CHAPITRE IV

Le vieux Jack n’entendit pas les deux intrus s’engager dans l’escalier. Le vent mugissait à tel point dans la tour qu’il n’aurait pas remarqué un coup de canon à l’extérieur. Il rudoyait à nouveau son téléphone lorsqu’ils se glissèrent derrière lui, à son insu. Quand bien même il les aurait vus, d’ailleurs, il n’aurait pas imaginé un instant qu’ils puissent vouloir attenter à sa vie. Il n’avait pas de bas de laine et menait une existence paisible de reclus. Dans le pays, on l’aimait bien, d’autant que sa porte était ouverte à tous, poivrots en mal de bavardage ou touristes égarés, de jour comme de nuit.

Le chat, lui, n’eut aucune peine à déceler leurs intentions hostiles. Il feula, menaçant.

— Triton, la paix, bordel de Dieu ! Tu ne vois pas que je suis occupé ?

Tout de même, un pressentiment le fit se retourner. Ses yeux allèrent de l’un à l’autre des étrangers, agrandis par la stupeur. Il les vit s’avancer vers lui sans comprendre. Puis sa pipe lui échappa, il voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Les poignards s’abattirent sauvagement. Il tomba au premier coup, battant des bras comme un albatros en détresse. Les inconnus l’achevèrent sans pitié, et les fers continuèrent de fouiller ses tripes bien après qu’il eût rendu son dernier souffle.

Réfugié sous la table, le chat n’osait plus manifester sa présence.

Leur sinistre besogne achevée, les deux meurtriers essuyèrent froidement leurs lames. Ils n’avaient toujours pas dit un mot. Les éclaboussures écarlates qui maculaient leurs visages inexpressifs leur donnaient l’apparence de sacrificateurs, ce qui ne semblait nullement les préoccuper. Ils avaient minutieusement préparé leur opération.

Sans se soucier des intempéries, ils sortirent sur la rotonde. Ils furent accueillis par une violente bourrasque qui faillit les repousser à l’intérieur, mais ils s’obstinèrent. Courbés sous la tempête, ils s’accrochèrent à la rambarde métallique. Soixante mètres plus bas, les rouleaux grondaient, comme des fauves impatients de dévorer leur proie. Indifférents au danger, les criminels déplièrent une longue-vue et scrutèrent le large.

Un long moment, ils restèrent ainsi, côte à côte, défiant la fureur des éléments. Enfin, l’un d’eux cria, soudain quelque chose en désignant un point sur l’horizon… La même exaltation dansa dans leurs yeux déments.

Rachel les surprit dans cette attitude.

Lorsqu’elle découvrit le corps du gardien de phare étendu dans une mare de sang, l’abdomen lardé de blessures, elle dut mordre dans son poing pour ne pas crier. L’horreur et le dégoût la submergèrent, si bien qu’il lui fallut faire un effort surhumain pour ne pas tourner les talons et fuir à toutes jambes. Mais elle voulait savoir. Plus que jamais, elle désirait comprendre ce qui se passait ici.

Seulement, que faire ? Elle ne pouvait rester sans risquer d’être prise. Pour l’instant, les deux moines étaient trop excités, semblait-il, par ce qu’ils avaient découvert au large. Mais il suffisait que l’un d’eux se retourne… L’observatoire était exigu. Nul endroit où se cacher. Elle devait décidément rebrousser chemin. Pas question de courir des risques inutiles. Il y avait un mort, à présent, un pauvre type qui n’avait rien demandé, qui n’avait eu qu’un tort : se trouver là au mauvais moment. Elle ne se faisait aucune illusion. Elle subirait un sort identique si par malheur sa présence était découverte.

Pourtant, son instinct de professionnelle l’emporta sur toute prudence. Elle se servit du Nikkon. Sa seule arme. Le bruit de la tempête couvrit heureusement les déclics successifs. Espérant que la pellicule ultra-sensible ne flancherait pas, elle prit une volée de clichés tout en battant progressivement en retraite. Elle faillit réussir. Mais elle marcha sur la queue du chat.

L’animal poussa un cri aigu, qui la fit sursauter de frayeur. Son appareil lui échappa des mains… Alertés, les deux hommes firent volte-face. Avant qu’elle n’ait eu le temps de filer, ils étaient sur elle.

