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Je traversais des hauts et des bas, mais, à ma grande surprise, je tenais bon. Un exemple typique, un lundi matin ensoleillé du début de décembre. C’est un de ces jours dans l’année où l’on encourage les femmes à emmener une lycéenne avec elles au travail, dans le but de faire paraître leur métier moins effrayant. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que, pour quelqu’un qui observerait ma vie professionnelle, la cuisine et les couches deviendraient soudain bien attrayantes, mais je décidai de faire le geste. J’appelai donc Peggy, dont je me disais que je ne l’appelais pas assez souvent. Manifestement, Emily, la cadette dans la première famille de Paul (elle a presque seize ans), fut la plus lente à se trouver une excuse, et elle me fut donc offerte pour la journée.

Juste après neuf heures du matin, elle remonta d’un pas traînant l’allée du jardin tandis que Peggy, sa mère, me faisait des signes dans son dos à son insu. Elle était tout en noir, une vraie veuve grecque, sauf que les anneaux qu’elle avait dans le nez empêchaient toute confusion. Elle s’installa à côté de moi dans la voiture, éteignit la radio et nous quittâmes Kentish Town en direction de l’est. Je demandai des nouvelles de Peggy, elle grogna quelque chose et s’enquit de Robert. Je marmonnai une plaisanterie prudente et déclarai qu’il semblait bien s’entendre avec sa nouvelle petite amie. Instinctivement, je protège toujours mes nièces quand il s’agit de mon plus jeune fils, ce dragueur, et je lui ai parlé, ainsi qu’à Jerome, de son devoir à l’égard de ses jeunes cousines. J’étais tendue, car normalement j’aurais fumé, mais Emily aurait sûrement voulu fumer aussi, et j’avais donc décidé par avance de ne pas toucher une cigarette de la matinée.

J’adore mes fils mais, pendant leur adolescence, la maison ressemblait parfois à un vestiaire de gymnase. C’est peut-être par réaction que j’ai toujours éprouvé une affection particulière pour ces trois demoiselles contestataires. Je craignais parfois de leur donner envie de me fuir, à force de leur faire trop d’avances, mais, tandis que nous roulions au pas sur York Way, Emily parla avec une aisance – tout au moins pour elle -remarquable. Je lui demandai si elle avait des nouvelles du documentaire de Paul. Elle leva les yeux au ciel, comme chaque fois qu’il était question de son père.

« Quel imbécile », dit-elle.

Je me sentis obligée d’arrondir les angles.

« Mais non, Emily. Je suis sûre que ce sera très intéressant.

— Dis, tu as vraiment envie de passer à la télé, et que tout le monde sache tout sur ta famille ?

— Non, pas vraiment.

— Nous avons toutes refusé de jouer le jeu. Papa s’est mis très en colère. Cath l’a même traité de voyeur.

— Eh bien, au moins, Paul doit être content de l’entendre utiliser un mot français. Si seulement elle l’avait traité d’auteur. »

Cela nous fit rire toutes les deux. En retard comme toujours, nous arrivâmes sur le site du centre d’accueil, où nous attendaient deux fonctionnaires municipales que je n’avais jamais rencontrées. Pandora Webb, responsable des soins ambulatoires, et Carolyn Salkin, chargée des problèmes des handicapés. En fauteuil roulant. Au pied des marches en ciment qui menaient à l’entrée principale. Carolyn avait les cheveux coupés très court, ce qui lui donnait l’air d’un lutin farouche. C’était le genre de personne pour qui j’aurais immédiatement éprouvé de la sympathie si je l’avais rencontrée ailleurs que devant mon précieux projet. Elle alla droit au but.

« Il n’y a visiblement pas d’accès prévu pour les handicapés dans votre projet, Mme Martello, dit-elle.

— Je vous en prie, appelez-moi Jane, haletai-je. Et voici ma nièce Emily.

— Il n’y a pas d’accès prévu pour les fauteuils roulants, Jane.

— La question n’a jamais été soulevée, répondis-je d’une voix incroyablement faible, mais c’était lundi matin et je me sentais mal à l’aise devant ma nièce.

— Voilà donc qui est fait. »

J’avais besoin de m’en aller et d’y réfléchir, mais cela ne semblait pas possible.

