CHAPITRE XXV
Le Sadon Institute appartenait à cette génération d’établissements dernier cri qu’on avait préféré bâtir à l’écart du bruit et de la fureur du centre-ville. Il dispersait ses bungalows privés à l’usage des chercheurs sur une dizaine d’hectares au cœur de Staten Island, au sud-ouest de Manhattan. Le domaine était cerné par un grand mur à l’aspect rébarbatif, bordé d’arbres centenaires. De l’imposante grille d’entrée – maintenue sous haute surveillance vidéo – partait une seule route, macadamisée, qui sinuait entre les massifs de rhododendrons jusqu’au point névralgique de la propriété : le laboratoire de recherches cryogéniques.
Ce laboratoire était connu dans le monde entier pour ses avancées technologiques. Des experts de tous horizons travaillaient là dans des conditions optimales, soutenus par des crédits généreux. Jay Tucker faisait partie de ces privilégiés mais avait en sus des responsabilités de coordination et quelques autres fonctions plus discrètes. Il était le bras droit du créateur de ce complexe, lequel continuait de l’alimenter financièrement avec le même enthousiasme, le même fanatisme qu’au premier jour. Le seul qui pouvait l’approcher régulièrement, et d’aussi près. Le seul autorisé à connaître un coin de ses pensées secrètes.
Tout en contemplant l’étendue neigeuse des pelouses, le nez collé à la vitre arrière de la Bentley, il ne pouvait s’empêcher de manifester sa jubilation par de petits gloussements spontanés. C’était un grand jour. Oui, un grand jour, vraiment. Pour la première fois depuis des années, il n’appréhendait pas son entrevue hebdomadaire avec Monsieur. Il avait peaufiné son récit toute la nuit, en expurgeant les détails déplaisants, devenus sans importance à présent que la partie était gagnée.
La voiture décrivit un majestueux demi-cercle devant le perron et stoppa. Tucker remercia le chauffeur puis se hâta de gravir les escaliers. La senteur familière du laboratoire, légèrement citronnée, l’amena tout de même à moins d’exubérance. Un léger doute envahit son esprit ; son estomac se serra. Ce n’était pas rien que d’affronter le regard de Monsieur, ses remarques acides qui savaient toucher aux points sensibles, son petit rire rusé. Même avec une pareille nouvelle dans sa serviette…
Grâce au miroir de l’ascenseur, il mit beaucoup de soin à corriger sa tenue. Monsieur détestait les mises négligées. Il fut presque surpris lorsque la porte s’ouvrit. L’appartement était plongé dans une semi-pénombre calculée. L’arrivant cligna des yeux, bien qu’il fût habitué depuis longtemps à ce décor. Il ne voyait rien. Rien encore. Mais il sentait la présence de Monsieur, là, derrière la masse imposante du bureau. Il sentait son regard, aussi… Froid, inhumain.
Progressivement, sa vue s’accoutuma à l’éclairage tamisé. Serrant son porte-documents contre lui, il s’avança jusqu’à sa place ordinaire, au centre d’un motif du tapis qui reproduisait un symbole runique. Le symbole runique. Celui de l’ancienne puissance. Là, il attendit, debout, immobile.
— L’avons-nous ?
La question fusa à l’improviste, directe, sans ambages.
— Il est ici, dans nos murs. Dans la serre. Vous pouvez l’apercevoir depuis la fenêtre, Monsieur…
La silhouette tapie dans le fauteuil se déplaça légèrement. Son profil blafard fut visible un court instant, tandis qu’elle cherchait à distinguer le dôme de verre qui s’élevait à quelque distance de la maison. Celui-ci distillait une clarté bleue dans le soir tombant.
— Est-il intact ?
— Certes, Monsieur. Et il vit. Oh, pour cela, il vit…
— La cérémonie aura donc lieu demain. Nous aurons quelques invités. Chargez-vous-en. Nous avons tant attendu. Oui, tant attendu.
— C’est un grand moment, Monsieur.
— Qui a failli ne pas avoir lieu. Par votre faute.
Tucker se sentit blêmir et pria pour que son interlocuteur invisible ne s’en aperçût pas. Il renonça à son beau discours.
— Il n’était pas facile de maintenir les curieux à distance. Et puis, il y a eu ces morts. J’ai dû parlementer avec la police, trouver un arrangement…
— Pfuit, répondit son maître. C’est moi qui ai fait intervenir nos amis, ceux qui croient en notre cause. Un arrangement, dites-vous ? Ce chercheur, ce Ben Graymes… Avez-vous conclu un arrangement avec lui ?
Tucker toussota pour masquer son embarras.
— Il ne peut plus rien contre nous. Il a abandonné.
— Vous vous avancez imprudemment, Tucker, comme à votre habitude. J’ai tenté de faire des recherches au sujet de ce Graymes. Rien. Vous m’entendez ? Rien à l’état civil : ni date de naissance, ni famille, ni origine prouvée. On ne sait rien sur lui. Hormis une chose : c’est un spécialiste des traditions anciennes. Il a une chaire à Columbia. En fait, je le sais, c’est une sorte de magicien : un Commandeur. Ses ennemis le craignent comme la peste. On dit qu’il a du sang de démon dans les veines.
— Je… je l’ignorais…
— Savez-vous ce que signifie le titre de Commandeur ?
— Non, à vrai dire…
— C’est le rang le plus élevé dans la hiérarchie de certaines files occultistes. Un Commandeur a pour tâche de parcourir le monde et de jouer le rôle de régulateur face aux forces obscures. Il n’y en a qu’une poignée, disséminée sur la planète. Mais de ces combattants de l’extraordinaire, Ebenezer Graymes est sans doute le plus pugnace, le plus dangereux. Fâcheux, en ce qui nous concerne.
— Nous pourrions l’éliminer…
— Nous avons essayé. Sans succès, et vous le savez. Plusieurs de nos frères ont péri. Il est fort. Il faut trouver autre chose.
Tucker sentit un frisson lui passer dans le dos. Il ignorait par quel moyen Monsieur avait pu avoir vent de tout ce qu’il avait précisément tenté de lui dissimuler. Il ne trouva rien à suggérer.
— Arrangez-vous pour qu’il soit présent à la cérémonie de demain, Tucker…
La stupeur se peignit sur les traits du scientifique.
— Pourquoi viendrait-il ?
— Parce qu’il est orgueilleux. Il ne laissera pas passer une telle chance d’approcher le Roi.
— Mais ce serait comme…
— Comme faire entrer le renard dans le poulailler… Oui, je sais, mais les poules ont des dents, ici.
Tucker fut sur le point d’émettre une observation, mais son interlocuteur signifia d’un geste que l’entretien était terminé. Il retourna dans l’ascenseur, penaud, sans un regard en arrière.