En la circonstance, Rachel comprit que sa carte de presse ne lui serait d’aucun secours. Elle se débattit, parvint à faire lâcher prise à ses agresseurs. Une seule solution : confier son salut à son ancienne pointe de vitesse universitaire. Mais c’était compter sans ses genoux tremblants et ses muscles gourds. Elle dérapa, se cogna et pour finir s’étala de tout son long, sans gloire. Une poigne brutale se referma sur sa nuque.

Hurlante, elle tenta de lutter. Mais bien en vain : les assassins la tenaient solidement. C’était fichu. Ils allaient l’écorcher vive, elle aussi. Abandonnant tout orgueil, elle implora pitié, avec l’impression d’avoir basculé dans la folie.

Pour toute réponse, ils la remirent debout en lui tordant les bras, esquivant sans peine ses coups dérisoires. Puis, après avoir échangé un regard, ils la poussèrent sans ménagements sur la rotonde. Le vent furieux lui meurtrit le visage, et elle comprit brusquement quelle fin ils lui destinaient. Au pied du phare, les rouleaux parurent redoubler de férocité. Dans un gémissement désespéré, elle freina des quatre fers. Alors, lassés par sa résistance, les moines la soulevèrent du sol comme une plume. Elle cria, mais la tempête constituait le plus sûr des bâillons. En bas, tout en bas, le ressac furieux blanchissait les rochers. En un dernier réflexe défensif, elle s’accrocha aux barreaux rongés de rouille.

— Au secours, je vous en supplie !

Elle était sur le point de céder, lorsqu’un événement inattendu se produisit.

— Méchante nuit, hein ?

Rachel crut avoir rêvé. La moitié de son corps flottait déjà comme un étendard au-dessus du vide quand cette boutade avait fusé.

— Seigneur ! s’entendit-elle implorer.

Saisis d’étonnement, ses deux tourmenteurs se retournèrent.

Un rayon de lune filtra des nuages, venant éclairer en plein une haute silhouette sombre, semblable à celle d’un oiseau de nuit. Un chapeau à larges bords était rabattu sur une partie de son visage blême. L’œil qui brillait, découvert, allait de l’un à l’autre meurtrier avec une gourmandise de prédateur. Personne n’avait entendu l’homme arriver. Il aurait tout aussi bien pu avoir été déposé par le vent.

Rachel profita de la diversion pour retrouver la terre ferme et se mettre hors de portée. Les prétendus moines ne firent pas un geste pour la récupérer : ils semblaient fascinés par cette apparition quasi surnaturelle. La jeune femme ne l’était pas moins. Elle se laissa glisser au sol, incapable de détourner le regard du nouveau venu. Pour un peu, elle se serait mise à croire aux revenants et à toutes ces choses parfaitement indignes d’un esprit civilisé.

La première surprise passée, les tueurs réagirent néanmoins avec brutalité. Brandissant leurs poignards, ils se ruèrent sur l’intrus avec des cris féroces. Rachel sentit vaciller son espoir… mais les lames ne rencontrèrent que le vide. L’inconnu avait esquivé d’une imperceptible rotation du buste, happant même au passage le bras du plus téméraire. D’une torsion, il l’envoya bouler à l’intérieur, tout en accueillant son compère d’un coup de pied en pleine face. La journaliste n’en revenait pas. Elle aurait presque applaudi… Elle ignorait qui pouvait être ce grand type et les raisons qui l’avaient poussé à intervenir, seulement elle savait l’unique chose importante : il lui avait épargné un douloureux plongeon dans l’eau froide.

Avec la rage des exaltés, les criminels revinrent pourtant à l’assaut. Rachel constata avec satisfaction que son champion ne s’en émouvait pas outre mesure. Il se contenta de rompre d’un pas et, tranquillement, tira comme par magie une longue épée des profondeurs de son manteau à collerette. Rachel aurait préféré une arme plus pragmatique. Un .357 magnum, par exemple, aurait assez fait son affaire. Cependant, un éclat étrange irradiait la lame, lui donnant un aspect redoutable. Elle ne fut pas longue à comprendre qu’entre ces mains-là, cette défense pouvait s’avérer remarquablement efficace.

Le curieux personnage souriait, tout en couvant ses adversaires du regard. Un sourire d’ogre qui vient de découvrir son déjeuner.