« Dans le projet qui m’a été soumis, il s’agit d’un centre où des gens tout à fait autonomes et récemment sortis d’institutions hospitalières peuvent séjourner brièvement sous une légère surveillance. Je reconnais, Carolyn, que tout immeuble devrait systématiquement être équipé d’accès pour handicapés mais, du fait des modifications, il ne s’agit plus désormais que d’une étroite construction de quatre étages. Il vaudrait sûrement mieux que les patients, ou les employés, en fauteuil roulant soient orientés de préférence vers des établissements mieux adaptés. »

Les deux femmes échangèrent un regard. Elles paraissaient ironiques, dédaigneuses. Pandora n’était manifestement pas de mon côté, mais elle était ravie de laisser parler Carolyn.

« Jane, reprit cette dernière, je ne suis pas venue ici pour discuter sur le trottoir de la politique envers les handicapés. Et je ne marchande pas. Je suis simplement ici pour m’assurer que vous comprenez la politique de la municipalité concernant l’accès dans les constructions neuves. On aurait dû vous en informer.

— Que faut-il faire ? demandai-je avec lassitude. Je veux dire, pratiquement ?

— Je vous le montrerais moi-même si je pouvais pénétrer à l’intérieur, répondit-elle d’un ton glacial. Vous devrez prendre rendez-vous avec un autre membre de mon service.

— Qui finance les équipements supplémentaires ?

— Qui finance les issues de secours, Jane ? rétorqua Carolyn, sarcastique. Qui finance les doubles vitrages ? »

Sa mauvaise foi provoqua chez moi un petit pincement de rage.

« Si j’étais Mies Van der Rohe, vous ne me forceriez pas à placer des rampes dans tous les angles.

— Certainement que si, s’il construisait un immeuble dans ce quartier. »

 

« Qui c’est Mies Van machin ? s’enquit Emily quand nous fûmes remontées en voiture.

— Il est sans doute la principale raison pour laquelle je suis devenue architecte. Ses constructions étaient fondées sur une rigueur mathématique absolue, des lignes droites, du métal et du verre. Sa plus belle réalisation c’était pour une galerie à Barcelone, dans les années vingt. Les lignes en étaient si pures que Mies n’a même pas permis qu’on accroche des tableaux sur l’un des murs, car cela en aurait altéré la perfection.

— Ce n’est pas tellement intelligent, pour une galerie, observa Emily en faisant la moue.

— Non. Je ne pense pas qu’il aurait eu beaucoup plus de succès que moi pour ce centre d’accueil. Quand j’ai commencé à étudier l’architecture, on pensait encore que ce pourrait être un moyen de transformer la vie des gens. Mais cela ne semble plus très à la mode en ce moment.

— Que vas-tu faire ?

— Je pense que je suis trop vieille pour me recycler en avocat des libertés civiles.

— Non, je veux dire avec ton projet.

— Oh, comme d’habitude. Ajouter des choses, en supprimer d’autres. Renoncer encore un peu plus à mon inspiration originale. Mais je n’ai pas entièrement perdu espoir. Réduire mon budget, c’est une façon de montrer qu’ils ont toujours l’intention de construire ce centre. »

 

Nous regagnâmes mon bureau et je présentai Emily à Duncan, qui lui montra comment varier l’inclinaison de son plan de travail. Je dictai deux ou trois lettres que j’aurais eu plus vite fait de taper moi-même. Nous fîmes du café et je parlai un peu à Emily de mon métier, des souvenirs qui me restaient de mes études, puis nous bavardâmes et je la reconduisis à Kentish Town peu après le déjeuner. J’entrai avec elle, et je pris un café avec Peggy. Elle s’inquiétait toujours pour tout. Elle s’inquiétait à propos du documentaire de Paul, auquel elle refusait absolument de participer. Elle s’inquiétait au sujet de Martha, et je ne trouvai rien à répondre. Elle s’inquiétait de voir Alan se ridiculiser aussi totalement, mais je lui objectai que cela n’en valait pas la peine. Et elle s’inquiétait même un peu pour moi. Paul lui avait parlé de ma thérapie, et elle voulait en discuter avec moi.

« Comme tu le sais, j’ai fait des années de thérapie après le départ de Paul, me dit-elle. Au bout d’environ deux ans, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis retournée. Mon analyste dormait.

— Oui, tu me l’as déjà dit, Peggy. Je crois que c’est assez courant.

— C’était tout de même de l’argent jeté par les fenêtres. J’ai décidé que ce serait plus facile et moins cher de prendre des médicaments. On m’a prescrit du Prozac, ma crise est passée, et j’ai emmené les filles à Kos. Je me disais que les vacances coûteraient moins cher que trois mois de thérapie. J’avoue qu’une fois là-bas, j’ai eu l’impression qu’il me faudrait environ trois ans de thérapie pour m’en remettre, à voir comment les filles se tenaient avec tous ces serveurs qui leur tournaient autour comme des abeilles autour d’un pot de miel.

