CHAPITRE XXVII
Le palet fila sur la glace comme un obus. Il passa sous le bras du gardien de but harnaché comme un dresseur de chiens pour aller rebondir dans le filet. Les joueurs de l’équipe rouge brandirent leurs crosses en signe de victoire et se congratulèrent mutuellement. Dans les travées de la patinoire, les rares spectateurs frigorifiés battirent des mains et donnèrent de la voix. Ce qui avait au moins le mérite d’activer la circulation.
Graymes sentit Rachel frissonner à ses côtés. Il lui tendit son cornet de frites.
— Vous en voulez ?
Elle refusa d’un air dégoûté.
— Je vous signale à tout hasard que je ne porte sous ce manteau que ma robe de soirée.
— Intéressant, répondit simplement le démonologue.
À la sortie du pont Verrazano, Rachel avait pris la direction des collines. Le ciel était maintenant d’une teinte d’encre. Des nuages ventrus se pressaient au-dessus de Staten Island. L’orage menaçait. L’air était immobile et lourd. À la sortie de St. George, ils étaient passés à proximité d’une patinoire municipale. Graymes avait subitement éprouvé l’envie d’assister au match de hockey qui s’y déroulait. Il s’agissait d’une partie universitaire entre adolescents doués.
Rachel avait poussé la complaisance jusqu’à le suivre. Mais à présent, elle commençait à se sentir des fourmis dans les jambes.
— Nous allons être en retard, Ben.
Son compagnon froissa le cornet et le jeta dans une poubelle proche avant d’acquiescer, rêveur. Ils retournèrent à la voiture.
Au loin roula un grondement de tonnerre.
Il était un peu plus de neuf heures lorsque la grille de l’institut s’effaça sans bruit devant le capot de leur auto. La journaliste crispa les doigts sur le volant, jusqu’à blanchir ses phalanges. Soudain prise d’un doute, elle se tourna vers Graymes.
— Si nous retournions voir la fin du match de hockey ?
Le démonologue la dévisagea avec un sourire indulgent. Elle était magnifique et plus encore, ce soir. Son maquillage vaguement oriental rehaussait l’ovale de son visage et l’éclat de ses yeux clairs. Des pendants d’oreilles grenat achevaient cette métamorphose princière.
— La caméra nous observe, dit-il avec un sourire.
De fait, son objectif était penché sur eux, Rachel embraya nerveusement et franchit la grille.
— Maintenant, nous y sommes, soupira-t-elle. J’espère qu’on s’est trompé sur toute la ligne. Oh, oui, je l’espère de tout cœur.
Il ne répondit pas. Il observait le paysage hivernal qui s’estompait progressivement dans le crépuscule. La neige avait cessé. Le parc était silencieux. Inquiétant. La jeune femme roulait au pas.
— Après le coude, là-bas, vous stopperez, demanda Graymes.
Sans chercher à comprendre, la conductrice obtempéra, laissant le moteur tourner. Aussitôt, son compagnon s’empara d’un paquet oblong soigneusement enveloppé et descendit de voiture. Dans la lueur des phares, Rachel le vit qui courait dissimuler son fardeau au cœur d’un massif déplumé.
Il revint sans perdre une seconde.
— Repartez, mais lentement… Il ne faut pas donner l’impression d’avoir fait halte.
Elle obéit, sans saisir tout à fait la finalité du petit jeu auquel il venait de se livrer. Ils débouchèrent devant le bâtiment administratif de l’institut. De nombreux autres véhicules étaient déjà garés, un peu à l’écart. Au-delà, une grande verrière se dressait entre les arbres, sa clarté bleue jetant des ombres inquiétantes aux alentours.
— Le dôme ? s’informa Graymes avec un rictus de mauvais augure.
— Si nous allions jeter un coup d’œil ?
— Non. Pas maintenant. De plus, nous sommes surveillés…
Outre les caméras qui jalonnaient la façade, le démonologue faisait allusion aux deux portiers en uniforme qui tapaient du pied au bas du perron. Rachel fit le tour de la fontaine – une affreuse gargouille qui accueillait les visiteurs d’une mimique obscène – et leur confia le soin de ranger sa voiture.
Graymes l’attendait déjà en haut des marches.
— Votre smoking date effroyablement, lui souffla-t-elle.
Il sourit de sa remarque, se délesta de son macfarlane sombre et ajusta son nœud papillon démodé avec affectation. Lui semblait au contraire très satisfait de sa mise dix-neuvième siècle qu’il avait particulièrement soignée ce soir, au point de s’être affublé de somptueuses guêtres blanches.
— Autres temps, autres mœurs, rétorqua-t-il.