La jeune femme se demanda un instant si tous les détraqués des environs s’étaient donnés rendez-vous au phare !

L’épée tourbillonna avec une rapidité effrayante. Elle passa sous le coude de l’ennemi le plus proche et l’embrocha jusqu’à la garde avec un crissement horripilant. Un geyser de sang s’échappa de la blessure béante, l’homme émit un borborygme et glissa à terre. Déjà, la lame fouettait l’air d’arabesques mortelles en direction de l’autre meurtrier. Décontenancé par la fin tragique de son complice, celui-ci battit en retraite vers Rachel, comptant sans doute l’utiliser comme bouclier.

Mais l’escrimeur avait deviné ses mauvaises intentions. Il s’interposa vivement entre la journaliste et le moine, secouant la tête avec un sourire entendu. Comprenant qu’il était perdu, celui-ci lâcha son couteau et, avec un cri féroce se jeta dans le vide. Il plana d’interminables secondes, tel un goéland porté par le vent, puis disparut, digéré par la nuit.

Rachel détourna les yeux. La nausée lui nouait l’estomac. Une longue main maigre se posa sur son épaule, rassurante.

— Tout va bien ?

La voix était grave, bien timbrée, et ne manifestait aucune trace d’émotion. Elle acquiesça, cherchant à détailler les traits de son sauveur sous l’ombre du chapeau. Il ne lui en laissa pas le loisir : se détournant promptement, il regagna l’intérieur. Elle le suivit, assez vite pour le voir grimper au colimaçon qui menait à la lanterne. Elle n’osa l’imiter, car il agissait comme s’il avait une tâche importante à remplir. Il s’approcha vivement du réflecteur parabolique et glissa d’un geste sec son épée dans l’interstice entre la cuve et le plancher, stoppant net la rotation dans un grincement assourdissant.

Quelque part, une sirène d’alerte se déclencha.

— Mais qu’est-ce que vous fabriquez ? interrogea Rachel, inquiète.

Elle n’obtint aucune réponse.

Le faisceau lumineux, immobilisé, éclairait l’extrémité sud de la baie. L’inconnu se posta contre la vitre, de manière à inspecter le large dans cette direction. Cédant à sa curiosité naturelle, la journaliste le rejoignit. Mais elle eut beau se pencher, elle ne vit rien d’autre qu’une ombre aux contours diffus qui dérivait là-bas, poussée par la tempête, ç’aurait pu être n’importe quoi. Une épave, un bateau, ou même une baleine égarée près des côtes. Un battement de cils, et cela avait disparu derrière les falaises, entraîné par les courants.

Rachel frissonna dans ses vêtements mouillés.

— Vous allez m’expliquer, à la fin !

Le personnage haussa les épaules, sans daigner entendre la question. Il n’était guère loquace, c’était le moins que l’on pût dire ! Il resta un instant encore figé, concentré sur ses pensées, le regard toujours fixé sur l’horizon désert. Puis, brusquement, il arracha l’épée de son logement, libérant le mécanisme. L’arme ne portait pas la moindre éraflure. Il l’enfourna aussitôt dans la doublure de son macfarlane désuet, avant de toiser sévèrement Rachel.

— À l’avenir, ne mettez plus votre nez dans les affaires des autres.

Elle se sentit comme une petite fille prise en faute, incapable de soutenir le regard réprobateur posé sur elle, et n’apprécia pas du tout.

— Je… Eh bien… Je pourrais vous retourner la réflexion !

— Vous étiez à deux doigts de tout faire rater, espèce de dinde.

La jeune femme aurait voulu répliquer vertement. Il n’était pas dans ses habitudes de se faire traiter de la sorte. Mais elle préféra s’abstenir. Trop de questions se pressaient dans son esprit. Trop de données lui échappaient. Des hommes étaient morts sous ses yeux, dont l’un de sa propre volonté. Elle était éreintée, et elle avait envie de pleurer, pour finir.

L’ignorant délibérément, son compagnon redescendit et retourna sur la rotonde. Elle le surprit, penché sur le fanatique transpercé, qui le fouillait sans vergogne.

— Eux aussi, ils étaient venus observer quelque chose, dit-elle. Je ne sais pas quoi…

— Moi si. Et ce n’est pas bon. Pas bon du tout.

Elle s’énerva :

— Mais merde, vous allez me dire ce que vous faites ici, à la fin ? Et ce que veut dire tout ça ?

