Martha et Alan firent leur entrée comme des hôtes de marque. Alan était en pleine conversation ; il agitait ses larges mains, son ventre débordant généreusement par-dessus sa ceinture. Sa barbe n’était pas taillée et ses cheveux gris effleuraient un col usagé. Mais il avait mis une cravate voyante dans le goût du jour, et une veste en tweed irréprochable. Toujours bohème et désinvolte dans sa tenue, mais d’une négligence argentée. Il serra contre lui Frances, qui se trouvait près de la porte, et donna à Jerome une claque cordiale dans le dos. Jerome, le cheveu taillé très court à la Keanu Reeves, vêtu d’un jean et d’un T-shirt noir, paraissait mal à l’aise et déprimé. Il ne parlait qu’avec Hana. Elle aussi était tout en noir, ce qui soulignait le caractère slave de ses traits. Jerome foudroya Alan du regard, qui ne s’en aperçut pas.
« Eh bien, nous voilà tous rassemblés, proclama Alan. Je meurs d’envie de boire quelque chose. »
À côté de lui, Martha paraissait pâle, plus mince que je ne m’en souvenais, et la peau affinée par l’âge. À son air transparent et fragile, je vis qu’elle avait beaucoup pleuré. Jonah alla l’embrasser sur la joue : c’était un très bel homme, avec ses yeux bleus et sa chevelure sombre. Pourquoi ne l’avais-je jamais trouvé séduisant, ni Fred non plus, pendant ce long été si chaud où Théo m’avait semblé irrésistible ? Ce fameux été. Peut-être me faisaient-ils chacun l’effet d’une moitié d’homme. Maintenant encore, je pensais à eux en un seul mot, Jonah-Fred, les jumeaux. Et je continuais de trouver leur ressemblance un peu comique, ou absurde. Leurs cheveux commençaient à se clairsemer et leur beauté à se flétrir. Ils ne vieilliraient pas bien, songeai-je. Mais même leurs femmes, leurs professions, leurs maisons séparées n’étaient pas parvenues à faire surgir en eux deux identités distinctes. Je me demandai s’ils jouaient encore des tours aux gens.
Claude commença à déboucher la première bouteille de champagne, et tout le monde attendait, le verre tendu. On me murmura quelque chose à l’oreille. Peggy se tenait à mon côté.
« Je ne suis pas certaine que le champagne soit vraiment de circonstance », souffla-t-elle.
Je répondis par un haussement d’épaules qui pouvait signifier n’importe quoi. Un tintement sec se fit entendre. Toutes les têtes se tournèrent. Alan tapotait son briquet contre sa coupe. Lorsque notre attention lui fut acquise, il s’avança au centre de la pièce. Il y eut un long silence, pendant lequel il parut réfléchir. Si je n’avais pas connu Alan, ce silence excessif aurait pu m’alarmer ou m’embarrasser. Mais il me rappela une émission de télévision que j’avais vue sur un autre exhibitionniste mégalomane, Adolf Hitler, qui commençait toujours ses grands discours par de longues pauses méfiantes afin d’accaparer toute l’attention de son auditoire. Lorsqu’il parla enfin, ce fut d’une voix si basse que nous dûmes tous nous pencher en avant pour entendre ce qu’il disait.
« Vous savez le plaisir que j’éprouve toujours à vous accueillir tous ici par une ou deux plaisanteries, mais aujourd’hui les choses sont différentes. Cela vous intéressera tous de savoir que je viens de parler au téléphone avec le commissaire Clive Wilks, qui dirige la police judiciaire de Kirklow. Il s’est montré circonspect, bien naturellement, mais quand je lui ai demandé si le corps pouvait correspondre à celui d’une jeune fille de seize ans, il m’a répondu oui. Ce qui n’est bien sûr pas une surprise. »
Il ébaucha un sourire sans joie.
« Et je crains que la splendide maison de Jane ne doive attendre quelque temps. Ce dîner de champignons est notre tradition. Elle m’est très précieuse, cette réunion de nos deux familles, avec tous leurs enfants et leurs êtres chers. »
À ces mots, le groupe s’agita un peu, mal à l’aise. Qu’allait-il ajouter ?
