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Je ferme les yeux. Tout est là. À l’intérieur de mon crâne. Une brume qui suit les contours de la pelouse. Un picotement de froid dans les narines. Je dois faire un réel effort si je veux me rappeler ce qui s’est passé d’autre le jour où nous avons retrouvé le corps, son corps. Une puanteur de feuilles mortes mouillées.

 

En sortant de la maison pour descendre le talus d’herbe boueuse, je vis que les terrassiers étaient déjà là, prêts à se mettre au travail. Ils fumaient, une grande tasse de thé à la main, et leurs haleines tièdes laissaient s’échapper des filets de vapeur qui s’élevaient au-dessus de leurs têtes. De loin, on aurait dit un vieux feu de bois sous la pluie. Il était tôt en cette matinée d’octobre, et le soleil n’était encore qu’une promesse, caché quelque part derrière les nuages, au-dessus du taillis sur la colline. Je portais ma salopette, un peu trop bien rentrée dans mes bottes en caoutchouc. Quant aux hommes, ils arboraient l’inévitable tenue de l’ouvrier à la campagne : jeans, gros pulls synthétiques et bottes de cuir sales. Ils tapaient des pieds pour se réchauffer, et riaient de choses que je n’entendais pas.

Ils se turent en m’apercevant. Nous nous connaissions depuis toujours, mais à présent que je donnais les ordres ils se demandaient comment réagir. Moi, cela ne me troublait pas. J’avais l’habitude des hommes sur les chantiers, même sur ce type de petit chantier familial, en l’occurrence ce petit lopin de terre détrempée dans le Shropshire, propriété de mon beau-père. Par dérision à l’égard de la petite noblesse de province, il l’avait baptisée du surnom absurde de Domaine, et la plaisanterie avait fini par se prendre au sérieux au fil des ans.

« Bonjour, Jim. » Je lui tendis la main. « Vous n’avez pas résisté à l’envie de venir en personne. J’en suis ravie. »

Jim Weston faisait partie du Domaine, au même titre que la cabane dans l’arbre ou comme la cave, avec son odeur douceâtre de pommes qui persistait même à Pâques. On lui devait pratiquement tous les travaux accomplis dans la propriété : il avait changé et repeint les montants de fenêtres, passé des journées torrides en août sur le toit, torse nu, à remettre en place les tuiles. Dès qu’il y avait un problème, une tache sur un mur, une panne d’électricité, une inondation, Alan appelait Jim à Westbury. Jim commençait par dire non, il disait qu’il était débordé. Et une heure plus tard sa vieille camionnette remontait l’allée en cahotant. Il contemplait les dégâts en tapotant sa pipe et en hochant tristement la tête, et il marmonnait quelque chose sur la camelote moderne. « Je vais voir ce que je peux faire, disait-il. Je vais essayer de vous bricoler ça. »

Jim était connu dans la région pour ne jamais rien acheter au prix indiqué ; il préférait obtenir ce qu’il voulait comme une faveur ou dans le cadre d’un troc, quand il n’employait pas des méthodes plus troubles, contribuant ainsi à l’économie parallèle du Shropshire.

Quand il avait vu mes plans pour la nouvelle maison, son visage s’était allongé encore plus que de coutume, comme si le projet d’un architecte ne pouvait être qu’une lubie tout juste bonne à distraire des imbéciles de Londoniens dans mon genre, qui ne s’étaient jamais sali les mains au travail. J’avais béni le ciel qu’il n’eût jamais vu mon plan original. Cette extension, conçue pour accueillir au Domaine les enfants, petits-enfants et ex-femmes qui s’accumulent aux réunions de famille des Martello, était le plus beau cadeau que je puisse faire à la famille, et j’avais donc imaginé pour eux la maison de mes rêves.

J’avais profité de la situation relativement protégée du site original pour élaborer une structure d’une clarté totale, rien que des poutres, des tuyaux, des solives et de grandes baies vitrées – un véritable rêve fonctionnaliste. C’était le plus bel objet que j’aie jamais dessiné. J’avais montré mon projet à Claude, mon bientôt-futur-ex-mari ; il avait froncé les sourcils en se passant la main dans les cheveux, en marmonnant que c’était vraiment très intéressant et très bien fait, ce qui ne signifiait rien parce qu’il réagissait presque toujours comme ça, même quand je lui avais annoncé mon intention de divorcer. J’avais pensé que son frère Théo, au moins, verrait où je voulais en venir. Il avait comparé mon plan à son vieux Meccano, et j’avais répondu : « Oui, tout juste, ce sera drôle, non ? » Sauf que, pour lui, ce n’était pas un compliment. Enfin, j’avais porté mon projet au Grand Homme en personne, Alan Martello, mon beau-père, le patriarche du Domaine, et ça avait été un désastre.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? Une charpente en métal ? Et tout ce qui va être construit autour ? Tu ne pouvais pas le dessiner aussi ?