Une nouvelle fois, il fit comme s’il n’avait pas entendu.

En retournant les poches du mort, il venait de dénicher un plan soigneusement annoté. Il le parcourut avidement, avant de le faire disparaître sous son manteau. Puis il se livra à un examen minutieux du corps. Au bout d’un instant, il laissa échapper un sifflement.

— Intéressant !

Il avait l’air d’un entomologiste fasciné par un spécimen rare. Complaisante, Rachel se pencha par-dessus son épaule. Sur l’un des avant-bras du cadavre était tatoué un signe étrange.

— Forcément, soliloqua-t-il. Que dites-vous de ça ?

— Trop aimable de vous souvenir de moi. Je n’en dis rien du tout.

Elle était tout à la fois furieuse et terrifiée, avec une unique pensée : filer d’ici au plus vite, retourner à la civilisation, loin des fanatiques de tout bord armés comme au Moyen Age. Un bain chaud. Un lit. Attendre le matin.

— Il vaudrait mieux prévenir la police, commença-t-elle. Et aussi…

— Pourquoi étiez-vous avec ces gens ?

La question la prit au dépourvu. Elle évita le regard trop pénétrant de l’inconnu : elle n’avait nullement l’intention de lui dévoiler les raisons de sa présence en ce lieu.

— Pour rien. Je suis montée en cachette. Je faisais du stop.

— D’où êtes-vous ?

— De… de Providence, mentit-elle.

Il ramassa le Nikkon abandonné et le lui tendit.

— Du stop, hein ? Journaliste ?

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?

— Honnêtement, ça m’est complètement égal. Pour l’instant. Vous êtes gelée. Inutile de rester ici. Le coin est malsain.

Un miaulement triste attira soudain leur attention. Le chat du vieux Jack les observait, juché sur le corps de son infortuné maître. Pris de compassion, l’homme s’approcha et lui gratta la tête. Ses geignements cessèrent aussitôt.

— Une bonne nature, on dirait.

Il le percha sur son épaule.

Rachel lança un coup d’œil vindicatif à l’animal. C’était sa faute si elle avait failli laisser sa peau dans l’aventure. Ils redescendirent sans échanger un mot. La tempête s’apaisait, la lune brillait à nouveau. Alors qu’ils atteignaient l’extrémité de la jetée, où stationnait la camionnette des fanatiques, l’inconnu fit mine de s’éloigner à travers la lande. Rachel le retint par le bras.

— Vous n’allez quand même pas me laisser en plan ? Si ces dingues avaient des complices et qu’ils se lancent à ma recherche ?…

— J’ai le sentiment que vous êtes de taille à vous défendre. Et puis je ne serais pas une très bonne compagnie pour vous.

— Je… Écoutez, il y a un petit village pas très loin derrière ces collines. On pourrait y passer la nuit, et puis demain matin, on déciderait de ce qu’il convient de faire. N’oubliez pas qu’on est dans le même pétrin. Il y a deux cadavres, là-haut. Cela peut intéresser la police du coin.

Il la toisa avec un sourire dangereux.

— Auriez-vous l’intention de me faire chanter ?

Dans son ombre, la jeune femme se sentit minuscule et frigorifiée. Elle se hâta de le détromper :

— Non, bien entendu. Mais… je préférerais vous avoir près de moi jusqu’au matin. Ensuite…

— Ensuite, vous me conduirez jusqu’à New York.

— New York ?

Elle hésita.

— Euh… Pourquoi pas ?

— Vous savez conduire ?

— Évidemment, répliqua-t-elle d’un ton rogue.

— Parfait. Trouvons un endroit où vous reprendrez des forces. Après, nous partirons.

Il n’ajouta rien d’autre, signifiant par là qu’en ce qui le concernait, la chose était entendue. Rachel se mit au volant. Les clés, heureusement, étaient sur le tableau de bord. Elle fit démarrer l’engin, en se demandant si elle avait encore toute sa raison pour avoir accepté si vite de servir de taxi à un type qu’elle venait tout juste de rencontrer, et qui en outre avait du sang sur les mains. Lui ôta son feutre à larges bords puis s’essuya le front d’un revers de manche.

— Je suis le docteur Graymes, de New York. Ebenezer Graymes. Désolé, je ne sais pas conduire.