CHAPITRE XI

Sitôt rentré, Ben Graymes jeta son manteau sur un fauteuil et s’étira à la façon d’un grand félin. Une faible clarté filtrait à travers les vitres poussiéreuses de son atelier. Ignorant le désordre ambiant, il partit dans la cuisine mettre du café sur le feu. Il n’avait pas réellement sommeil, seulement il lui fallait un peu de solitude, pour réfléchir.

Il passa dans son laboratoire. C’était une pièce aux dimensions réduites perpétuellement plongée dans l’ombre. Toutes sortes d’objets hétéroclites l’encombraient, disséminés sur des étagères ou à même le sol. Souvenirs d’aventures lointaines, talismans diaboliques ou fioles biscornues… Il gratta une allumette afin d’allumer deux bougies fichées dans des chandeliers en or massif. C’était la seule source de lumière qu’il tolérait ici. On ne fréquente pas les puissances des ténèbres au grand jour. À la clarté hésitante, il considéra avec fierté sa collection de masques africains, avant de s’emparer d’une brassée de vieux grimoires empilés près de son lit de camp.

Puis, ajustant ses besicles à montures d’argent, il entreprit de consulter les parchemins avec un soin d’apothicaire.

Il oublia vite le café, perdu dans ses extravagantes recherches.

Le bruit des coups ne l’atteignit que lorsque la porte d’entrée fut sur le point d’être arrachée de ses gonds. Il eut une réflexion peu aimable pour l’importun, tout en allant ouvrir sans hâte.

— Je… je suis vraiment navrée de… vous déranger encore, bredouilla Rachel. Vous aviez oublié le chat.

Il la considéra sans aménité. Elle tenait l’animal sur sa poitrine, ce qui le retint cependant de la jeter dans l’escalier. Il le lui prit doucement.

— Et maintenant, vous allez sans doute me demander une tasse de café ?

— Ça ne serait pas de refus, répliqua-t-elle, saisissant la balle au bond.

Graymes leva les yeux au ciel. La jeune femme en profita pour se faufiler.

— Avec ou sans sucre ? s’enquit-il, dans un sourire faussement courtois.

— Avec, merci.

— La cuisine est au fond, indiqua-t-il, sarcastique.

Sans oser discuter des convenances, la journaliste se hâta d’aller remplir deux tasses. Elle n’en revenait pas d’avoir réussi à forcer sa porte. Toutefois, elle n’était pas assez sotte pour imaginer qu’il l’avait laissée entrer par pure bonté d’âme.

Quand elle revint, chargée d’un plateau, son hôte caressait la bête, installé dans un fauteuil.

— Il s’appelle Triton, dit-elle après s’être raclé la gorge. C’est sur son collier. C’est un nom bizarre, pour un chat, vous ne trouvez pas ?

Elle déposa ensuite une soucoupe de lait devant l’animal, escomptant que ce geste lui attirerait la bienveillance de son interlocuteur. Elle fut vite détrompée.

— Je ne crois pas que vous m’ayez dit l’entière vérité, Rachel.

— Votre supposition est ridicule, docteur Graymes.

— Ce n’était pas une supposition mais une certitude.

Il scruta son visage d’un œil inquisiteur. Saisie du sentiment qu’il lisait en elle comme dans un livre ouvert, elle frotta nerveusement ses mains contre ses hanches. Éviter ce regard, d’abord.

Déjà, Graymes poursuivait :

— Vous connaissez l’identité de ces prétendus moines, ou du moins la confrérie dont ils font partie.

— Une confrérie ?

— Les symboles tatoués sur leurs poignets en sont la preuve irréfutable. J’apprendrai laquelle, bien sûr, tôt ou tard. Mais je sais que vous pourriez me faciliter la tâche…

— Vous avez tort…

— Bien sûr, je pourrais avoir tort. Seulement voilà. Je suis convaincu du contraire.

La visiteuse se réfugia dans un silence boudeur. Sans un mot, le démonologue se leva et retourna dans son laboratoire. Elle n’osa bouger de sa place, craignant de commettre un impair. Il ne lui avait cependant pas demandé de partir, aussi se cala-t-elle profondément dans le fauteuil, en attente. Très vite, elle sentit une agréable torpeur l’envahir. Malgré ses efforts démesurés pour conserver les yeux ouverts, le décor désuet de l’appartement se dilua rapidement dans une brume opaque.

Par la porte entrebâillée, Graymes se laissa aller à un sourire amusé. Puis, s’approchant de la belle endormie, il la couvrit de son manteau. Il la dévisagea alors avec une attention renouvelée, appréciant l’ovale de son visage, la sensualité de ses traits. Jusqu’alors, il n’avait pas remarqué à quel point elle était séduisante.

Sans un bruit, il s’éclipsa dans son domaine réservé.