CHAPITRE XIV

La chaussée blanchissait à vue d’œil, rendant la circulation difficile malgré l’heure tardive. Un véritable blizzard tournoyait sur la ville, poussant les rares piétons à trouver abri au petit bonheur la chance. Les bars étaient pleins à craquer, et les portes cochères, et les auvents des magasins chics. Tout le monde était transi et personne ne chantait Noël.

Les clochards avaient revêtu leurs combinaisons de sacs poubelle, qui les faisaient ressembler à des scaphandriers du macadam. Le regard de Graymes glissait sans s’arrêter sur les trottoirs emmitouflés de neige. Dans un passé récent, il avait été l’une de ces silhouettes floues traquées par le froid. Il avait connu, lui aussi, cette inquiétude sourde à l’approche des premiers gels. Il eut envie d’une rasade de gin, comme à chaque fois qu’il évoquait cette période sordide de son existence passée à mendier sa pitance aux poubelles.

— Nous aurions peut-être pu attendre demain matin, hasarda Rachel en gardant les yeux fixés sur la chaussée, devant elle. Il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors.

Graymes ne lui fit pas l’aumône d’une réponse. Elle ne s’en formalisa pas. Elle commençait à s’accoutumer aux manières bourrues de son compagnon et poursuivit machinalement :

— Vous pourriez quand même me dévoiler un peu de votre vie. Je suis certaine que vous me donneriez matière à un article pas ordinaire. Je ne sais pas, moi… Racontez-moi au moins votre enfance, vos débuts… vos études… le bla-bla habituel, quoi. Tenez, voilà ce que je vous propose… Vous m’accordez votre soirée de demain. Nous sortons ensemble. Je vous emmène dans un coin super-mode, où je suis sûre que vous n’avez jamais mis les pieds ! Qu’est-ce que vous en dites ?

— Tournez à droite.

— Nous retournons au port ?

Silence indifférent.

— Oh, je vois. Vous allez encore examiner l’iceberg, hein ? C’est en rapport avec ce que vous avez découvert dans vos vieux bouquins ?

Son passager se tourna enfin vers elle.

— Rendez-moi un service… Bouclez-la juste cinq minutes, que je puisse m’entendre réfléchir.

La jeune femme se renfrogna. Par vengeance, elle vira sèchement en direction du marché aux poissons. Graymes dut se retenir à l’accoudoir pour n’être pas projeté sur elle.

— Vous êtes folle ?

— J’ai mon permis, moi, renvoya-t-elle.

Son interlocuteur fit une grimace de consternation. La voiture dévalait en direction des docks à une allure déraisonnable, la neige giclant sur ses flancs. Rachel effectua un dérapage contrôlé puis se rangea enfin dans l’ombre d’un hangar. Graymes accueillit comme un soulagement le geste de la conductrice pour couper le moteur. Elle lui dédia un clin d’œil malicieux qu’il préféra ignorer.

Il s’extirpa rapidement du véhicule et rabattit les bords de son chapeau sur ses yeux. Sur les quais déserts, les bourrasques neigeuses se livraient à un vrai sabbat autour des grues frigorifiées. À grandes enjambées, il gagna l’extrémité du wharf auquel l’iceberg était amarré. Il le trouva dans le même état que précédemment, saucissonné au ponton. Il n’avait pas fondu d’un centimètre, ce qui, compte tenu des conditions climatiques, n’était guère surprenant. Une cavité y avait juste été creusée, pour dégager les restes du cadavre.

Graymes se laissa glisser le long de l’échelle et atterrit en silence sur la surface opalescente. Il semblait redouter quelque danger tapi sous ses pieds. S’agenouillant avec prudence, il n’en renouvela pas moins ses investigations du matin : il étendit la main, concentré sur ses sensations psychiques…

Rachel, qui l’avait suivi à petite distance, l’entendit soudain jurer grossièrement. Elle se pencha en avant pour mieux voir.

— Que se passe-t-il ?

Elle devait crier pour couvrir les sifflements stridents du vent.

Il hocha la tête. Son visage arborait une gravité extrême.

— Sacré nom, c’est parti ! grogna-t-il, les mâchoires serrées.

— De quoi parlez-vous ?

La jeune femme ne comprenait rien à ses grognements furieux, mais il était clair qu’il venait de faire une découverte déplaisante.

— Il est parti, répéta-t-il, consterné. Quelqu’un a taillé dans le bloc, et d’une main de maître encore. Peut-être savait-il. Peut-être pas.

— Mais de quoi parlez-vous, à la fin ?

— Ils ne m’ont pas écouté. Ils l’ont laissé sans surveillance…

Rachel était sur le point de donner son point de vue lorsqu’un pressentiment bizarre la fit se retourner. Son cœur rata un battement : l’espace d’un instant, elle avait cru distinguer des silhouettes tapies à l’abri des pyramides de barils rouillés.

— Graymes ! appela-t-elle. Graymes !

