« Il quoi ?
— Il veut venir au repas de Noël avec une équipe de télévision.
— Mais enfin c’est ridicule. Et d’abord, pourquoi une équipe de télévision consentirait-elle à travailler le jour de Noël ?
— Je pense que la sienne n’y verrait pas d’inconvénient. C’est un peu comme le message de la reine au Commonwealth.
— Jane, tu n’as pas cédé ? »
Kim n’avait jamais piaillé ; et voilà qu’elle piaillait.
« C’est-à-dire que, c’était très compliqué. Enfin, visiblement c’est très important pour Paul. Il y a déjà énormément travaillé alors, tant qu’à faire d’être allée si loin, je me suis dit que je pouvais bien continuer jusqu’au bout.
— Tu es sérieuse, quand tu dis que Paul et Erica vont arriver le jour de Noël, avec Rosie en prime, bien sûr, avec des caméras, pour te filmer en train de cuisiner ta dinde ? Mais, bon Dieu, Jane, ton père sera là. Et Robert. Et Jerome. Et moi aussi, avec Andréas.
— Ils ne seront pas là toute la journée. Ils vont juste filmer un peu la famille rassemblée pour Noël. Ils seront partis longtemps avant qu’on passe à table. »
J’entendis un gargouillis au bout du fil, et devinai avec un vif soulagement et une sorte de ravissement que Kim riait.
« Dis, Kim, tu voudras bien m’aider ? Je veux dire, à survivre ?
— Ne t’inquiète pas pour ça. Mais comment je m’habille ? Je ne suis jamais passée à la télé, moi. Ce sont les rayures, qui sont verboten, ou bien les pois ? »
« Et voilà. Un sherry, et un pâté en croûte. »
Le sherry était jaune pâle, le pâté en croûte épicé et brûlant. Je pris place sur le canapé qui paraissait livré du matin même, avec ses coussins rebondis. Je me sentais étrangère, poliment invitée.
« C’est très agréable, ici. »
La pièce était immaculée, comme un espace qu’on aurait photographié pour un supplément en couleurs. Aux murs couleur ivoire étaient accrochées six petites gravures. Un tapis carré occupait le centre exact du plancher. De part et d’autre du nouveau canapé étaient disposés deux fauteuils tout neufs, et un livre sur les églises normandes trônait sur la table basse, à côté du Guardian soigneusement plié. Un cactus fleurissait joliment sur le vieux piano, qui avait été bien lustré. Dans l’angle, sur une sorte d’estrade, un petit sapin étincelait de ses lumières blanches. De là où j’étais assise, avec mon verre de sherry et mon pâté en croûte, j’apercevais une cuisine tellement immaculée que je me demandai si Claude s’y était jamais préparé un seul repas.
« Oui, j’en suis très content. Je l’ai aménagé exactement comme je voulais. »
Nous échangeâmes un sourire nerveux par-dessus l’espace ordonné. Je songeais au fouillis de ma cuisine : les grandes jattes de clémentines juteuses, les tas de lettres et de factures en attente, les listes de choses à faire que je ne consultais jamais, les assiettes cassées que je m’étais promis de recoller, les cartes de Noël que j’allais suspendre à un fil tendu sous l’avant-toit mais dont je n’avais pas eu le temps de m’occuper, la brassée de gui, regrettée mais pas jetée, posée au milieu des tasses sur le buffet, les paquets de jonquilles flanqués à la va-vite dans des vases et qui parsemaient la pièce de taches jaunes irrégulières, des plans inachevés et abandonnés, des photos que je n’avais pas encore pris le temps de classer dans les albums, des quantités de livres, des recettes découpées dans des magazines et restées en plan, une bouteille de vin à moitié vide. Et puis, bien sûr, un sapin déplumé dont les décorations, gracieuse courtoisie des garçons, paraissaient balancées là à pleines poignées par des gens en état d’ébriété. Et elles avaient effectivement été balancées là à pleines poignées : Jerome et Robert avaient été horrifiés par l’esthétisme coordonné dont j’avais fait preuve cette année. Un arbre de Noël, protestèrent-ils, devait être coloré et voyant. Ils étaient montés chercher toutes les boules roses et turquoise, et les étoiles scintillantes, toutes les babioles que nous avions accumulées au fil des ans, et les avaient littéralement jetées sur l’arbre.
Je suggérai gaiement que nous écoutions de la musique.
« Il n’y a pas de musique », répondit Claude.
« Où sont tous tes CD ?
— Ils appartenaient à une existence antérieure.
— Si tu n’en voulais pas, pourquoi les as-tu pris ?
— Ils n’étaient pas à toi.
— Es-tu sérieusement en train de me dire (j’étais atterrée) que ta collection de disques, que tu avais amassée toute ta vie, est, euh, enfin, partie à la poubelle ?
— Oui. »
Je parcourus des yeux la pièce. Et je me rendis compte que, avec une brutalité de chirurgien, Claude avait fait disparaître toute trace de notre vie ensemble, de notre famille. Ce n’était pas de l’ordre. C’était le vide.
« Claude, balbutiai-je. Comment te rappelles-tu Natalie ? »
Tout en posant ma question, je me rendis compte qu’elle était bizarre, oblique.
« Comment je me la rappelle ?
