Contre toute attente, je sentais que mon analyse me rendait moins péremptoire que je ne l’avais été. Au lieu de me renfrogner au souvenir de Martha et de Chrissie, ou d’agiter tout cela inutilement dans ma tête, je pouvais en parler à Alex. Il ne se choquait pas des choses que je lui disais, mais ne manifestait pas non plus d’intérêt malsain et, bien qu’il lui arrive d’être fort critique à mon égard, voire même caustique, je n’avais jamais à m’excuser. En y réfléchissant bien, je savais qu’il était de mon côté. J’avais confiance en lui. Et puis, en qui d’autre aurais-je pu avoir confiance ?
Le lendemain de mon retour à Londres, j’arrivai chez Alex chargée de paquets de Noël, tel un voyageur passant la douane. J’appuyai mes sacs contre le divan. De temps en temps, tout en parlant, je caressais du doigt leur plastique froissé – sensation de normalité. J’en avais besoin. En lui parlant de Martha et de mon père, je me demandais presque s’il n’allait pas en rire, tellement c’était ridicule, sordide et pathétique. Mais il ne rit pas, et ne m’accabla d’aucune compassion idiote. Puis, quand je lui décrivis ma rencontre avec Chrissie, je songeai qu’il allait peut-être s’irriter de mon obstination à poursuivre mon travail de détective amateur. Je ne pus m’empêcher d’être un peu sur la défensive, en lui répétant sur un ton d’excuses ce qu’elle m’avait dit sur cette histoire horrible d’Alan et de Natalie, et je fus surprise de voir Alex se contenter, pour toute réaction, d’un hochement de tête intéressé.
« Je ne vais donc jamais réussir à vous dissuader d’aller fourrer votre nez partout, hein ? » Il y avait bien une note d’exaspération, mais rien de grave.
« Je ne fourre pas mon nez partout, Alex. Je m’informe juste un peu, c’est tout. J’ai l’impression de chercher quelque chose. Mais je ne sais pas exactement quoi.
— Oui. » Alex semblait pensif. « Je me demande seulement si vous ne cherchez pas au mauvais endroit.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Vous m’intriguez, Jane. Vous avez une technique de magicien. Quand vous me désignez une direction, je sens que c’est une tricherie et que la chose importante se déroule ailleurs.
— C’est bien trop calé pour moi.
— Vous vous trompez aussi vous-même, bien sûr. Il y a quelque chose qui rôde, et vous voulez et ne voulez pas le trouver.
— Que voulez-vous dire, Alex ? Vous pensez que je suis sur la bonne piste ? »
Alex marqua de nouveau une de ses longues pauses. Je sentais ma respiration et mon cœur cogner comme une balle dans ma poitrine. Quelque chose approchait. Quand il parla enfin, ce fut avec une grande délibération.
« Ce que je pense, Jane, c’est que vous êtes sur la bonne piste, au sens où je crois qu’il y a quelque chose de précis à trouver. Mais vous le cherchez au mauvais endroit. Vous parlez à des gens qui ne pourront jamais résoudre votre problème. Là où vous devriez vraiment chercher, c’est là-dedans. »
Je sentis la main fraîche d’Alex sur mon front, et je faillis bondir. Ce n’était pas la première fois qu’il me touchait, mais cette fois son geste était étrangement intime. Il n’avait pas dû bien comprendre.
« Alex, je ne nie pas que votre thérapie soit importante et salutaire. Mais quand je parle à des gens, à ma manière pathétique et confuse, je cherche quelque chose de spécifique. J’essaie de trouver quelque chose de bien réel, la vérité sur une chose qui s’est vraiment produite.
— Croyez-vous que je dise autre chose, Jane ?
— De quoi parlez-vous ? Voulez-vous dire que je connais déjà la réponse ? Que je sais qui a tué Natalie ?
— Savoir est un mot complexe. »
Je sentis soudain un fourmillement sur ma peau. « Vous m’accusez de quelque chose ? »
Alex eut un rire apaisant.
« Non, Jane, bien sûr que non.
— Mais si je savais, enfin, je… euh, saurais, non ? Je m’en souviendrais.
— Ah oui ? Attendez une seconde. »
Alex se leva et sortit, puis revint avec un vieux classeur jaune usagé et un carnet à spirale.
« Laissez-moi prendre l’initiative pour un moment, dit-il en se rasseyant. Je voudrais vous poser une série de questions sur vous-même.
— C’est un test ?