— Mais c’est ça la maison, Alan. »

Il avait ricané dans sa barbe grise. « Je ne veux pas d’un truc qui ferait se pâmer des architectes suédois. Je veux un endroit où vivre. Emporte-moi ce papier et va construire ça à Helsinki ou ailleurs, et je suis sûr qu’on te décernera un prix. Mais s’il faut absolument que nous ayons une foutue bicoque dans ce jardin – et je n’en suis pas entièrement convaincu – eh bien, nous aurons une maison de campagne anglaise, avec des murs en brique ou en pierre, en tout cas un bon vieux matériau du coin.

— Cela ne ressemble pas du tout au jeune Alan Martello en colère, avais-je insinué doucement. Des styles nouveaux en architecture, un coup de cœur, n’est-ce pas le genre de chose que tu as toujours aimé ?

— J’aime les styles anciens, en architecture. Je ne suis plus si jeune. Et je ne suis plus en colère, sauf contre toi. Remplace-moi cette monstruosité structuraliste par quelque chose qui ressemble à une maison. »

C’était Alan dans un de ses grommellements de charme, irrésistible, et j’étais heureuse qu’il ait pu m’engueuler à sa vieille manière affectueuse alors même que j’étais en train de divorcer de son fils. J’étais donc repartie avec mon plan sous le bras et j’en avais dessiné un autre, d’allure tout ce qu’il y a de plus rurale, jusqu’au toit en croupe, amusant. Je l’avais conçu comme on remplit son Caddie dans les allées du supermarché. La charpente préfabriquée de la maison était norvégienne, mais fabriquée en Malaisie. Alan serait sûrement ravi d’apprendre qu’en extrayant les matières premières on détruisait sans doute un petit coin de forêt vierge.

« C’est quoi ça, là, Mme Martello ? m’avait demandé Jim Weston en tapotant le plan avec sa pipe.

— Je vous en prie, Jim, appelez-moi Jane. Ce sont les tuiles faîtières prises dans le mortier.

— Hum. »

Il se cala la pipe dans la bouche.

« Pourquoi voulez-vous tout compliquer avec du mortier ?

— Jim, ce n’est plus le moment d’en discuter. Tout est décidé. C’est acheté et payé. Nous n’avons plus qu’à faire l’assemblage.

— Hum.

— On creuse ici, quelques dizaines de centimètres de profondeur, pas plus…

— Pas plus, avait marmonné Jim.

— Puis on met les embases, là et là, ensuite on fixe la couche isolante, la feuille hydrofuge, le ciment, et enfin le dallage par-dessus le tout. Le reste n’est qu’une question d’assemblage.

— La couche isolante ? s’étonna Jim, dubitatif.

— Oui, il existe malheureusement, depuis 1875, une loi de salubrité publique, et je crains que nous ne soyons obligés d’en passer par là. »

Maintenant, à l’aube du premier jour de travail, Jim ressemblait davantage à une plante qui aurait poussé dans le jardin qu’à un homme venu pour superviser, ou faire mine de superviser, le travail qui s’y ferait. Son visage, toujours dehors par tous les temps, avait pris la couleur d’un derrière de crapaud. Les poils lui jaillissaient du nez et des oreilles comme de la mousse sur une vieille pierre. Il était vraiment vieux, désormais, et son travail consistait à donner des directives à son fils et son neveu, qui, de leur côté, se contentaient de les ignorer. Je leur serrai la main à eux aussi.

« Qu’est-ce que j’ai entendu dire, demanda Jim soupçonneux, vous aussi vous allez creuser ?

