CHAPITRE IX

— Lieutenant, je suis navré, mais en ma qualité de représentant du monde scientifique, je trouve anormal que vous fassiez appel à ce… ce consultant extérieur à vos services.

Le Dr Jay Tucker fulminait. C’était un petit homme rondouillard, aux cheveux frisés, qui arborait son badge officiel comme un insigne de shérif. Il s’était planté devant Bilbo Single, les mains sur les hanches, l’air visiblement mécontent, semblant avoir toutes les peines du monde à se maîtriser. Le policier soupira. Ce Dr Tucker était une véritable plaie. Il ne l’acceptait dans ses jambes que parce qu’en haut lieu, on lui avait donné l’ordre de le ménager, et ce avec des airs entendus qui fleuraient bon les donations bénévoles à l’arbre de Noël de la police.

Cette réaction ne l’étonnait pas vraiment. Il se tourna vers le casse-pieds, arborant un sourire de composition.

— J’ai souvent fait appel à cet homme. Le Dr Graymes est un chercheur, comme vous. C’est un expert en traditions anciennes. Et j’ai le sentiment que son avis peut nous être utile.

— Voilà une démarche très étonnante de la part d’un officier de la Criminelle. Vous pouvez croire que je me ferai un plaisir de transmettre la chose à vos chefs.

Single se retint de ne pas balancer son poing dans le nez de son interlocuteur.

— Jusqu’à preuve du contraire, Docteur Tucker, c’est moi le responsable de cette enquête. Et j’agirai à ma convenance tant qu’il en sera ainsi.

À la vérité, il avait longuement hésité. Ce n’était qu’après avoir collecté les avis contradictoires des experts présents – dont celui de Tucker – qu’il s’était finalement décidé à jouer son joker. Au cours de ces derniers mois, il avait utilisé les étranges talents d’Ebenezer Graymes dans plusieurs affaires obscures de meurtres et d’enlèvements, ou son étrange collaborateur avait déployé une sagacité qui dépassait largement celle des radiesthésistes travaillant en sous-main pour le Département des Homicides. Le démonologue l’avait à plusieurs reprises entraîné dans des milieux inconnus, régis par des lois millénaires, des combats farouches ignorés du commun des vivants, et des expéditions surprenantes où la mort n’était que le moindre des périls…

Il avait retiré de ces aventures une ouverture d’esprit et un refus de l’a-priori qui pouvaient effectivement surprendre de la part d’un fonctionnaire. Dans le cas présent, il craignait fort de se trouver face à l’une de ces énigmes que le rationnel ne peut expliquer dans son entier. Il avait beau fouiller dans sa mémoire, il était même incapable de se souvenir d’un précédent aussi incroyable, aussi terrifiant.

Il accueillit avec satisfaction l’appel radio qui lui apprenait l’arrivée imminente de Graymes. Il avait eu peur que celui-ci ne se soit absenté pour plusieurs jours, comme cela lui arrivait quelquefois, à l’occasion de voyages mystérieux sur lesquels il n’était guère disert par la suite.

Single s’adossa à la portière de sa voiture, les mains enfoncées dans les poches de son manteau fraîchement sorti de la naphtaline. Il en avait plutôt marre de battre la semelle sur le quai : il s’exhalait du fleuve un brouillard dense, mauvais pour les bronches. Les dockers s’attroupaient progressivement autour des cordons de sécurité et les commentaires allaient bon train.

— Lieutenant !

Le sergent Mc Bride accourait sur la pointe des pieds, en prenant garde de ne pas glisser sur le sol gelé.

— Lieutenant ? Les gars du labo demandent s’ils peuvent retirer le corps. Et les autorités portuaires réclament des informations.

Single grimaça en tapant du talon avec impatience.

— Envoyez les paître. J’attends quelqu’un. D’ici là, ne laissez personne approcher.

— Ça devient difficile. L’histoire est en train de faire le tour du port.

— Renforcez le cordon de protection, voilà tout.

Mc Bride leva le nez vers le ciel.

— On va se les cailler, hein, lieutenant ?

