CHAPITRE XVIII
— Lieutenant, il y a un grand type maigre qui attend depuis une bonne heure dans votre bureau… On a pas osé le décoller de là.
Single acheva rapidement son affreux café sans sucre et rassura d’un geste le sergent en uniforme qui venait de lui apporter la nouvelle.
— Vous avez bien fait, je m’en occupe.
Sans attendre, il se faufila dans la cohue qui encombrait le couloir. Il était près de huit heures, les patrouilles se croisaient en échangeant des plaisanteries salaces. Ceux qui avaient terminé leur nuit rentraient aux vestiaires en rêvant d’un petit déjeuner, d’un lit, d’une fille ou des trois. Ils avaient les joues bleues, sentaient le tabac, la sueur et la graisse d’arme. Les autres se dirigeaient vers la salle de réunion, avec assez d’after-shave dans le cou pour faire illusion pendant le briefing matinal. Ensuite, une fois lâchés dans le grand cirque, ils empesteraient comme leurs collègues.
Single ignora les blagues habituelles sur sa petite taille qui s’échangeaient dans son dos avec des rires entendus. Il les connaissait toutes par cœur, depuis le temps. Trois Pommes, Tom Pouce, Petit Poucet, Bilbo le Hobbit… pour les plus sympathiques.
Il poussa la porte de son bureau. Graymes était assis dans un coin, semblant somnoler.
— Hello, docteur ? Vous êtes tombé du lit ?
— Je ne me suis pas couché. Ou presque.
— Vous avez pu vous débarrasser de votre… assistante ?
Perfide.
— Pour un temps, acquiesça Graymes sans ciller. Un sale truc s’est passé sur les quais, cette nuit. Quelqu’un a découpé un morceau de l’iceberg.
Single s’assit derrière son bureau avec un soupir, fixant le démonologue d’un air incrédule. Il avala promptement deux comprimés d’analgésique : ses douleurs gastriques le reprenaient, signe de temps difficiles.
— Excusez-moi, soupira-t-il. Mais… vous vous êtes déplacé uniquement pour m’apprendre qu’on avait piqué un bout de glace ? Figurez-vous que nous aussi, nous avons dû découper dedans, et au chalumeau encore, pour sortir le pauvre type qui y était pris comme dans une dalle de béton frais. Et pour les détails macabres dont vous raffolez, il n’avait plus rien d’identifiable. Comme s’il avait été dévoré de l’intérieur…
Graymes hocha la tête.
— Single, cet iceberg n’est pas une curiosité écologique comme semble le supposer ce Dr Tucker. Il n’a pas dérivé jusqu’ici par hasard. Il vient probablement de la pointe nord de Terre-Neuve, peut-être même d’au-delà. Il a suivi un itinéraire déterminé, prévu depuis longtemps…
— Déterminé par quoi ?
— Par une échéance, mentionnée dans certains ouvrages occultistes : c’est l’avènement du Roi de Glace.
— Je n’aime décidément pas quand vous prenez cet air-là.
— Écoutez bien. Il existe une très ancienne légende nordique, qui sans doute a pris source à l’époque où un vaste continent tempéré s’étendait au large de l’Islande. Il y a eu là-bas un roi barbare et sanguinaire, mi-démon mi-homme, qui régnait sur un royaume grand comme l’Europe. Les âges ont oublié son nom, mais le retiennent sous le vocable de Roi de Glace, car il gouvernait d’un palais creusé sous une banquise. Avec l’aide de son grand prêtre, il a réduit de nombreux peuples en esclavage et s’est livré à des exterminations cruelles. Certains vestiges de sa puissance abjecte survivent encore aujourd’hui dans les pays Scandinaves.
— Et qu’est devenu cet aimable tyran ?
— Ne souriez pas. Les chroniques des magiciens prennent ici le relais des anciens conteurs. Une époque de glaciation très rude a ruiné sa prospérité et l’a contraint à trouver refuge au plus profond de son palais. Durant ses siècles, il a dormi là, attendant son heure, patiemment, confiant dans la prophétie qui lui avait été faite :
« Viendra l’hiver tôt sur la cité aux tours de verre.
« Reprendra vie le Roi Cruel après son long voyage.
« Renaîtront les rites obscurs par servants dévoués.
« Recouvrira le monde l’ombre de l’ancien Trône… »
Graymes eut un geste du menton en direction des gratte-ciel qu’on apercevait par la fenêtre.
