CHAPITRE PREMIER

La lune émergea fugitivement des nuages, répandant une clarté funèbre à la surface de l’océan. Lové sur les cartes côtières, le chat du vieux Jack dressa les oreilles. Avec une fausse nonchalance, il alla coller son museau à la vitre battue par les intempéries. La houle s’était dangereusement creusée. Des gerbes d’écume montaient à l’assaut des rochers.

En un clin d’œil, les mouettes noctambules avaient déserté le ciel pour se réfugier précipitamment dans les trous de falaise. Une tempête accourait, qui avait déjoué toutes les prévisions de la météo. Un éclair éventra les nuées, puis les ténèbres redevinrent impénétrables. Le phare isolé de Little Point fut enlacé par des spectres de pluie.

Le chat découvrit les crocs et feula en direction du large, le poil hérissé. Alerté par ce mouvement de mauvaise humeur, Jack se retourna sans lâcher le téléphone. Il essayait désespérément de joindre le centre depuis une dizaine de minutes. Hélas, il semblait bien que la tempête eût endommagé la ligne. Découragé, il raccrocha en maugréant pour se replonger dans ses vérifications de routine.

— La paix, Triton ! lança-t-il en mordillant sa pipe éteinte.

Déçu du peu de cas qu’on faisait de ses manifestations, le matou acariâtre se recoucha, boudeur. Jack lui dédia un sourire compréhensif. Les hurlements de la mer n’étaient pour apaiser les nerfs de personne, homme ou animal. Lui-même, qui avait pourtant roulé sa bosse aux quatre coins du monde et affronté les typhons femelles de tous les océans, ne pouvait se départir d’une nervosité inhabituelle, ce soir.

Pourtant, l’équinoxe était passé.

Certes, en ce début d’hiver, il avait essuyé quelques grains de belle tenue, mais aucun de ce calibre. Ce qui s’approchait ressemblait bigrement à un ouragan.

Les oreilles droites, l’œil fixe, Triton semblait suivre des mouvements perceptibles pour lui seul aux confins de l’horizon. Jack décida de prendre plus au sérieux son manège, car enfin son compagnon n’était pas d’un tempérament craintif. Il était habitué depuis sa naissance à cette existence entre ciel et terre. D’ordinaire, il prêtait à peine attention aux fluctuations du temps. Ni les tornades qui venaient frôler le dôme durant l’hiver, ni les grandes marées qui les isolaient du monde en noyant la jetée ne l’impressionnaient. Triton était plus qu’un simple animal domestique. C’était le gardien suppléant du phare, et aussi le plus grand chasseur de crabes de tout le pays.

Jack lui gratta le sommet du crâne. S’il fut surpris par la réaction agacée de l’animal, pour rien au monde il ne lui en aurait tenu rigueur.

— En bien, vieux, on a ses nerfs ? C’est la tourmente, pas vrai ? Ou la lune. On ne la voit pas, mais elle est foutrement là…

Tout en parlant, il scrutait le gouffre d’obscurité qui les environnait. Ils auraient tout aussi bien pu voguer à bord d’un satellite, en plein espace. Le rayon lumineux semblait rebondir sur cette muraille d’encre. Enfin, au moins, la mécanique tenait bon. Le prisme monumental tournait sans relâche dans sa cuve de mercure, indifférent au tumulte extérieur.

Jack haussa les épaules et retourna à ses contrôles techniques. Ils étaient pour ainsi dire achevés lorsque Triton laissa échapper un miaulement aigu. Ensuite, quittant d’un bond son observatoire, il partit se nicher dans un coin d’où il ne ressortit plus.

*
* *

La vieille camionnette Pickford marqua un temps d’arrêt à l’entrée de la jetée battue par les vagues. Elle hésitait à s’y engager. Par intermittence, d’impressionnantes gerbes d’écume lessivaient l’étroit passage. Les deux hommes qui se trouvaient dans le véhicule se consultèrent du regard. Ils n’avaient pas l’aspect rude et le teint hâlé des gens du pays. Leur peau était pâle et leur regard étrangement fixe. De prime abord, ils auraient pu passer pour des voyageurs égarés ; la baie de Little Point se situait très à l’écart des zones touristiques.

Pourtant, il n’en était rien.

Le chauffeur se pencha sur son volant afin d’examiner le sommet du phare qui disparaissait presque dans les nuages. Son compagnon étala une carte sur le tableau de bord et la consulta rapidement à la lueur d’une lampe électrique. Il fit un signe de tête explicite. Cet endroit était celui qu’ils cherchaient.

Ils coupèrent le moteur – précaution inutile par cette nuit pleine de fracas –, puis descendirent en luttant contre le vent. D’éventuels observateurs – mais il n’y en avait guère dans ces collines giflées par les bourrasques –, n’auraient pas manqué d’être étonnés par l’étrangeté de leur accoutrement ; ces manteaux de bure surmontés d’un capuchon pointu auraient mieux convenu à des moines qu’à des citadins en visite. Et même, certains auraient pu éprouver à leur vue une vague crainte superstitieuse…

Religieux ou pas, les deux hommes relevèrent leur capuchon et coururent sur la jetée, en tentant d’esquiver les déferlantes endiablées. Malgré tous leurs efforts, ils atteignirent le porche entièrement trempés. Ils pesèrent sur la poignée de la porte. Celle-ci était ouverte, et le léger grincement qu’elle produisit fut couvert par le vacarme ambiant.

Ils échangèrent un sourire pervers, chargé d’une cruauté bestiale. L’un des deux produisit une dague et la fit briller à la clarté des éclairs. Puis, d’un seul élan, ils s’engouffrèrent à l’intérieur.