CHAPITRE XXI
L’établissement de Winnie n’avait rien de luxueux. Sa devanture décrépite faisait l’angle de Flushow en face d’entrepôts à louer depuis une éternité. Même en plein midi, il semblait y faire nuit. Malgré tout, cela n’empêchait pas une clientèle d’habitués de s’y retrouver, la plupart des dockers ou des ouvriers des chantiers voisins, de toutes races et de toutes origines. Quelques gagneuses décaties venaient aussi y mettre un peu d’ambiance plus tard dans la soirée.
Quand Jonas arriva, hors d’haleine et en nage, il n’y avait encore personne. La grosse Winnie était juchée sur un tabouret de bar qui avait à moitié disparu sous les replis de son opulent fessier. Elle avait le nez dans ses comptes, comme à l’ordinaire. C’était une femme qui savait gérer ses affaires, ce qui était une des raisons pour lesquelles elle avait toujours refusé d’épouser son vieux soupirant.
Celui-ci abandonna son pousse-pousse, tout en lorgnant les appas plantureux que dévoilait involontairement la maîtresse femme. Elle dut sentir son regard posé sur elle plus qu’elle ne l’entendit taper du pied contre la porte.
Elle était plutôt dure d’oreille.
Un sourire accort se peignit sur ses lèvres. Se laissant glisser de son siège avec une grâce pachydermique, elle vint lui ouvrir. En même temps, elle faisait signe à son unique serveur, un Portoricain, d’aller examiner la cuisine histoire de changer d’air. Elle était vêtue de son habituel ensemble à fleurs, largement fendu, qui depuis le temps devait adhérer à sa vraie peau. Son maquillage outrancier cherchait à préserver tant bien que mal les débris de son charme passé, mais Jonas la voyait avec les mêmes yeux que trente ans plus tôt. Il la trouvait encore belle à croquer, pour tout dire, malgré son embonpoint : on n’imaginait pas une personne comme Winnie d’une minceur anémique. Cela aurait beaucoup ôté de son charme.
— Salut, Vieux bouc ! l’accueillit-elle d’une voix plus caressante qu’à l’accoutumée. Ne me dis pas que tu viens encore me refiler ta glace ?
Winnie semblait bien disposée à son égard, ce matin. Cela rassura Jonas. Il se récria pour la forme.
— Non. C’est un cadeau. Juste un cadeau. C’est un morceau que j’ai taillé exprès pour toi. I’vient du pôle. I’brille dans le noir…
Winnie pouffa de rire.
— Comme ton nez, gros idiot. Allez, viens boire un coup. Riccardo va décharger ton pousse-pousse. Riccardo !
Le Portoricain reparut. Il eut un regard inamical en direction du colporteur puis, sans un mot, partit vaquer à sa nouvelle corvée.
— Il a presque l’air jaloux, remarqua Jonas. Ne me dis pas que tu l’as charmé, lui aussi ?
Winnie émit un gloussement en remplissant deux verres de gin clair comme de l’eau. Rien à voir avec la pisse d’âne qui constituait l’ordinaire du caboulot.
— Je suis irrésistible. Et il est jeune… Si jeune, si tu savais… Et ça n’est pas facile de trouver du travail pour les jeunes. Non, pas facile.
— J’imagine, répondit Jonas avec amertume.
— Voyons, mon minet, ne fais pas cette tête. Nous deux, c’est pas la même chose.
Elle lui caressa les cheveux, câline. Puis, approchant sa bouche de la sienne, lui donna un coup de langue sur les lèvres ; elle savait qu’il aimait. Il n’attendait que ce signal : il referma les mains sur sa taille largement évasée et la pelota avec frénésie, comme au bon vieux temps. Elle se laissa faire un minaudant, tenta mollement de le repousser. Mais déjà, il l’adossait au comptoir, fourrageant dans les replis de sa jupe tout en écrasant sa figure entre ses gros seins.
— Jonas, vieux débile, en voilà des manières. Arrête ça de suite ! Les clients ne vont plus tarder et Riccardo va remonter d’un instant à l’autre…
Dépité, Jonas lâcha prise.
— Les vieux, c’est bien aussi…
— Oui, oui… Reviens donc à la fermeture, ce soir, je verrai ce que je peux faire pour toi.
— Mmmh… Ma déesse…
— Tiens, bois un coup. C’est la patronne qui offre.
Tandis qu’il vidait son verre en maugréant, Winnie lui glissa un billet dans la poche. Il fit semblant de ne rien voir.
— C’est quand qu’on se marie, tous les deux ? demanda-t-il.
— La prochaine fois que tu passeras, Vieux bouc. En attendant, fiche le camp.
La réponse parut le satisfaire. Elle répétait ça depuis tant d’années… Il récupéra son pousse-pousse à l’entrée de la ruelle et rebroussa chemin. En regagnant son antre, le cœur léger, il fit un détour à l’épicerie du coin pour s’offrir une bouteille et de quoi croûter.
Chez lui, une mauvaise surprise l’attendait ; la porte de devant était grande ouverte, et le cadenas gisait par terre, brisé en miettes. Avec une exclamation inquiète, il se précipita à l’intérieur. Là, il n’en crut pas ses yeux. Ses maigres affaires étaient éparpillées dans tous les coins, son lit retourné, et surtout, sa remise à glace saccagée. Il en aurait pleuré de dépit s’il n’avait pas flairé que le gros des ennuis restait à venir.
La porte claqua bruyamment dans son dos.
Il sursauta.
— Qui est là ? s’écria-t-il.
Il tremblait de tous ses membres, sentant qu’il n’était pas seul. Il recula jusqu’au milieu de la pièce. Des silhouettes sinistres, encapuchonnées tels des spectres, se détachèrent alors de l’ombre. Sa peur fut telle qu’il laissa échapper sa bouteille de gnôle même pas déballée. Elle se brisa tristement à ses pieds. En un clin d’œil, il fut cerné.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? J’ai rien fait, moi, rien du tout !
Les intrus ne lui firent pas l’aumône d’une réponse. Ils le saisirent et le jetèrent à terre. Jonas n’était pas une mauviette. Il chercha à se débattre, balançant ses grands bras en tout sens. Mais ses agresseurs étaient trop nombreux. Ils eurent tôt fait de le clouer au sol. Celui qui semblait leur chef tira de sa robe un long poignard et s’approcha de lui.
— Qu’as-tu fait de la glace ? Qu’en as-tu fait ? Parle !
Le vieil homme, épouvanté, secoua la tête.
— J’ai rien fait, c’est pas moi…
Des mains énergiques déchirèrent ses frusques, mettant sa poitrine à nu. Le couteau dansa dangereusement près, puis comme un oiseau hésitant, vint se poser sur sa peau. Froid. Jonas grimaça.
— Nous savons que tu as volé cette glace.
Jonas hurla. La lame avait tracé un long sillon écarlate sur son thorax, suivant le relief de ses maigres côtes. Il s’arc-bouta, tétanisé par la souffrance. Quand il vit ses visiteurs détacher ses outils du mur, il crut qu’il allait s’évanouir.
Ces dingues allaient le dépecer vivant !