— Ne le prenez pas comme ça. Contentez-vous de répondre. Seulement si vous le souhaitez, mais je pense que ça vous aidera.
— D’accord.
— Je vais vous poser un certain nombre de questions. Vous pourrez répondre aussi brièvement que vous le souhaiterez. Juste oui ou non, si vous voulez. D’accord ? » Alex fit cliqueter son stylo et commença. Après chaque réponse, il griffonnait quelque chose.
« Avez-vous peur dans le noir, Jane ?
— Oui.
— Avez-vous déjà fait de mauvais rêves ?
— Je crois. Mais je ne suis pas très douée pour me les rappeler.
— Vous arrive-t-il de vous inquiéter à propos de votre corps ? Y a-t-il des parties de votre corps que vous n’aimez pas ?
— Oui, bien sûr, mais pas plus que tout le monde. »
C’était amusant. Cela me rappelait les tests de personnalité que je trouve irrésistibles dans les magazines.
« Avez-vous déjà eu des problèmes gynécologiques ?
— À une époque, j’ai eu des crises de cystite répétées. Je ne sais pas si ça compte.
— Maux de tête ? Arthrite ?
— Pas d’arthrite, mais j’ai souvent des maux de tête. Autrefois j’avais des migraines. Pendant des années j’en ai eu tous les vendredis après le dîner. Sauf quand nous sortions. Dans ce cas, c’était repoussé au samedi soir.
— Avez-vous déjà évité de vous regarder dans les glaces ?
— Oui. Confer plus haut, la question sur mon corps.
— Avez-vous déjà désiré changer de nom ?
— Vous êtes sérieux ? J’en ai changé, oui. Récemment, je me suis même demandé si je n’allais pas reprendre l’ancien, mais c’est un peu tard, maintenant. Toutes ces étiquettes et ces papiers à en-tête qu’il faudrait changer.
— Vous arrive-t-il de porter une quantité de vêtements qu’on pourrait qualifier d’inappropriés ?
— J’ai une mauvaise circulation, et j’ai parfois froid même quand il y a du soleil. Alors, oui, ça m’arrive sans doute. C’est un crime ?
— Avez-vous des phobies ?
— Non. L’altitude ne me dérange pas, j’aime assez les araignées. Les espaces clos sont rassurants. Maintenant que vous en parlez, j’ai une horreur irrationnelle des céréales du petit déjeuner, et j’ai passé une bonne partie de l’enfance de mes fils à essayer de les exclure de ma maison. Je n’aime pas non plus la fête des Mères, les buffets campagnards, ni rien de ce qui a été inventé par les publicitaires.
— Des troubles alimentaires ?
— Non.
— Jamais eu de problème d’alcool ou de drogue ?
— Jamais.
— Vous en êtes-vous protégée de manière obsessionnelle ?
— Pas vraiment. Je buvais moins au moment des examens, ce genre de choses-là. Je ne me suis jamais intéressée à la drogue. C’était tout ce qui allait avec, l’attirail, la culture. Et puis j’avais un peu la trouille de me faire arrêter. Je ne pense pas avoir été puritaine là-dessus.
— Des exemples de comportement obsessionnel ?
— Oh, des tas.
— Avez-vous déjà souhaité être invisible ?
— Si je l’ai souhaité, ça m’a été accordé pendant une bonne partie de ma vie conjugale. Pardon. La réponse honnête, c’est que ça ne s’est jamais présenté, même en fantasme.
— Avez-vous connu des moments de dépression ?
— Oui.
— Une mauvaise image de vous-même ?
— Oh oui.
— Pleurez-vous souvent sans raison ?
— C’est presque une question philosophique, mais en gros je dirais oui.
— Des pensées ou des pulsions suicidaires ?
— Pas sérieusement.
— Avez-vous jamais éprouvé le besoin d’être extraordinairement sage, ou le contraire, extraordinairement vilaine ?
— Je vois ce que vous voulez dire. Je connais ce sentiment.
— Vous êtes-vous déjà sentie victime ?
— Seulement dans mes moments de faiblesse. J’espère ne m’être jamais sérieusement considérée comme une victime.
— Avez-vous déjà eu le sentiment de posséder un secret ? Peut-être avec une forte envie de le dire, et le sentiment que personne ne vous croirait ?
— Je ne suis pas sûre de comprendre la question. Je ne crois pas, non.
— Avez-vous déjà pris des risques dangereux ?
— Non. Je le regrette parfois.
— Vous est-il arrivé de vous sentir incapable de prendre des risques ?