— Rien qu’une pelletée. J’ai juste dit que j’aimerais creuser la première pelletée, si ça ne vous ennuie pas. C’est important pour moi. »

Je suis architecte depuis maintenant quinze ans, et chaque fois que je travaille sur un chantier, je me suis fixé une règle, c’est une superstition : je veux être là quand le premier coup de pelle est donné. C’est un moment de plaisir purement sensuel, et je regrette parfois de ne pouvoir le faire de mes propres mains. Après avoir passé des mois, parfois même des années, à tracer des plans, à établir des cahiers des charges, à soumettre des projets, à apaiser le client et à négocier avec les fonctionnaires du département d’urbanisme, après tous les compromis et les discussions sur le papier, je suis heureuse de sortir et de me rappeler qu’il s’agit de terre, de briques et de tuyauteries qui devront tenir bon par grand froid.

Le mieux, ce sont les excavations de dix ou quinze mètres qui précèdent les grandes constructions. On se tient au bord d’un site quelque part dans la Cité de Londres, et le regard plonge dans deux mille ans de fragments de vies. On aperçoit parfois un soupçon de construction antique, et j’ai entendu toutes les rumeurs au sujet de ces entrepreneurs qui coulent subrepticement du béton sur une mosaïque romaine pour éviter de perdre du temps à attendre le feu vert des archéologues. Nous construisons nos espaces de vie sur les débris écrasés de nos prédécesseurs et, dans quelque deux cents ans, ou peut-être deux mille, on construira par-dessus nos solives rouillées et notre béton effondré. Par-dessus nos morts.

Ce devait être un trou tout petit, une égratignure de surface. John, le fils de Jim, me tendit une pelle. La veille, j’avais mesuré la surface et j’avais tendu une corde pour la délimiter ; et maintenant, je me plaçai au centre de l’espace rectangulaire et j’enfonçai ma pelle, puis j’appuyai de toutes mes forces avec mon pied pour creuser.

« Attention à vos ongles, ma petite », dit Jim derrière moi.

J’abaissai le manche de la pelle vers moi. Le sol se fendit et s’ouvrit, révélant une saignée de terre tout à fait satisfaisante.

« De la belle terre meuble, dis-je.

— Bon, dit Jim. Et maintenant, si vous le voulez bien, les gars vont terminer. »

Une main sur mon épaule me fit sursauter. C’était Théo. Le Théo Martello que j’ai en tête a dix-sept ans et les cheveux lui tombent sur les épaules, séparés au milieu par une raie ; il a la peau blanche, translucide, des lèvres pleines légèrement proéminentes, au léger goût de tabac brûlé. Il est grand et mince, vêtu d’un long manteau des surplus militaires. J’ai du mal à réconcilier mon souvenir avec ce – oh, mon Dieu – ce quadragénaire maigre aux traits décharnés qui se tient devant moi, le poil hirsute, les cheveux gris taillés courts, et les yeux très cernés. Il a un certain âge. Non, nous avons tous les deux un certain âge.

« Nous ne t’avons pas vue, hier soir. Nous sommes arrivés tard.

— Je me suis couchée tôt. Que fais-tu donc, debout à cette heure ?

— Je voulais te voir. »

Il m’attira contre lui et m’étreignit longuement. Je serrais dans mes bras mon beau-frère préféré.

« Oh, Théo, dis-je quand il m’eut lâchée. Je suis désolée. Je suis vraiment désolée pour Claude. »

Il sourit.

« Il ne faut pas. Fais ce que tu dois faire. C’était courageux de ta part de revenir ici et d’affronter toute la famille au salon. À propos, qui est-ce qui doit venir ?

— Tout le monde, bien sûr. Tous les Martello. Et tous les Crane aussi, pour ce que nous valons. Papa, mon frère et sa tribu ne sont pas encore arrivés, mais quand ils seront là, je prévois que nous serons vingt-quatre. Il se peut que la famille royale s’effondre, et peut-être avons-nous perdu le sens de ce que Noël représente, mais la traditionnelle chasse aux champignons des Martello n’est pas près de s’arrêter. »

Théo haussa les sourcils. Les rides de ses yeux et de sa bouche s’élargirent dans un sourire.

« Tu te moques de nous.

— Non. Je suis nerveuse, sans doute. Mon Dieu, Théo, tu te souviens de cet accident, il y a des années ? Un ferry avait coulé et un bateau s’était porté au secours des passagers, mais les femmes et les enfants n’arrivaient pas à monter à son bord. Alors un homme s’était tendu entre les deux embarcations, pour faire le pont. »

Théo rit.

