CHAPITRE XII
À l’approche du ponton, Jonas le Borgne coupa son moteur et laissa le canot filer sur son erre, dans l’ombre des hautes grues qui balisaient la jetée. Il courba frileusement l’échine, écoutant les bruits de la nuit, mais ne perçut rien d’autre que le clapotis régulier de l’eau contre la coque et la rumeur lointaine de la voie sur berge. Cela le rassura.
Il s’était faufilé subrepticement dans la rade. Comme il connaissait les moindres recoins du port, il avait zigzagué entre les cargos à l’ancrage, qui ressemblaient dans l’obscurité brumeuse à des cétacés de métal assoupis. Il n’avait pas été repéré. Du moins se plaisait-il à le penser. Et quand bien même, cela n’aurait pas prêté à conséquence. Il était connu comme le loup blanc, par ici.
Des dockers aux douaniers, en passant par les petits malfrats, tout le monde le considérait comme une curiosité, presque une institution. Personne ne s’étonnait plus de ses allées et venues, depuis près d’un demi-siècle qu’il baladait sa carcasse tordue dans le secteur. Un demi-siècle en effet qu’il alimentait en glace les étals du marché au poisson de Fulton, à quelques encablures de là. Une glace fabriquée à l’ancienne, dans un petit hangar plus au nord. Il la livrait encore sous forme de beaux pains blancs, qu’il coltinait sur son dos malgré son âge. Il méprisait les congélateurs, prétendant que les nouveaux procédés de réfrigération fournissaient une glace de moins bonne qualité, qui fondait plus vite. Les grossistes faisaient mine de le croire et continuaient de s’approvisionner chez lui de temps à autre, surtout par charité chrétienne.
Sa seule concession à la modernité était ce canot, avec lequel il se faufilait un peu partout, de terminal en terminal.
Jonas reçut un flocon de neige dans l’œil gauche, celui qui n’était plus qu’une cicatrice mauve. Souvenir d’un coup de couteau attrapé autrefois dans une ruelle sordide de Brooklyn. Vengeance de femme. Absurde. Il tiqua, et se mit à observer le ciel mouvant avec une grimace. Il n’avait pas besoin de la météo pour deviner que l’hiver accourait au grand galop : il sentait des picotements derrière les oreilles. Ça ne trompait jamais.
Au détour d’une bouée, il arriva enfin en vue de son objectif, solidement amarré au wharf par des câbles gros comme le pouce. Quand il avait appris la nouvelle, dans la matinée, il avait fait mine de n’y porter aucun intérêt, piquant du nez dans son verre de gnôle. En fait, il avait immédiatement entrevu tout ce qu’il pouvait tirer de la situation. Il avait repéré le terrain un peu avant la nuit, et à présent, il rapportait le matériel nécessaire.
Il braqua sa torche électrique sur la paroi de l’iceberg et ne put retenir un sifflement de connaisseur. Aucun doute, c’était de la bonne, de la vraie glace naturelle. Probablement un fragment d’une banquise polaire aussi vieille que le monde qui avait décidé de voir du pays et s’était laissé tranquillement porter par les courants. La première fois de sa vie qu’il assistait à un pareil phénomène. Un iceberg qui jetait l’ancre dans le port. Dans son port !
Toute considération écologique mise à part, il espérait que son menu larcin lui éviterait de trimer cette nuit les pieds dans le sel. De toute façon, que pourraient-ils en faire, de ce bloc, tous ces zozos, une fois qu’ils auraient ausculté l’objet dans tous les sens, hein ? Tandis que lui, un morceau pareil, ça ferait sa fierté à la première heure, le lendemain matin, au marché.
Machinalement, il passa sa langue sur ses lèvres sèches. Son œil unique scruta une dernière fois les environs. Il n’était pas très rassuré. On avait beau avoir sa conscience pour soi… Jonas ne croyait pas trop à cette histoire d’iceberg dévoreur. Il manipulait des pains de glace depuis l’âge de treize ans, et aucun ne lui avait jamais mordu le bras ! Encore une invention des huiles pour écarter les badauds. Lui, il craignait surtout qu’une patrouille ne vienne traîner sa graisse dans le coin.
Ayant suspendu sa lampe, il fouilla dans son grand sac en cuir, à la recherche de ses instruments. Avant une heure, il aurait débité la moitié de la partie visible et pourrait aller se recoucher, fortune faite. Il caressa la surface brillante d’une main amoureuse. Et décela sans peine une fissure par où commencer son travail. Un sourire ravi découvrit ses chicots jaunis.
Ajustant la pointe effilée du pic à glace dans la crevasse, il leva son marteau…