— Ça m’en a tout l’air. Ils prévoient de la neige pour cette nuit. Ah, je crois que le voilà…

Toutes sirènes hurlantes, une nouvelle voiture de patrouille venait de se faufiler entre les premières arrivées. Ben Graymes s’en extirpa et se fraya un passage dans la cohue avec autorité, talonné par une jeune femme qui semblait avoir le plus grand mal à suivre son allure. Tandis qu’il marchait à sa rencontre, Single remarqua son air las, la mauvaise barbe qui mangeait ses traits tirés. Néanmoins, il tendit une main chaleureuse au policier.

— Encore besoin de mes lumières ?

— Où étiez-vous passé, ces jours-ci ?

— J’étais en voyage pour affaires.

Il avait dit « pour » affaires, et non « d’ » affaires. Son interlocuteur crut deviner lesquelles.

— Eh bien, on peut dire que vous revenez juste à temps. Oh, qui est cette charmante personne ?

Graymes prit un air embarrassé dont il n’était guère coutumier et fit rapidement les présentations.

— Rachel Dangley, une journaliste que j’ai dépannée hier soir.

— Eh bien ! on aura tout vu ! persifla Single, partagé entre l’étonnement et l’envie de rire.

— Laissez tomber les mondanités. Où est-ce ?

Le lieutenant conduisit le couple insolite vers l’extrémité du wharf. De nombreuses personnalités y délibéraient, représentantes des autorités portuaires ou douanières. Toutes leurs conversations tournaient autour de l’étrange objet solidement arrimé aux pilotis, un peu plus bas. Single dut jouer des coudes pour amener Graymes à l’endroit désiré.

— Qu’est-ce que vous dites de ça, docteur ?

Graymes se pencha avec un sifflement admiratif, sans se préoccuper des regards soupçonneux posés sur lui. Ses yeux brillaient tandis qu’il examinait l’iceberg et les restes humains qui s’y trouvaient congelés.

— Très fort, murmura-t-il. Voici une grande première.

Rachel arma son Nikkon et prit toute une série de clichés. Elle n’allait pas laisser passer une si belle occasion.

— Il a été signalé à l’entrée du port au lever du jour, expliqua Single. Un caboteur envoyé par la capitainerie l’a remorqué jusqu’ici et attaché là. Ce pauvre type… Je ne sais pas comment ça s’est passé. On dirait que la glace l’a dévoré. Personne n’est d’accord là-dessus, mais constatez vous-même… Eh, vous arrêtez de prendre des photos !

— Vous ne trouvez pas étonnant qu’un iceberg dérive jusqu’ici en toute tranquillité ? interrogea Graymes.

— Si, bien sûr. Mais pour l’instant, ce n’est que le moindre de mes soucis. C’est le mort, mon gros problème. D’autant qu’à cela s’ajoute la disparition corps et biens d’un yacht cubain qui rôdait dans les environs hier soir. Il aura heurté ça et coulé. Il y avait du brouillard, ça peut s’expliquer.

— Cela fait beaucoup de phénomènes curieux en l’espace de quelques heures, remarqua Graymes avec finesse.

— La victime s’appelait Felipe Costa. Une petite frappe qui touchait un peu à tout. D’après ce qu’on a reconstitué, ce voyou venait probablement récupérer le chargement des Cubains.

— Des cigares ?

— On a appréhendé son copain, un certain Mario Mendy, poursuivit le policier sans goûter l’humour du démonologue. Il était avec lui, mais il est muet comme une carpe. Salement commotionné.

— J’aimerais l’interroger.

— Si vous arrivez à en tirer quelque chose, ce sera bénéfique pour tout le monde…

— Excusez-moi un instant.

Graymes se laissa glisser au bas d’une échelle rouillée et prit pied sur l’iceberg. Il étudia de plus près les restes du cadavre, si étroitement imbriqués dans la glace qu’il serait probablement nécessaire de creuser à l’aide de pics pour les dégager. Puis martela du talon la surface translucide. La résonance mate lui fit courir un frisson dans l’échine. Il étendit la main au-dessus d’un certain point et se concentra sur les sensations qu’il percevait. Un froid mortel lui remonta vers l’épaule, si vif qu’il l’obligea à interrompre son expérience.