« Et tu étais cette passerelle, cet être exténué, tendu entre les deux, n’est-ce pas ?

— J’en avais parfois l’impression. Ou plutôt, c’étaient Claude et moi. Le fil ténu qui reliait les Martello et les Crane. »

Le visage de Théo se durcit.

« Tu te flattes, Jane. Nous sommes tous liés les uns aux autres. Nous ne sommes qu’une seule famille, en vérité. Et de toute façon, s’il existe un lien, c’est l’amitié entre nos deux pères qui l’a commencé, bien avant notre naissance. Reconnaissons-leur au moins ce mérite. »

Il sourit à nouveau.

« Au mieux, tu n’as été qu’un lien secondaire. Un contrefort, enfin, quelque chose dans le genre. »

Je ne pus m’empêcher de pouffer.

« Ai-je bien entendu un terme technique ? Et c’est quoi, je te prie, un contrefort ?

— Bon, d’accord, c’est toi l’expert. Je n’ai jamais étudié la menuiserie. Et je suis content que tu sois venue, même si c’est pour jeter le gant.

— Il fallait bien que je supervise tout ça, non ? Et maintenant, j’ai l’impression que je vais me mettre à pleurer sur mes plans et à les barbouiller de larmes. »

Nous allâmes chercher des tasses de café à la cuisine. Là-haut, on entendait des corps s’ébrouer, des tasses s’entrechoquer, des chasses d’eau s’activer. Nous ressortîmes.

« Fermez la porte derrière vous, bordel ! hurla quelqu’un. On gèle.

— Oui, oui, je sors. »

C’était Jonah, le frère de Théo.

« Salut, Fred », dit Théo.

Jonah hocha la tête pour montrer qu’il avait bien entendu la blague éculée des Martello. Enfants, Jonah et son jumeau Alfred étaient impossibles à distinguer l’un de l’autre. Théo m’avait dit un jour qu’ils avaient chacun couché avec les petites amies de l’autre – à l’insu des jeunes femmes. J’avais été trop scandalisée pour le croire, jusqu’au jour où j’avais pu observer comment, adultes, ils se débrouillaient en général.

« La seule façon de nous identifier, Théo, dit Jonah, c’est de savoir que le nez rouge et le teint blême, c’est Alfred.

— Oui, j’ai remarqué comme tu es bronzé. Tu étais où, cette fois ?

— À Tucson, dans l’Arizona. Une conférence sur les cosmétiques.

— Intéressant ?

— Quelques idées prometteuses ont circulé. »

Jonah remarqua le sourire de Théo.

« Maintenant que tout le monde a les dents parfaites, il faut bien trouver autre chose. »

Théo se pencha et renifla la vapeur qui s’élevait de la tasse de Jonah.

« Apparemment, une de ces idées consiste à présenter un dentifrice sous forme de boisson chaude.

— C’est du thé à la menthe, répondit Jonah. Je n’aime pas commencer la journée avec un stimulant artificiel. »

Puis il se tourna vers moi ; une sorte de sourire triste vint chasser sa morgue vertueuse. Seigneur, allaient-ils tous me sourire de cette façon-là pendant le week-end ?

« Jane, Jane, dit-il en me serrant sur son cœur, mais la chaleureuse spontanéité de son geste fut quelque peu tempérée par le fait qu’il doive garder sa tasse en équilibre. Si je peux faire quelque chose, n’hésite pas à me le dire. Voilà, ajouta-t-il en montrant du doigt l’activité qui se déroulait devant nous sur la pelouse, voilà ce que j’appellerais une démarche positive. C’est une excellente chose que tu aies fait cela pour nous, pour la famille. Et je suis sûr qu’en plus c’est thérapeutique.

— Oh, ça oui, Jonah, répondis-je. C’était très apaisant, quand j’en avais besoin, de pouvoir consulter Alan, et Claude, et Théo, et puis de tout refaire et de l’expliquer à Jim en langage des signes. Je regrette que nous ne nous en soyons pas tenus à mon projet originel.

— N’importe quelle bicoque fera l’affaire pourvu que je n’aie plus à revivre le genre de nuit que je viens de passer avec Meredith et les gosses, qui n’ont pas fermé l’œil plus de trois minutes d’affilée. Et Fred était dans la chambre à côté avec tous les résidus de sa famille qui ne sont pas en pension. Pour autant que je sache, les seuls couples à bénéficier d’une chambre séparée étaient Alan et Martha, et ton fils avec sa poule. »

Ça, c’était pour me faire réagir.