— C’est-à-dire, j’ai parlé d’elle avec des gens, et brusquement j’ai trouvé curieux que toi et moi n’ayons jamais évoqué ensemble nos versions personnelles. »
Claude s’assit, et me dévisagea de cet air professionnel qui m’avait toujours exaspérée.
« Écoute, Jane, tu ne penses pas que ton obsession va un peu loin ? Enfin tout de même, nous – sa vraie famille, à parler franchement – nous nous efforçons de reprendre le fil de notre vie. Et je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment secourable de te voir farfouiller dans notre passé pour des raisons psychologiques qui te sont purement personnelles. Est-ce là ce que ton analyste t’encourage à faire ? »
Il se montrait gentil et correct, et, assise sur son irréprochable canapé, je me sentis comme une écolière brouillonne et impatiente.
« Bon, d’accord, fin du sermon – alors, comment te la rappelles-tu ?
— Elle était délicieuse, intelligente et tendre. »
Je le dévisageai avec insistance.
« Ne me regarde pas comme ça, Jane. Ce n’est pas parce que tu es en thérapie que tu dois soupçonner tout ce qui est simple et franc. C’était ma petite sœur. C’était une enfant charmante et bientôt femme quand elle morte tragiquement. Voilà. Voilà comment je me la rappelle et comment je veux me la rappeler. Je ne veux pas que tu la ternisses, même si elle est morte depuis vingt-cinq ans. »
Je versai une nouvelle dose de sherry dans mon verre minuscule et en bus une gorgée.
« D’accord. Quels sont tes derniers souvenirs d’elle, alors ? »
Cette fois, Claude parut réfléchir un instant avant de répondre – ou peut-être se demandait-il simplement s’il allait répondre. Puis il hocha la tête avec une expression proche de la pitié.
« Je ne sais pas ce que tu cherches à faire, mais si tu insistes. Nous étions tous au Domaine, à organiser la fête pour leur retour de croisière. Je devais m’envoler pour Bombay le lendemain matin. Comme la plupart d’entre nous, Natalie aidait. Le jour de la fête, le matin, Natalie et toi faisiez mille courses de toutes sortes. Tu te rappelles ?
— Il y a longtemps.
— Je me souviens de l’avoir emmenée chercher le cadeau pour Alan et Martha, et nous avons dû parler des vêtements qu’elle voulait porter, je crois. Tout ce que je me rappelle, ensuite, c’est que je me suis occupé du barbecue et que je n’en ai plus bougé jusqu’à l’aube. » Il me regarda. « Mais tu ne risquais pas de t’en rendre compte. Tu étais bien trop occupée avec Théo. Et puis le lendemain, avant l’aube, je suis parti avec Alec. Je n’ai appris la disparition de Natalie que deux mois plus tard, à mon retour. »
Je picorai délicatement les miettes sur mon assiette, du bout du doigt.
« As-tu vu Natalie, le matin de ton départ ?
— Bien sûr que non. Je n’ai vu personne d’autre que ma mère, qui nous a accompagnés à la gare vers trois heures et demie du matin. Et tu le sais très bien. Allons, Jane, tu ne fais que ressasser encore et toujours les mêmes choses. Et je ne peux guère t’aider : je n’étais pas là le jour de sa disparition. »
Il se passa la main sur le front, et je me rendis compte qu’il était très fatigué. Puis il me sourit, d’un drôle de petit sourire intime. L’hostilité de l’atmosphère se dissipa, remplacée par quelque chose d’autre, et d’aussi troublant.
« Tu ne sais donc pas, reprit-il presque rêveusement, combien je regrette de n’avoir pas été là ? Pendant longtemps, je me suis dit que si je n’étais pas parti, ce ne serait pas arrivé. Que j’aurais pu l’empêcher, ou je ne sais quoi de ridicule. Et je me sens toujours séparé du reste de la famille, parce qu’ils ont vécu cela tous ensemble, pendant que j’étais ailleurs. » Il eut un sourire sans joie. « Tu m’appelais toujours le bureaucrate de la famille, n’est-ce pas, Jane ? Peut-être est-ce parce que je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour me sentir intégré.
— Claude, je suis désolée d’avoir été si maladroite. »
Sans réfléchir, je lui pris la main, et il ne l’enleva pas. Il baissa les yeux vers nos doigts entrelacés. Le silence s’épaissit pendant quelques secondes, puis j’ôtai ma main, gênée.
« Que fais-tu pour Noël ? » Ma voix était trop gaie.
Ce fut à son tour de paraître embarrassé.
« Tu ne savais pas ? Je devais aller chez Martha et Alan, mais Paul m’a invité à passer la soirée avec lui et Peggy.
— Mais ils viennent chez moi. » Une vilaine pensée m’assaillit.
« Paul pensait que tu n’y verrais pas d’inconvénient.
— C’est impossible, Claude. Impossible. Il y aura papa, Kim avec son nouvel amant, les garçons et Hana. Oh merde, il y aura aussi une équipe de télévision pour nous filmer. Que veux-tu que nous fassions, tous ensemble ? Jouer à la famille heureuse pour les caméras ?
— C’est toi qui as dit que nous pouvions rester amis. »
Je l’avais dit. C’était un cliché idiot, une consolation factice et un mensonge, mais je l’avais dit.
« Et puis je veux être avec mes fils pour Noël. »
Je savais que c’était une terrible erreur. Qu’allait dire Kim ?
« D’accord. »