— La cité aux tours de verre, nous y sommes. L’hiver est là. Et le Roi a déjà débarqué. Il n’est plus dans l’iceberg, je le sais. J’y suis retourné cette nuit. Consciemment ou non, quelqu’un l’a emporté. Bousculez la surveillance du port. Ils auront peut-être observé quelque chose d’anormal la nuit dernière.
Single se renversa sur sa chaise, pensif. Le crépitement des machines à écrire et l’agitation des policiers de l’autre côté de la vitre lui semblaient soudain dérisoires. Un autre monde, un monde de télex et d’ordinateurs qui avait oublié l’effroi des ténèbres originelles.
— Eh bien, docteur, observa-t-il avec un sourire forcé, ça ne serait pas la première fois que nous plancherions ensemble sur une hypothèse absurde, pas vrai ? Donnez-moi une bonne raison de ne pas vous croire, pas pitié…
Graymes haussa les épaules.
— Désolé, je n’en ai pas.
— Nous avons déjà bien assez de dictateurs, estima le lieutenant avec un soupir. Un nouveau serait malvenu, surtout nanti d’un tel palmarès. Êtes-vous bien sûr que nous avons à faire à… à cela ?
Les yeux de son interlocuteur brillèrent.
— Je savais que la date fatidique approchait. Je guettais l’arrivée du Roi. J’ignorais bien sûr sous quel aspect il se présenterait, mais j’avais deviné son itinéraire…
Il relata à Single dans quelles circonstances, poussé par son intuition, il s’était trouvé au phare de Little Point à point nommé pour trouver la confirmation de ses craintes et sauver Rachel d’une mort certaine. Toutefois, il ne pipa mot sur son séjour prolongé dans le galgal, ni sur la façon dont il avait vaincu… le sommeil.
Il acheva :
— Le Roi a des adeptes. Un groupuscule agit pour lui dans l’ombre, ici même à New York. Sans doute des illuminés. Ils ont déjà balisé sa route de cadavres. Je présume qu’ils cherchent à récupérer leur idole.
— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils n’ont pas réussi ?
— Si c’était le cas, ils n’auraient pas cherché à me tuer hier soir. Non, ils sont arrivés trop tard, eux aussi.
— C’est tout ce que vous m’annoncez comme emmerdements ?
Graymes regarda de nouveau en direction de la fenêtre. Dehors, la neige tombait sans discontinuer.
— Le Roi a la faculté de se déplacer dans la glace, comme un poisson dans l’eau. Vous devriez aller brûler des cierges pour que tout ne se mette pas à geler dans cette ville. Sans quoi…
Il n’eut pas besoin d’achever sa phrase. Single avait déjà la gorge nouée : il imaginait cet étrange voyageur, ancien comme le monde, se faufilant de congère en congère, dévorant tout sur son passage. On frappa contre la porte de petits coups qui le firent sursauter.
— Entrez ! lança-t-il d’un ton rogue.
Rachel apparut. Elle était pâle. Le maquillage ne gommait pas tout à fait ses traits tirés. Graymes ne fut pas trop surpris de la voir. Elle tenait une grande enveloppe à la main.
— Eh bien, c’est complet, grommela Single. La presse, maintenant !
— Désolée, mais j’ai entendu ce que vous disiez derrière la porte. Laissez-moi vous montrer quelque chose…
Avant que Single n’ait eu le loisir de protester, elle tira de son enveloppe une demi-douzaine d’agrandissements, qu’elle étala sans façon sur son bureau. Le démonologue se pencha, vivement intéressé.
— J’ai développé mon rouleau. Visez un peu…
— Olé, fit Single en attrapant sa loupe.
Il inspecta les clichés un à un, manifestant un étonnement croissant. Les premiers montraient les moines pris en flagrant délit au sommet du phare, scrutant le large, poignard à la main. Les autres s’étaient attardés sur l’iceberg amarré dans le port. Sur ces derniers, Graymes souligna un détail avec son ongle.
— Là, regardez, une ombre !
Indiscutablement, une silhouette ténébreuse, recroquevillée tel un fœtus, était visible au cœur de la glace. Les photos la reproduisaient sous des angles un peu différents. Impossible de croire à une tache accidentelle.
— Merde, alors ! lâcha Single, médusé.