Il en savait assez, à présent. Ses pires appréhensions se trouvaient malheureusement confirmées.

Il remonta avec une agilité d’araignée.

— Dégagez ce pauvre type, conseilla-t-il, mais avec beaucoup de précautions. Ne laissez personne approcher de cette chose. Qu’on la laisse amarrée là. Je n’en ai pas terminé avec elle.

— Vous ne voulez pas m’expliquer ?

— Plus tard, Single, plus tard. Je dois être sûr, d’abord. Mais conformez-vous strictement à ceci : ne laissez personne approcher. Il y a du maléfice là-dessous, vous pouvez me croire, et…

Il n’eut pas le loisir d’achever sa phrase.

Le Dr Tucker accourait en poussant les hauts cris.

— Lieutenant Single ! Qu’est-ce que ça signifie ? De quel droit avez-vous autorisé cet homme à monter sur l’iceberg ?

Graymes fit volte-face, considérant le nouveau venu d’un air mécontent. Le regard qu’échangèrent les deux chercheurs était chargé d’électricité. Single eut un geste d’apaisement.

— Voici le Dr Ebenezer Graymes, dont je vous ai parlé. Le Dr Jay Tucker, chercheur et grand passionné des expéditions polaires. Il nous est envoyé par le Sadon Cryogénie Institute, et a reçu l’autorisation de récupérer ce glaçon pour expertises scientifiques quand nous en aurons terminé avec lui.

Graymes fixa sévèrement son homologue.

— Des expertises ? Quelle sorte d’expertises ?

Tucker prit un air vaguement agacé pour expliquer :

— Les analyses habituelles de texture, de composition. Nous chercherons à expliquer ce phénomène de façon rationnelle.

— Je doute que vous y parveniez. On voit rarement des icebergs dévorer des marins. Quoi qu’il en soit, vous n’embarquerez pas celui-ci avant que j’en aie terminé avec mes observations.

— Vraiment ? Et quelle autorité croyez-vous…

— La mienne, coupa le démonologue avec un sourire dangereux.

L’autre eut de la peine à déglutir. Il prit Single à témoin :

— Lieutenant, vous ne pouvez quand même pas vous laisser dicter votre conduite par ce… cet énergumène. Vous aviez promis : vingt-quatre heures, pas davantage… Il fait froid, certes, mais si un réchauffement imprévu se produisait, vous auriez à en supporter toute la responsabilité…

Embarrassé, Single se tourna vers Graymes :

— Vingt-quatre heures, docteur, je ne peux vous accorder plus.

Son interlocuteur acquiesça. Puis, sans un mot, il tourna les talons, flanqué de Rachel qui avait suivi toute la scène en prenant des notes. Le policier les raccompagna, abandonnant Tucker à sa mauvaise humeur.

— Désolé, docteur. J’ai les mains liées…

— Qui est ce guignol ? s’enquit Graymes.

— Je n’y peux rien. L’histoire s’est ébruitée. C’est tout un défilé depuis ce matin. Journalistes, photographes, scientifiques de tout poil et même l’immigration, pour vous dire… Mais ce Tucker était là avant tous les autres, avec un bouquet d’autorisations à la main, contresignées par des huiles.

Graymes ne fit aucun commentaire, mais son mécontentement était visible.

— Conduisez-moi auprès de votre témoin. Je vais voir ce que je peux en tirer.

Mario était consigné à l’arrière d’une voiture, sous bonne garde. Il avait les traits tirés, le regard fixe, hagard, de ceux qui ont vécu l’horreur à l’état pur. Graymes prit place à ses côtés sans susciter la moindre réaction de sa part.

— Cessez de penser. Regardez-moi…

La voix calme, impérieuse, s’insinua lentement dans l’esprit du jeune Portoricain. Comme aimantés, ses yeux cherchèrent ceux de son voisin. Ce dernier accentua son emprise hypnotique.

— Ne pensez plus. Racontez-moi…

Un déclic parut se produire dans la tête de Mario.