Au ton de sa voix, l’interpellé comprit qu’elle venait de subodorer un danger. En deux bonds, il fut auprès d’elle, fouillant à son tour les ténèbres des yeux. Instinctivement, elle se serra contre lui. Elle tremblait de tout son corps.

— Là-bas ! souffla-t-elle. Je les ai vus. C’étaient eux. Les moines !

Son compagnon se raidit. Ses yeux s’étrécirent comme ceux d’un loup aux abois. Elle n’avait pas rêvé. Des ombres se déplaçaient furtivement entre les containers abandonnés. Graymes en dénombra une demi-douzaine, qui convergeaient dans leur direction, à demi courbées pour échapper à leur vue. Engoncées dans leurs vêtements à capuchon, elles avaient l’apparence de spectres vomis par la tourmente.

Le démonologue laissa échapper une sorte de feulement. À moins de se jeter dans les eaux glacées de la rade, il ne voyait d’autre issue que l’affrontement. Écartant fermement Rachel du bras, il vint se poster au milieu de la jetée. La jeune femme eut l’impression qu’il grandissait, à moins qu’il ne s’agît là d’une illusion d’optique générée par la peur.

Les fanatiques durent comprendre qu’ils avaient été repérés, car ils cessèrent d’essayer de se cacher. Ils se regroupèrent à l’entrée du ponton. Leurs yeux brillaient dans la pénombre des capuches. Graymes ne bougea pas d’un pouce, impavide. Il ne craignait ni hommes, ni démons. Un coup de vent fit flotter son manteau à la façon d’une aile de chauve-souris. Sa redoutable épée vint se loger dans le creux de sa main, jetant un éclair pâle vers le ciel. Il couva ses adversaires d’un regard torve, un sourire mauvais dansant sur ses lèvres.

Ils s’élancèrent vers lui d’un même élan sauvage, leurs couteaux brandis au-dessus de leurs têtes. Il marmonna une imprécation tout en se postant lentement en garde haute. Rachel poussa un cri. En un clin d’œil, ils se retrouvèrent encerclés. Son défenseur attendit le tout dernier instant pour se mettre en mouvement.

Prompt comme un serpent, il se déplaça de côté, imperceptiblement, évitant l’assaut. Les lames le frôlèrent sans l’atteindre, repoussées semblait-il par un bouclier invisible. Son épée virevolta avec un sifflement meurtrier, une gerbe de sang éclaboussa la neige. Le premier des assaillants tomba à genoux, les mains croisées sur son ventre. Il était trop tard : ses viscères s’échappaient comme des lombrics entre ses doigts. Il s’abattit face contre terre dans la neige.

Déjà, Graymes s’était retourné, empêchant les autres de le prendre à revers. Refusant de rompre, il décrivit d’immenses moulinets, qui firent reculer le groupe des fanatiques. Au contact de sa lame, les poignards volèrent en éclat. Malgré leur supériorité numérique, le doute commença visiblement à s’emparer des attaquants. Ils n’étaient pas préparés à rencontrer une telle résistance de la part d’un homme seul.

Bientôt, le sang coula à nouveau parmi eux. Graymes frappait pour tuer. Il visait les points vitaux. Son épée s’abattait et s’abattait encore, assoiffée d’âmes. Une tête roula sur la jetée avec un bruit mat. Un homme hurla en cramponnant son bras sectionné. Un autre, l’artère fémorale tranchée net, éclaboussa de sang ses compagnons de déroute. Le démonologue le balança d’un coup de pied dans l’eau glacée. Ce fut le signal de la débâcle pour les survivants.

Ils détalèrent sans demander leur reste, comme des damnés talonnés par le diable en personne. Leur adversaire négligea de se lancer à leur poursuite. Il essuya posément son épée sur le corps décapité qui continuait de se vider puis, comme s’il se remémorait un détail, retroussa la manche gauche du cadavre. Il ne fut guère surpris de découvrir un symbole tatoué sur l’avant-bras. Toujours le même. Avec un petit rire, il fit alors disparaître les cadavres dans la baie, en souhaitant bon appétit aux crabes et autres fossoyeurs de la vase.

Avec la complicité de la neige qui tombait dru, la jetée fut nette en un clin d’œil.

Dans le feu de l’action, il avait presque oublié la présence de Rachel. La jeune femme se tenait, telle une figure de proue, à l’extrémité du wharf, immobile et droite, les bras croisés sur la poitrine. Elle était blême et grelottait. Graymes détacha son manteau et lui en couvrit les épaules.

— Venez, nous n’avons plus rien à faire, ici… Êtes-vous en état de conduire ?

Elle opina en silence, manifestement ébranlée par l’agression dont ils venaient de faire l’objet. Ils retournèrent lentement à la voiture. Sur le point de démarrer, elle demanda :

— Ils sont prêts à tout pour arriver à leurs fins, n’est-ce pas ?

— On dirait. Mais ne vous en faites pas. Ma lame est plus grande que la leur.