« C’est Alan qui a exigé que Jerome et Hana aient une chambre pour eux tout seuls, protestai-je. J’imagine que ça lui a permis de ressentir par procuration le plaisir du prédateur qui coince sa proie. Je ne sais même pas où mon deuxième a atterri.

— Ni avec qui, ajouta Jonah. Et loin de moi l’idée de briser l’inviolable tradition qui t’accorde la chambre de Natalie pour toi seule. Ça tient du vaudeville. »

Je suivis Jonah et Théo dans la cuisine, mais je n’avais aucune envie de manger, ni de me joindre à tous ces gens qui luttaient maintenant pour accéder au frigo et à la cuisinière. Je n’apercevais pas le moindre signe de mes deux fils. Alan et Martha allaient exercer leur droit d’aînesse et descendre tard, mais presque tous les autres semblaient présents. Claude, fripé et pitoyable après une nuit passée sur le canapé, remuait des œufs dans une grande poêle. Le petit déjeuner est le seul repas de la journée que je n’ai jamais eu plaisir à préparer, mais comme il s’agit d’une affaire d’organisation autant que de cuisine, Claude y a toujours excellé. Il me fit un signe de tête bienveillant tout en faisant glisser les œufs de Fred dans une grande assiette.

Il y avait exactement un an que je n’avais pas revu les quatre frères ensemble dans la même pièce. Dans leurs tenues de week-end – un vieux jean, un chandail ou une chemise écossaise – ils avaient à nouveau l’air d’étudiants, ou même de lycéens occupés à rire et à se bousculer. Tous sauf Claude, qui n’avait jamais été vraiment à l’aise en tenue décontractée. Il avait besoin d’un uniforme et de règles strictes. Les jumeaux, avec leur teint mat et leurs pommettes saillantes, auraient eu l’air plus débauchés et plus sexy après une nuit d’inconfort sur un canapé. Claude avait besoin de huit heures de sommeil et d’un costume bien coupé pour être en beauté, alors il était spectaculaire.

Je chipai une banane dans le compotier et m’esquivai dehors avec mon café. La brume s’effilochait dans les creux. Le ciel était bleu à présent, et il était à peine huit heures. La journée promettait d’être ensoleillée, mais très froide, et ma salopette n’était pas tout à fait assez chaude.

Je suppose que nous avons tous un paysage en tête, celui que nous voyons quand nous fermons les yeux, et pour moi c’étaient ces ondulations de champs et de bois. Chaque arbre, chaque chemin, chaque clôture évoquait des associations qui se mélangeaient à un terreau de souvenirs formés de longues semaines d’été, et de brefs week-ends de neige, d’arbres nus, ou de fleurs naissantes, mais où les différentes années, et même les décennies, ne se distinguaient désormais plus.

Le Domaine était loin d’être ancien – le linteau de la porte d’entrée portait l’inscription : « 1909 – P.R.F. de Beer », du nom de l’homme qui avait fait construire la maison – mais il nous avait toujours paru antique. La porte d’entrée, que nous n’avions jamais considérée comme telle, était située de l’autre côté de la maison, et l’allée principale menait à la départementale 8372, qui allait au pays de Galles si on la prenait à gauche, et à Birmingham si on tournait à droite. Mais de là où je me tenais à présent, devant Pullam Wood, j’apercevais, surplombant une petite dépression, la vraie façade de la maison, avec les portes du salon et de la cuisine et, au-dessus, les fenêtres d’Alan et de Martha et des autres chambres et, encore au-dessus, à un étage séparé, le bureau d’Alan, son sanctuaire, coiffé de cet absurde petit clocher en bois. C’était une grande maison, et pourtant elle donnait une impression d’intimité ; elle était solide, malgré ses planchers disjoints et la minceur de ses murs.