Ils furent accueillis par des majordomes en queue-de-pie qui retinrent leur sourire en voyant apparaître un couple aussi dépareillé. On les guida vers un escalier de marbre évasé qui déversait quelques autres invités en grande tenue dans la salle de réception, sur les bords d’une piscine intérieure. La température était douce, le buffet bien garni, les plantes vertes abondantes et l’humeur enjouée.
Robes longues pour les dames, smokings pour les messieurs. On semblait entre soi, sous ces tropiques climatisées – c’est-à-dire dans le meilleur monde.
Graymes ne se sentait pas particulièrement à l’aise dans ce brassage de toilettes chics. Sadon ne semblait pas présent, ni personne qu’il connaissait. Dans l’ombre de la végétation factice virevoltaient d’autres caméras.
Tout naturellement, Rachel prit la tête de leur expédition, rompue qu’elle était à ce type de mondanités. Son compagnon accepta un cocktail, dont il jugea que la couleur bleu turquoise aurait davantage mis en valeur une Chevrolet.
— À présent, que faisons-nous ? s’enquit Rachel.
— Nous laissons les événements suivre leur cours.
— Je meurs de trouille.
— Sadon sait déjà que nous sommes là. Il devra se démasquer, ce soir. Allons, souriez…
Un groupe de chercheurs de l’institut s’avança vers eux. Ils semblaient connaître la jeune journaliste, qu’ils saluèrent de baisemains très civils, coulant en direction de Graymes des regards peu amènes que celui-ci préféra ignorer.
— Nous ignorions que vous étiez… des nôtres, dirent-ils avec intention.
— Ce soir uniquement, répondit Rachel, sans savoir quel sens donner à leur formule.
— Monsieur semble avoir beaucoup d’estime et d’admiration pour vous…
Sur ces mots, ils s’éloignèrent.
— Il se trame quelque chose, suggéra Rachel à mi-voix.
— Je sais, renvoya seulement le démonologue.
On annonça que le buffet était prêt, et l’appel impérieux des estomacs vides mit pour un temps trêve aux bavardages. Les invités se groupèrent au hasard des affinités anciennes ou nouvellement nées, Graymes et Rachel les imitèrent. Entre un canapé de foie gras et un délice de langouste, l’universitaire ne cessait d’épier l’assistance.
— Il ne saurait tarder, murmura Rachel. Il aime jouer les divas…
Elle n’avait pas plus tôt achevé sa phrase que les lumières baissèrent. La climatisation fut interrompue. Il fit aussitôt plus froid.
— Voilà une superbe mise en scène, ricana Graymes.
Peter Sadon apparut, suivi comme une vedette par un projecteur bleu. Dans son ombre veillaient des majordomes à carrure de gorilles. C’était un homme de haute taille aux cheveux blancs, dont le visage était dissimulé derrière un masque. Son regard avait un éclat vif et étrange. Les conversations s’éteignirent dans la seconde. Il s’avança parmi ses hôtes d’une démarche raide.
Il fut immédiatement entouré, sollicité, cajolé de toutes parts avec une déférence qu’on réserve d’ordinaire à une autorité religieuse.
— Eh bien, le voici ! soupira Rachel. Chacune de ses apparitions est saluée comme un événement, car on raconte qu’il passe la majeure partie de son temps dans un caisson cryogénisé. Mais on dit tellement de choses… Il va venir. Il n’oublie jamais de saluer quelqu’un de sa connaissance.
De fait, Sadon ne tarda pas à s’approcher d’eux, précédé par le rond de lumière. Ses deux haies de courtisans se refermaient après son passage. Il couva Rachel d’un regard où se mêlaient admiration et lubricité, tout en esquissant un baise main.
— Très chère amie, ce m’est une grande joie de vous savoir parmi nous aujourd’hui. Votre charme est un atout de plus pour cette soirée exceptionnelle…
Sa voix sonnait comme celle d’un vieillard.
— Que fêtons-nous, Monsieur ?
Graymes guetta la réponse. Ainsi que Rachel le lui avait expliqué à l’oreille un instant plus tôt, Sadon ne s’enorgueillissait d’aucun titre scientifique ou pompeux. Il se faisait appeler « Monsieur », en toute simplicité. Et de réponse, Monsieur n’en fournit point. Il s’était déjà tourné vers le démonologue. Les deux hommes s’affrontèrent brièvement du regard. Un sourire moqueur apparut sur les lèvres du magnat.
— Présentez-moi votre compagnon, ma chère enfant. Dans cette lumière, j’ai l’impression de me trouver face au Manfred de Byron…
Graymes accueillit ce rapprochement littéraire avec une bonne humeur feinte. Son amie s’exécuta, la gorge serrée.