« Mais le souvenir du dîner de ce soir restera à jamais gravé dans ma mémoire. Il y a vingt-cinq ans, notre fille Natalie a disparu. Pendant quelque temps, nous avons cru ou tenté de croire – coup d’œil en direction de Martha, qui tremblait, au bord des larmes – qu’elle avait fait une fugue et qu’elle nous reviendrait. Cet espoir s’était affaibli, mais il n’était pas mort. Attendre quelqu’un qui ne vient pas est une chose terrible, vraiment terrible. Aujourd’hui, nous l’avons retrouvée, et nous pouvons enfin pleurer sa mort comme il convient, et célébrer sa vie. Nous pourrons l’ensevelir en paix. Il me semble que je devrais parler d’elle. La décrire. Ma fille unique. Je ne sais trop que dire. »
Il n’était plus, soudain, qu’un vieil homme désorienté. Je sentis un chuchotement aviné à mon oreille. « Quel foutu exhibitionniste. Il adore ça, non ? »
C’était Fred. Déjà très ivre. Je lui dis de se taire.
« Elle était intelligente, belle, jeune ; sa vie ne faisait que commencer. » J’entendis un sanglot retenu, sans déceler d’où il venait. « Elle était volontaire et têtue. » Des larmes ruisselaient sur les joues d’Alan, à présent ; sans prendre la peine de les essuyer, il poursuivit : « Elle n’a jamais aimé les adieux. Même quand elle était toute petite, elle me repoussait si j’essayais de l’embrasser devant l’école. Dans le bus, jamais elle n’agitait la main pour dire bonjour ; elle fixait ses yeux droit devant elle. C’était bien ma fille : jamais un regard en arrière. Mais maintenant, nous pouvons lui dire adieu. »
Alan baissa les yeux vers le verre qu’il tenait à la main puis, se ressaisissant, il reprit.
« Maintenant s’ouvre une nouvelle ère de notre vie. » Il entoura de son bras les épaules frêles de Martha, raidie contre le chagrin. « Peut-être pourrai-je même enfin écrire un nouveau livre, ajouta-t-il avec un sourire triste. En tout cas, je voulais vous dire que je suis heureux que nous soyons tous ici aujourd’hui. Vous aimiez tous Natalie, et Natalie vous aimait. »
Il leva sa coupe, où les bulles scintillaient à la lueur du feu.
« Je voudrais proposer un toast. À Natalie. »
Tout le monde échangea des regards. Était-ce de bon goût ?
« À Natalie. »
Avant que j’aie pu porter mon verre à mes lèvres, Fred en avait renversé la moitié en m’étreignant avec émotion.
« Je suis désolé pour ton mariage, Jane, dit-il d’une voix pâteuse, et je suis désolé pour ton projet. Je n’ai jamais rien vu de ce que tu as construit, et je me réjouissais à l’idée de dormir dans cette maison. Mais maintenant, il y aura toujours un fantôme dedans, non ?
— Je ne dirais pas cela, non.
— Moi, si. Je le dis, rétorqua Fred. Mais la vraie question est celle-ci. »
Là, il s’interrompit si longuement que je crus qu’il avait terminé. Et je me serais éloignée s’il ne s’était pas cramponné à ma manche.
« La question est celle-ci : s’agit-il d’un fantôme heureux, ou d’un fantôme triste ?
— Je n’en sais rien, répondis-je, en quête d’une échappatoire.
— Et quels secrets a-t-il à révéler ?
— D’accord, mais le moment est venu de passer à table, dis-je. Et j’élevai la voix : Tout le monde à table. »
C’était terminé. Riz charnu et champignons mous, moelleux ; agneau rosé aux herbes ; soufflés au chocolat enflés sur les bords. La lueur des bougies adoucissait les visages ; les voix montaient et descendaient comme une litanie. Les plus jeunes, qui jouaient au Boggie près du feu, parlaient doucement. Et Alan lui-même, qui pérorait sur l’état du roman contemporain (exécrable, bien entendu, en son absence) en tripotant le pied de son verre, s’abstenait d’élever la voix. Fred me coinça une nouvelle fois pour me dire que Claude et moi devrions faire appel aux services de sa femme, Lynn, pour régler notre divorce, mais sa harangue fut écourtée par Lynn elle-même qui, s’apercevant de ce qui se passait, l’emmena se coucher.
« Il faut me pousser avant que je tombe », déclara-t-il tandis que Lynn, sévère, l’entraînait dans l’escalier.
« Quelque chose ne va pas ? » demandai-je à Lynn quand elle redescendit, seule.
Lynn était une belle femme sûre d’elle, impeccable en jupe et veste de velours sombre.