J’atteignis l’orée du bois – où je ne pénètre jamais – et je bifurquai à droite, m’éloignant de Pullam Farm, pour rejoindre l’endroit où les hommes s’affairaient avec la pelleteuse. J’entendis arriver une voiture. La somptueuse Saab de Paul sans aucun doute possible, une voiture luxueuse mais sans excès, pas au point de trahir un principe politique. Papa en sortit avec circonspection, par la portière du fond, et se dirigea lourdement vers la maison sans me voir. Erica apparut à son tour, par la même portière. Elle avait dû faire le trajet sur la banquette arrière, car elle portait la petite Rosie dans ses bras, endormie dans une pose presque théâtrale. Elle se hâta d’entrer dans la maison. Puis Paul m’aperçut, et nous agitâmes tous deux la main. Il ne restait plus personne à attendre.

 

Vers dix heures, tout le monde se rassembla sur la pelouse pour la grande expédition des champignons, l’inviolable tradition automnale des Martello. La famille s’était tellement agrandie qu’avec quelques vestes rouges et une meute de chiens, on aurait pu nous prendre pour la chasse à courre locale. Tous ces frères et leurs familles, et même, dans le cas de mon frère Paul, l’ancienne famille et la nouvelle. Je songeai à l’un de ces chapitres illisibles de l’Ancien Testament. Alan engendra Claude et Théo et Jonah et Fred. Et Chris engendra Paul et Jane. Je dénombrai vingt personnes sans me compter, ni Jim et ses ouvriers, qui bavardaient et s’agitaient sans paraître aller nulle part. Le groupe était retardé par l’absence de la jeune génération, notamment les trois filles que Paul avait eues de Peggy, sa première femme. Vers dix heures et demie, elles finirent par émerger d’un pas nonchalant, toutes trois vêtues de noir et chaussées de grandes bottes, les cheveux flottant sur les épaules, avec la même expression sarcastique peinte sur leurs trois jolis visages. Comme je restais en arrière pour superviser les travaux de construction, je me trouvais suffisamment à l’écart pour pouvoir embrasser la scène dans son ensemble. Mon Dieu, quelle famille. Tout le monde était fagoté en jean et en vieux chandail, sauf Alan et Martha, qui s’étaient habillés convenablement. C’était leur grand jour. Alan arborait une longue veste ridicule de correction, qui l’aurait gardé au sec jusque sous les chutes du Niagara. Il avait toujours quelque chose d’un peu pompeux, comme si on l’avait envoyé au rayon des costumes avec l’instruction de se déguiser en écrivain vieillissant qui mène une vie de gentilhomme rural. Il avait même un bâton qui ressemblait tout à fait au genre d’instrument qu’Errol Flynn utilisait en duel sur des troncs d’arbres jetés en travers d’une rivière. Par contre, Martha était charmante : des cheveux d’une blancheur de neige, svelte comme ses petites-filles, elle portait tout à fait le même genre de vêtements noirs, mais sans les Doc Martens. Sa veste s’était culottée au cours de vraies promenades, et elle tenait un panier parfaitement de circonstance, fait pour conserver les champignons sans l’humus ni la mousse. Presque tous les autres étaient armés de sacs en plastique. Un jour, j’avais essayé d’expliquer à Martha que, contrairement à la légende, les sacs en plastique étaient une bonne idée si l’on comptait manger les champignons le jour même, comme nous le faisions toujours, car ils les ramollissaient et les faisandaient comme du gibier. Mais elle ne m’avait pas écoutée.

Alan frappa le sol de son bâton. Je m’attendis presque à entendre éclater le tonnerre.

« En avant », dit-il.

Dans la bouche de quelqu’un d’autre, cela aurait semblé ridicule.

 

Ensuite, tout se passa très vite. Je rentrai m’attabler dans la cuisine en attendant qu’on ait à nouveau besoin de moi dehors. Je parcourus vaguement le journal et trouvai quelques solutions aux mots croisés, puis on frappa à la porte et, relevant la tête, je vis le visage de Jim à travers la vitre. Comme j’allais lui crier d’entrer, je remarquai sa pâleur et son émotion. D’un simple geste, il m’invita à le rejoindre, et j’éprouvai un instant de réticence, l’envie de ne pas y aller.

À peine avais-je franchi la porte que Jim reprit la direction du trou, et je vis que c’était presque terminé ; je me demandai si c’était juste une manière pédante de m’en informer. Les hommes étaient groupés autour de la pelleteuse, et ils s’écartèrent à mon approche.

« Nous avons trouvé quelque chose », déclara l’un d’eux, le neveu de Jim. Il était presque fuyant.