— Voici le Dr Ebenezer Graymes. Il enseigne les sciences occultes à Columbia. C’est mon cavalier, ce soir.
— Votre… cavalier, répéta Sadon en écho, donnant manifestement à ce terme une signification ambiguë. Ma foi, docteur, il me semble avoir déjà entendu parler de vous. N’êtes-vous pas celui que certains dans cette ville surnomment le Commandeur ?
— À tort. C’est un titre désuet qui n’a plus cours, expliqua son interlocuteur sans sourciller.
— Vous êtes modeste. On raconte bien des choses sur votre compte. On dit notamment que vous êtes à demi démon et que vous n’avez pas d’âge…
— On dit aussi que vous dormez dans un caisson cryogénisé. Il ne faut pas croire les mauvaises langues.
Sadon eut un imperceptible mouvement de colère. Mais il se reprit tout aussitôt :
— Vous avez raison, oui, mille fois raisons… On parle beaucoup trop.
Il prit soudain Rachel par la taille. Graymes eut toutes les peines du monde à ne pas réagir à ce mouvement brusque. Les accents d’une valse résonnèrent au fond de la pièce : un orchestre de chambre s’était mis à jouer, dissipant la tension née du silence.
— Je vous emprunte votre cavalière, annonça Sadon. Si vous m’y autorisez…
Dans son regard passa un éclair dangereux.
— Nous devons profiter de notre passage sur terre…, rétorqua le démonologue.
Sa compagne lui lança un regard de désespoir. Comme il lui faisait signe d’aller, elle hésita, puis accepta l’invitation avec un sourire contraint. Il suivit des yeux le couple, qui s’enlaça au milieu de la piste. Profitant de ce que d’autres danseurs l’imitaient, il se retira discrètement dans un coin.
Dès qu’il jugea le moment opportun, il se glissa dehors par une fenêtre laissée entrouverte. Une telle occasion ne se reproduirait peut-être pas. La nuit était froide, le vent coupant. Des éclairs mauves bombardaient l’horizon. Il regretta son manteau, abandonné au vestiaire. Mais depuis le temps qu’il exposait son corps aux intempéries des cinq continents, sa peau était devenue aussi insensible qu’un vieux cuir.
Il traversa la terrasse comme une flèche, enjamba le parapet de pierre et se laissa tomber trois mètres plus bas sur la pelouse du parc. Ensuite, évitant les zones éclairées, il se faufila le long du mur, hors du champ des caméras, contourna le parking et se glissa rapidement à l’abri des arbres.
Il tourna le regard vers le dôme. De l’extérieur, l’édifice vitré avait effectivement l’aspect d’une serre, mais tant ses dimensions imposantes que son éclairage iridescent suggéraient qu’il ne renfermait aucune forme de culture. Graymes s’approcha avec précaution. Les alentours semblaient déserts. Il colla le nez aux carreaux ; malheureusement, une pellicule de givre l’empêcha de distinguer nettement l’intérieur. Toutefois, il eut la sensation très nette d’une présence hostile, maléfique, qui guettait là, telle une araignée suspendue au cœur de sa toile. Cette même sensation qui l’avait accueilli lorsqu’il était descendu dans la réserve, chez Winnie.
L’être était là. Il suivait chacun de ses mouvements.
Le visiteur pesa sur la poignée de la porte avec appréhension. Elle céda sans peine. Le battant n’était pas fermé. Il ne fut pas assez stupide pour mettre cette négligence sur le compte du hasard. On souhaitait sans doute qu’il vienne ici. De toute façon, il n’avait d’autre issue que d’aller au bout de son imprudence. Tous les sens aux aguets, il s’avança dans la lumière céruléenne.
La température polaire de l’endroit était à peine soutenable, mais sa stupeur était trop grande pour qu’il y prenne garde.
Il se tenait sur le seuil d’un palais prodigieux sculpté dans la glace. Colonnes et balconnades, escaliers et terrasses s’enchevêtraient en un lacis d’architecture gothique qui montait jusqu’au toit. Et au cœur de cet écrin se dressait un miroir circulaire… Du moins crut-il à un miroir pendant un bref instant, avant de s’apercevoir qu’il s’agissait en fait d’un mur de glace, poli avec un soin d’orfèvre. Son cœur se mit à battre plus vite…
Il s’avança, subjugué par sa découverte.
Derrière la paroi translucide trônait une forme innommable et déliquescente coiffée d’une couronne de fer. Ses orbites vides étaient tournées vers lui !
Il ne put en voir davantage. Quelque chose percuta la base de son crâne et il s’abattit en avant, poursuivi au royaume des ombres par un rire strident…