— Oui.
— Vous arrive-t-il de faire des rêves éveillés ?
— Que dites-vous ? J’étais à des kilomètres. Pardon. Je plaisantais. Quelquefois, peut-être.
— Avez-vous l’impression d’avoir parfois exclu une période de votre vie, surtout quand vous étiez jeune ?
— Je ne sais pas. C’est difficile à dire. Visiblement, il y a des tas de choses dont je ne me souviens plus.
— Vous inquiétez-vous parfois du bruit que vous pouvez faire ? Je veux dire lors de rapports sexuels, par exemple, ou en société, ou même aux toilettes.
— Voilà qui devient vraiment personnel, non ? Bon, je ne suis pas gênée, et je vais répondre. Prenons-les dans l’ordre. Je ne pense pas être inhibée sur le plan sexuel, et je dois sans doute geindre et crier. Dans les dîners, je reconnais que les gens qui parlent fort et qui s’esclaffent m’exaspèrent, et je dois certainement apparaître en public comme quelqu’un de réservé. Et je m’efforce sans doute d’être assez discrète aux toilettes quand il y a des gens dans les parages. Mais la plupart des gens font pareil, non ?
— Avez-vous jamais eu le sentiment que la sexualité était une chose sale ?
— Non, pas intrinsèquement.
— Avez-vous jamais détesté être touchée ?
— Vous voulez dire sexuellement ?
— Pas nécessairement.
— Il m’arrive de détester que des hommes me touchent, mais cela dépend beaucoup de l’homme, avouons-le. Il y a eu des moments où je n’avais pas envie de faire l’amour, et je l’ai dit.
— Et par un gynécologue ?
— Je détestais être examinée par un gynécologue masculin. Quand j’avais, oh, une bonne vingtaine d’années, Claude m’a trouvé une femme formidable, et depuis, c’est toujours elle qui me suit. Je n’ai aucun problème avec Sylvia.
— Y a-t-il des actes sexuels particuliers qui vous répugnent ?
— Il doit y en avoir un ou deux que je n’aime pas spécialement.
— Y en a-t-il qui vous attirent fortement ?
— Oh oui.
— Etes-vous passée par des périodes de promiscuité sexuelle ?
— Non. Ça aurait pu être drôle, et je suppose que c’est à l’université qu’il aurait fallu que j’essaye, mais Claude est entré très tôt dans ma vie.
— Avez-vous passé par des périodes farouchement asexuelles ?
— Non.
— Vous arrive-t-il d’être préoccupée par des idées de sexe ?
— J’ignore ce que vous entendez par préoccupée. Mais j’y pense de temps en temps.
— Êtes-vous portée à contrôler étroitement vos émotions ?
— Je n’aime pas me sentir émotionnellement incontrôlable.
— Éprouvez-vous le besoin de contrôler les situations ?
— Il m’arrive d’essayer.
— Cherchez-vous à contrôler des choses sans importance de manière obsessionnelle ?
— Il peut m’arriver d’être follement ordonnée ou organisée. Mais, comparée à Claude, je suis une vraie souillon.
— Avez-vous du mal à être heureuse ?
— Il m’est arrivé de le penser en ce qui me concerne.
— Avez-vous du mal à vous détendre ?
— Oui.
— Avez-vous du mal à travailler ?
— Depuis quelque temps, c’est un problème.
— Avez-vous parfois l’impression d’être folle ?
— Oui.
— Vous est-il déjà arrivé d’inventer des mondes imaginaires ? Ou des relations imaginaires ?
— Pas depuis mon enfance.
_Avez-vous déjà eu l’impression que vous étiez réelle et que tout le reste était une illusion ?
— Je comprends ce que vous voulez dire, mais honnêtement je ne peux pas dire que ça me soit arrivé. J’ai toujours été une raseuse un peu trop rationnelle. J’ai sans doute dû le ressentir quand j’étais enfant, comme tout le monde.
— Et le contraire ?
— Vous voulez dire que moi, j’aie été une illusion ? C’est plus vraisemblable. J’ai encore parfois l’impression que les gens sont tous de vrais adultes mais que je fais semblant et qu’en vérité je suis une enfant.
— Avez-vous peur de réussir ?
— Quelquefois.
— Y a-t-il des goûts ou des aliments qui vous dégoûtent ou vous effraient ?
— Non, mais je vais vous avouer un secret : tout au fond de moi, je n’ai jamais vraiment aimé le chou-fleur ni les choux de Bruxelles.