Je regardai à leurs pieds. À première vue, il ne semblait pas y avoir grand-chose. De la terre grasse, quelques débris de tuiles. Qu’est-ce que c’était ? Ah oui, c’est là qu’avait dû se trouver l’ancien barbecue. Cela paraissait bien loin. Et puis, étonnamment blancs par rapport au sol qu’ils transperçaient, quelques ossements. Je regardai les hommes. Attendaient-ils de moi que je prenne la suite en main ?

« C’est peut-être un animal ? hasardai-je, piteusement. Un animal familier qui serait enterré là ? »

Jim hocha lentement la tête et s’agenouilla. Je ne voulais pas être obligée de regarder.

« Il y a des bouts de vêtements, là, dit-il. Des petits bouts. Et une boucle de ceinture. C’est elle, non ? Leur fille, Natalie. »

Il fallait que je regarde. Une fois dans ma vie, j’avais déjà vu un cadavre. J’avais tenu la main de ma mère dans les derniers instants de ses années de souffrance. J’avais vu la mort effacer l’expression de son visage et son corps tourmenté se détendre dans le lit. J’avais pressé mes lèvres sur son visage encore tiède. Le lendemain, je l’avais touchée à nouveau dans la salle mortuaire, cireuse, froide, dure, les cheveux brossés et revêtue de ses plus beaux habits, avec un petit sac pathétique accroché à sa main gauche. Et voilà maintenant le corps de Natalie, mon amie si chère, après un quart de siècle, âgée de seize ans pour l’éternité. Je m’agenouillai et me forçai à regarder les os. Ce devaient être ceux des jambes, gros et longs. Il y avait des traces de vêtements mêlés à la terre. Je me sentis soudain détachée, curieuse. Pas de chair, bien sûr. Pas de tendons. Les os qui émergeaient du sol étaient entièrement séparés. La terre où ils reposaient était plus sombre que le reste. Les cheveux s’étaient-ils décomposés ? Le crâne était encore enseveli. Je me souvins de son corps élancé. Bronzé cet été-là. Je me souvins du grain de beauté sur son épaule droite, et de ses longs orteils simiens. Comment avais-je pu l’oublier si longtemps ?

« Il faudrait que quelqu’un appelle la police.

— Oui, Jim, oui. J’y vais. Sans doute vaudrait-il mieux ne plus creuser. Y a-t-il un poste de police à Westbury ? »

Il n’y en avait pas. En cherchant dans l’annuaire, je n’en trouvai pas avant Kirklow. Et je me sentis passablement idiote d’expliquer à un inconnu que nous avions trouvé un cadavre et qu’il était ancien, environ vingt-cinq ans, et qu’à mon avis ce devait être celui de Natalie Martello, disparue au cours de l’été 1969. Mais ils prirent la chose très au sérieux et, peu de temps après, deux véhicules de police arrivèrent, puis une voiture civile, et ensuite une sorte d’ambulance qui ressemblait à un break familial. Cela faisait un drôle d’effet, de faire emporter par une ambulance des ossements tellement anciens qu’ils auraient pu tenir dans une petite boîte en carton. L’un des policiers me posa quelques questions hésitantes sur lesquelles j’eus du mal à me concentrer. L’ambulance n’emporta pas les ossements tout de suite. Une sorte de minuscule tente provisoire fut dressée au-dessus du trou. Il tombait une pluie fine.

Je n’avais aucune envie d’aller voir ce qu’ils faisaient, mais je n’arrivais pas à m’éloigner des lieux ; je restai donc assise sur un banc près de la porte de la cuisine, le regard rivé sur la tente et sur les bois qui s’étendaient au-delà. Je me demandais si les autres reviendraient bientôt. J’avais ma montre au poignet, mais je ne me rappelais plus à quelle heure ils étaient partis, ni même combien de temps durait habituellement une chasse aux champignons, alors que j’y étais allée si souvent. Je ne bougeais pas, et je finis par voir un petit groupe émerger des arbres. Nous nous séparions toujours au cours de ces excursions, pour revenir chacun à son rythme. Ils devaient distinguer les voitures de police et la tente incongrue, mais il m’était impossible de voir s’ils étaient surpris. Je me levai pour aller à leur rencontre leur expliquer ce qui s’était passé, mais mes yeux se remplirent soudain de larmes, et je fus incapable de voir de qui il s’agissait. Ça aurait pu être n’importe qui.