— Qu’est-ce que tu cherches à me dire, Peggy ? Que je perds mon temps ?

— Non, mais c’est sans doute que je suis surprise. Tu as toujours été l’élément fort de la famille. Et puis franchement, mais il ne faut pas te vexer, je ne comprends pas ce que tu fais. C’est toi qui as brusquement décidé de quitter Claude. Tu l’as brisé, il est désespéré. Maintenant tu as honte et tu cherches de l’aide. Et ce n’est pas tout. Paul me dit que tu remues des tas de choses à propos de Natalie. Je ne comprends pas où tu veux en venir, Jane. Vraiment pas. »

Je sentis une décharge de rage acide au creux de l’estomac, et l’envie me prit de hurler ou de frapper Peggy, mais exhiber mes émotions à la méditerranéenne n’a jamais été mon fort, même si je l’ai souvent déploré.

Et puis Peggy avait raison, en un sens. Je répondis avec un calme glacé.

« Peut-être que je ne comprends pas moi-même, Peggy. C’est peut-être précisément ce que j’essaie de découvrir. »

 

Le verre à cocktail dans le congélateur, avec la cuillère et la carafe. Quant au gin, bien sûr, il doit y séjourner depuis au moins deux jours pour couler bien épais. Pour cette raison, il est essentiel de choisir un gin comme le Gordon’s Export, celui qui a l’étiquette jaune et qu’on trouve en duty free. Les autres, moins forts, comme le Gordon ordinaire en bouteille verte, gèlent, et vous ratez votre but. Quelques gouttes, peut-être une cuillère à café, pas plus, de vermouth dry, puis une giclée de gin dans la carafe, qui est si froide qu’on peut à peine la tenir. On mélange, une seconde à peine. Un zeste de citron bien épais, tordu pour rendre un peu d’huile, dans le verre givré, puis noyez-le dans le liquide brutal et glacé. S’il reste du liquide dans la carafe, on peut la remettre au congélateur pour le deuxième verre.

Plus tard dans la soirée, j’arrachai l’emballage d’un nouveau paquet de cigarettes et rinçai le cendrier dans l’évier. J’ouvris une boîte d’olives noires et les versai dans un ramequin. Elles étaient dénoyautées. Ce soir, je ne voulais avoir à me concentrer sur rien. Je les emportai, avec mon Martini dry, si froid qu’il semblait fumer comme une potion de sorcière, et m’installai devant la télévision. Je sélectionnai une chaîne au hasard et regardai l’émission, l’esprit ailleurs.

L’alcool me fit de l’effet dès la première gorgée, et une agréable sensation d’engourdissement m’envahit. Mes pensées les plus profondes me viennent quand j’assiste à un concert, quand je parcours une galerie en regardant les tableaux, ou bien, comme ce soir-là, quand je suis à moitié ivre devant la télévision. Les paroles de Peggy m’avaient secouée. Je suis quelqu’un qui aime être dans le droit chemin, je tiens beaucoup à faire ce qu’il faut faire, et je me rendais compte qu’aux yeux de Peggy et de bien d’autres, j’avais l’air de me passer un caprice. Je m’en remettais à la bonne volonté de Duncan quand je négligeais mon travail. Je m’en remettais aux séances avec Alex Dermot-Brown pour me libérer de ma responsabilité dans la décision que j’avais prise. Je menais vaguement un semblant d’enquête dans la famille Martello… Pourquoi ? Par souci de vengeance ? J’avais des choses à faire, et il y avait des choses que je cherchais. Mais je ne savais pas ce que c’était. Ne valait-il pas mieux tout laisser tomber et reprendre le fil de ma vie pour la réussir, avec le stoïcisme dont je m’étais toujours enorgueillie ?

J’allai chercher le reste du Martini dry dans le congélateur et le versai dans mon verre, qui était maintenant mouillé et tiède. Je cessai de penser, et l’émission télévisée commença à prendre forme, comme une image se précisant dans l’objectif d’un appareil photo. Une femme – belle, sauf que ses sourcils formaient un trait trop fin – parlait de la famille en tant que base de la société.

« De même qu’un toit qui fuit vaut mieux que pas de toit du tout, disait-elle, un mariage imparfait vaut mieux qu’un mariage brisé. Le comportement égoïste et irréfléchi des parents qui placent leur propre satisfaction avant l’avenir de leurs enfants est le phénomène social le plus destructeur de notre temps. »

Vifs applaudissements.

« Va te faire foutre, hurlai-je à l’écran.

— Sir Giles », dit le président du débat.

Sir Giles était un homme en complet gris.