« Il est chargé de restructurer la société, répondit-elle. C’est très lourd.
— Des licenciements ?
— Un plan social », corrigea-t-elle.
J’espérais qu’elle m’en dirait plus, mais elle commença à s’apitoyer sur mon sort et mon attention s’éparpilla. Dès que je le pus, je quittai Lynn pour rejoindre Jerome, qui continuait à faire la tête, en compagnie d’Hana. Il répondit à mes questions par des monosyllabes. Je me rapprochai de Théo, qui contemplait le feu. Je lui touchai l’épaule, et il sursauta.
« Excuse-moi. »
Il se retourna, mais parut à peine me voir.
« Je pense à des trucs très bêtes, dit-il. Quand elle était plus jeune, vers onze ou douze ans, nous faisions la roue, en été, quand l’herbe était sèche. La seule façon dont j’y arrivais, c’était à toute vitesse. Et elle se moquait de moi, en disant que mes jambes ne montaient pas assez haut. Quand c’était à elle de le faire, sa jupe ou sa robe retombait, quelquefois même par-dessus sa tête, et nous, je veux dire les garçons, on se moquait d’elle. Mais elle arrivait à le faire au ralenti, à la perfection. Les mains par terre, une jambe qui monte lentement, l’autre qui suit, comme deux rayons d’une roue. Et puis on redescend lentement. Elle le faisait parfaitement, mais nous étions trop fiers pour le lui dire.
— Je ne pense pas qu’elle en ait souffert, dis-je. Elle connaissait déjà ses points forts.
— Et je me rappelle quand elle lisait, nichée dans l’embrasure de la fenêtre. Elle avait toujours l’air renfrogné. C’était son expression quand elle se concentrait. Renfrognée. C’était drôle. »
J’acquiesçai, la gorge serrée. Je n’étais pas prête pour ce type d’évocations.
« Tu connais ce vieux cliché qui veut qu’un jour, en rentrant de classe, on découvre que sa petite sœur est devenue une femme ? C’est un peu ce qui s’est passé quand elle avait quatorze, quinze, seize ans. Je revenais de pension pour les vacances, et elle sortait avec des gens avec qui je l’avais vue jouer. Et puis Luke, tu te souviens ? » Je fis oui de la tête. « Ça me fait bizarre. C’était comme un truc pas normal, en quelque sorte. Pour la première fois de ma vie, je me rendais compte que nous grandirions tous. Et que je verrais Natalie devenir adulte, mère, et ainsi de suite. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. »
Il tourna vers moi ses yeux pleins de larmes. Je lui pris la main.
« Je me rappelle cet air fâché, dis-je doucement. Cet horrible été où il pleuvait tout le temps, quand elle nous a annoncé qu’elle allait apprendre à jongler. Et elle a passé toutes ses journées à s’exercer avec ces trois maudits sachets remplis de haricots ou de je ne sais quoi. Elle avait cet air renfrogné, avec la langue qui pointait au coin des lèvres, et elle s’exerçait sans arrêt, jour après jour. Et elle a réussi. »
Je n’étais plus qu’à quelques centimètres de Théo, à présent. Nous murmurions comme des amants.
« Je me souviens quand elle s’étendait devant le feu. Les flammes dans ses yeux. J’étais à côté d’elle, tout près. Et nous gloussions si jamais quelqu’un nous disait quelque chose. Mon Dieu, que nous devions être agaçantes. »
Théo sourit, pour la première fois. « Oh ça, oui. »
L’enchantement se rompit. Quelque part derrière nous, Claude ouvrait une bouteille de porto. L’épais liquide grenat coulait en gargouillant doucement dans les verres disposés sur un plateau. Il leva une main, et le murmure des voix se tut dans la pièce.
« À la cuisinière », lança-t-il, et il me sourit tristement par-dessus les reliefs du repas.
Ce dîner ressemblait soudain à un adieu. Je me demandai ce qui allait se produire maintenant, et l’avenir m’effraya.
« À Jane, répétèrent-ils tous.
— À Alan et Martha », ajouta mon père. À entendre sa voix déraper légèrement, cette voix d’habitude si précise, je sus qu’il était un peu ivre.
« Et à Claude qui a tout organisé, cria Jonah par-dessus le brouhaha.
— À Théo qui a trouvé les coulemelles », lança quelqu’un, du fond de la pièce.
La douceur mélancolique de l’atmosphère était dissipée. « À nous tous, dit Alan.
— À nous tous. »