— C’était horrible, articula-t-il lentement. Ça nous a touchés. Très fort. À l’arrière. Costa… Je ne sais pas pourquoi… Moi, j’étais descendu mettre les pompes en route. Quand je suis revenu… il était sur le morceau de glace. Je lui ai dit de descendre et alors… Alors ça l’a avalé, petit à petit, et c’est parti… Dios mio…

Graymes laissa le silence s’installer, puis il ordonna :

— Oubliez tout. Chassez cela de votre esprit. Vous n’avez rien vu. Rien du tout. Vous ne savez rien.

Il exécuta une passe rapide devant les yeux du dealer. Celui-ci parut sortir d’un rêve.

— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il, agressif.

— Un ami, sombre crapule, rétorqua son interlocuteur en ouvrant la portière.

Single patientait, sans grand espoir. Graymes le prit à part.

— Il n’est pour rien dans cette histoire. Si vous n’avez pas de charges précises contre lui, relâchez-le. Il a besoin d’un docteur.

Le lieutenant observa le prévenu par la vitre, dubitatif.

— Laissez-moi réfléchir à tout cela, ajouta le démonologue. Je pense avoir une clé qui ouvre certaines portes de cette affaire… Seulement pour l’instant, j’ai besoin d’une douche. Mon voyage a été long et difficile. En attendant, soyez chic, trouvez à qui appartient ce véhicule…

Il donna l’immatriculation de la camionnette Pickford des faux moines. Single la nota puis lui rendit sa liberté. Il savait pouvoir se fier à son ami, même s’il le soupçonnait de dissimuler une part de la vérité.

Rachel rattrapa Graymes, le souffle court.

— Nous rentrons ensemble ? proposa-t-elle.

— Non. J’ai besoin de marcher.

— Pour ça aussi, j’ai mon permis.

Graymes la considéra sans aménité.

— Que dois-je faire pour me débarrasser de vous ?…

Les yeux de la jeune femme brillèrent d’excitation.

— Livrez-moi vos informations. Vous avez découvert quelque chose, pas vrai ? C’est en rapport avec les événements de cette nuit ? Je suis sûre que c’est ça…

— Qu’est-ce qui vous le fait penser ?

— J’ai le nez creux pour ces trucs-là.

— Petit reporter de troisième ordre, hein ?

Il s’extirpa de la cohue sans se soucier de savoir si elle était toujours dans son sillage. Au bout de quelques pas, il sentit qu’on lui tirait la manche. Il jura entre ses dents : elle n’avait pas renoncé ; elle arborait même son sourire le plus peste.

— Vous ne me lâcherez pas facilement, hein ?

— Considérez que vous avez gagné une assistante.

— J’avais compris.

Fouillant dans sa poche, il lui tendit le plan qu’elle avait tenté de lui subtiliser durant le voyage. Interdite, elle se demanda ce qui pouvait bien lui valoir une aussi soudaine bienveillance.

— Il n’a plus la moindre importance, désormais. Le mal est fait.

Elle examina le dessin avec avidité. De toute évidence, il représentait une portion de la côte Nord-Est, dessinée avec la plus grande minutie. Elle repéra immédiatement la ligne rouge qui ondulait en pleine mer. L’emplacement correspondant au phare de Little Point était entouré avec insistance.

À cet endroit, le tracé rouge effleurait celui de la côte, en noir.

Plus bas, un second cercle : New York.

L’itinéraire s’achevait là.

— Vous pensez que c’est la route suivie par l’iceberg ?

— Oui. Et certaines personnes attendaient sa venue, veillant même à ce qu’il arrive à bon port. Le phare de Little Point était le seul endroit où il aurait pu être repéré et éventuellement intercepté. On a veillé à ce qu’il n’y ait pas de témoin de son passage. Voilà pourquoi le gardien a été abattu.

— C’était ce glaçon qui dérivait au large, la nuit dernière ?

— Bien sûr, et j’aurais donné gros pour pouvoir l’arrêter à ce moment-là. Je n’ai plus tellement envie de marcher, maintenant. Prenons un taxi.