« Jill Cavendish a parfaitement raison, dit-il. Et nous ne devrions pas avoir honte de le dire catégoriquement, il s’agit là d’une question de morale. Et si nos autorités ecclésiastiques répugnent à donner des directives sur ce chapitre, alors le moment est venu pour nous, politiciens, d’agir. Comme chacun sait, il y a de jeunes adolescentes qui tombent enceintes afin d’obtenir un logement social. Et le résultat, ce sont des générations entières d’enfants qui grandissent sans autorité morale, sans père pour les guider. Nul ne s’étonnera dès lors que des enfants basculent dans le crime.

« Je pense, mesdames et messieurs, qu’il est grand temps que les hommes et les femmes de ce pays se lèvent et disent aux socialistes : “Voici ce que vous nous avez apporté. Voici le résultat logique de votre politique et de votre mépris pour la moralité et la famille, tels que nous les avons observés dans les années soixante.” Ils nous demandent de comprendre le malheur de ces femmes sans conscience morale. Si vous voulez mon avis, nous devrions comprendre un peu moins et sévir un peu plus. Lorsque j’étais jeune, les filles savaient que, si elles tombaient enceintes, elles se retrouveraient à la rue, rejetées de tous. Peut-être avons-nous une leçon à retenir de cette époque-là. Je vais vous dire une chose : si les jeunes filles savaient qu’il ne devait y avoir pour elles ni logements ni allocations, eh bien, il y aurait sacrément moins de mères célibataires. »

« Sale con », grommelai-je, et je lançai mon paquet de cigarettes en direction de l’écran, que je ratai de beaucoup.

Les applaudissements du public furent plus fervents encore, et le président du débat eut du mal à se faire entendre.

« Nous avons également avec nous le Dr Caspar Holt qui, non content d’être un éminent philosophe, se trouve également être le père célibataire d’une petite fille dont il a la garde. Dr Holt, quelle est votre réponse aux déclarations de sir Giles ? »

La caméra présenta le visage anxieux d’un homme, qui me parut familier.

« Je ne suis pas sûr d’en avoir une, dit-il. Je me méfie des réponses faciles à des problèmes sociaux aussi complexes. Mais je ne puis m’empêcher de penser que, si sir Giles Whittell croit sérieusement que des jeunes filles se font engrosser par calcul financier, il ferait bien de se demander qui a créé cette culture individualiste où tout est rejeté dans l’ombre à l’exception de la lutte égoïste pour le plus grand gain financier. Je suis également, disons, amusé par cette idée qu’on ne peut encourager les riches qu’en leur donnant encore plus d’argent, tandis qu’on devrait encourager les pauvres en leur ôtant le peu d’argent qu’ils ont. »

Je me mis à applaudir.

« Oui, oui. »

Il n’y eut plus le moindre applaudissement, et l’orateur fut aussitôt soumis à un feu ininterrompu de critiques. Tout à coup, je me rappelai d’où je le connaissais. C’était l’homme qui était assis à côté de moi pendant la débâcle d’Alan à l’ICA. J’eus le sentiment d’avoir été grossière avec lui, et en éprouvai un pincement de remords. J’allai aussitôt fouiller dans mes tiroirs, à la recherche d’une carte postale. J’en avais toute une pile. Un nu grotesque de Georg Grosz. Trop explicite. L’Annonciation de Fra Angelico. Trop austère. Des aquarelles anglaises représentant des souris. Trop mièvre. Le supplice de Marsyas de Titien. Trop proche de ce que je ressentais. Le révérend Robert Walker patinant sur le loch de Duddington. Oui, c’était plutôt ça. Je la retournai et en ôtai un petit bout de papier collant séché, qui me rappela que cette carte avait naguère orné le mur au-dessus de mon bureau.

Cher Caspar Holt. (Bloquée, je reportai mon regard sur l’écran, où il murmurait à présent quelque chose sur l’éducation en crèche, sous un feu nourri de virulents quolibets.) Je suis cette femme qui s’est montrée grossière à votre égard à l’ICA. Je vous écris en vous regardant manifester bien du courage et de la sensibilité à la télévision. Je regrette sincèrement, la fameuse fois où je vous ai rencontré, de ne pas m’être très bien comportée. Ce n’est pas très cohérent, mais vous dites le genre de choses que je voudrais dire et que je ne trouve jamais sur le moment.

Cordialement, Jane Martello.

Je dénichai un timbre dans mon sac et sortis immédiatement pour aller poster ma carte. J’avais besoin d’air frais. La fraîcheur du soir était agréable, si tant est que je pouvais la sentir.