comment cela, “m’y ramener” ?
— Vous êtes venue me trouver avec une histoire pleine de trous noirs bizarres, avec des murs qui ont besoin d’être ouverts. Concluons un marché, Jane. Je vais cesser de vous brusquer, je vous le promets. Nous parlerons des choses dont vous souhaitez parler, pour le moment en tout cas. Toutefois (il leva le doigt) il y aura une exception. Je veux que nous revenions à cette scène au bord de la rivière, je veux que vous y retourniez, que vous l’habitiez, que vous l’exploriez.
— Alex, je vous ai dit tout ce que j’arrivais à me rappeler de cet après-midi-là.
— Oui. Je sais. Et vous y arrivez bien, peut-être mieux que vous ne vous en rendez compte. Ce que je veux, maintenant, c’est que vous cessiez d’essayer de vous rappeler. Vous pouvez vous libérer de tout cela. Je voudrais tenter de répéter l’expérience de l’autre jour. »
Nous recommençâmes donc. Je fermai les yeux et me décontractai, Alex me parla très doucement, et j’essayai de me retrouver au bord de la rivière, adossée au rocher en cet après-midi d’été. J’y parvenais mieux, à présent. La première fois, la scène m’était apparue comme l’une de ces photographies soi-disant en trois dimensions, qui vous donnent l’illusion de la profondeur, mais une profondeur où l’on ne peut pas mettre la main. C’était différent. Je pouvais m’y abandonner. J’étais dans un espace que je pouvais parcourir, un univers où je pouvais me perdre. La voix d’Alex semblait venir du dehors. Je lui décrivis ce que je ressentais. J’étais assise, adossée à la roche sèche et moussue, au pied de Cree’s Top ; la rivière coulait sur ma gauche avec les derniers bouchons de papier qui disparaissaient dans le tournant, devant moi. Les ormes de l’orée du bois à ma droite.
La voix d’Alex, à l’extérieur de mon univers, me demanda si je pouvais me lever, et j’y parvins sans difficulté. Il me demanda si je pouvais me retourner. Oui, sans difficulté. Je lui dis que la rivière était maintenant à ma droite et que je faisais face au courant, tandis que les ormes et le bois étaient à ma gauche. Maintenant, je regardais vers le sommet de Cree’s Top. La voix d’Alex me dit qu’il ne voulait pas que je bouge, ni que je fasse quoi que ce soit. Tout ce qu’il voulait savoir, c’était si je voyais le sentier ? Bien sûr que oui. Il était bordé d’épais fourrés et son tracé sinueux disparaissait par endroits, mais je pouvais le voir presque en entier. Très bien, dit Alex. Tout ce qu’il voulait que je fasse, à présent, c’était me retourner à nouveau et me rasseoir dans ma position originale. Pas de problème. Très bien, dit-il. Très bien.