— Vous sentez-vous parfois accablée par le destin ?
— Oui. »
Alex resta longtemps sans rien dire, mais il écrivait furieusement dans son carnet, retournant parfois en arrière d’un geste rapide. Au bout de quelques minutes douloureuses, il le referma.
« Comment je m’en suis tirée ? Je passe ? »
Lorsque Alex répondit, ce fut avec une gravité que je ne lui connaissais pas.
« On a dit que, si vous répondiez positivement à plus d’une demi-douzaine de questions parmi celles que je viens de vous poser, ce pourrait être la preuve qu’il existe chez vous un traumatisme réprimé.
— Comment cela, “réprimé” ?
— Un événement, ou une série d’événements, que vous vous êtes forcée à oublier.
— Voyons, Alex, les questions de cette liste pourraient s’appliquer à n’importe qui. Qui donc ne répondrait pas oui à quelques-unes d’entre elles ?
— N’essayez pas d’éluder le sujet, Jane. Vous avez joué le jeu très consciencieusement jusqu’à maintenant. Les questions sont très soigneusement construites pour faire apparaître les symptômes d’angoisse qui pourraient révéler quelque chose de plus profond. Je ne prononce aucun diagnostic, mais c’est une chose à laquelle nous devrions réfléchir. Dites-moi, Jane, vous vous êtes réintroduite dans le paysage d’où Natalie a disparu. Vous l’avez fait avec un sérieux qui m’a impressionné. Mais quelles émotions suscite en vous ce paysage ? Un sentiment de frayeur ? Avez-vous l’impression qu’il y a quelque chose là ? Quelque chose de caché ? »
J’eus soudain froid, étendue là sur le divan, comme toujours quand je m’allonge un certain temps, même dans une maison aussi bien chauffée que celle d’Alex. Encore ma mauvaise circulation.
« Oui, cela m’effraie. Qu’est-ce qui vous intéresse là-dedans, Alex ?
— J’ai toujours essayé de suivre la direction que vous m’indiquiez, Jane. Je vous ai interrogée sur la disparition de Natalie, et vous m’avez donné un paysage. Je voudrais vous envoyer dans ce paysage et voir ce que vous y trouvez. Cela vaut-il la peine de le tenter ?
— Oui, d’accord. »
Nous reprîmes notre rituel familier. L’approbation d’Alex me faisait plaisir, comme si j’étais devenue son élève modèle. Il me parlait doucement. Mon corps se détendit, je fermai les yeux, et me replaçai au bord de la Col. Séance après séance, cela devenait plus facile et le monde dans lequel je me retrouvais était à chaque fois plus vivant.
J’étais assise, adossée au rocher sec et moussu, au pied de Cree’s Top, avec la rivière qui coulait sur ma gauche, les derniers bouts de papiers qui s’éloignaient dans le tournant, et les ormes de l’orée du bois sur ma droite.
Sans aucun encouragement, je parvins à me lever et à faire volte-face. À présent la rivière coulait vers moi, sur ma droite, et les ormes du bois étaient sur ma gauche. Et maintenant, je regardais le sentier serpenter vers le haut de Cree’s Top. Il était bordé d’épais fourrés, et son tracé sinueux disparaissait parfois, mais je le voyais presque en entier. En tournant la tête, je pouvais observer n’importe quelle partie de mon environnement et m’y déplacer, marcher sur les cailloux dispersés par le passage d’innombrables pieds qui avaient également creusé le sol, révélant des pierres plus grosses et les racines des arbres. Presque sans l’avoir voulu, je commençai à m’avancer sur le chemin. En baissant les yeux, je vis que mes pieds étaient chaussés de chaussons de gymnastique noires comme je n’en avais plus porté depuis mes années d’école. J’étais maintenant bien engagée sur le chemin en direction du sommet, loin de l’endroit où je m’étais assise. En me tournant vers la droite, je regardais la rivière au pied du coteau. En me tournant vers la gauche, je regardais à travers les bois, en direction du Domaine. Soudain tout s’assombrit. Je levai les yeux et vis un gros nuage noir. L’air devint froid, un frisson me parcourut, et je fis demi-tour pour m’élancer au bas de la colline. Je repris soigneusement ma précédente position, adossée à la pierre rugueuse.
Je décrivis à Alex ce qui s’était passé.
« Pourquoi n’avez-vous pas continué ?
— J’avais peur.
— Les grandes filles n’ont rien à craindre. »