CHAPITRE XXIV

Graymes connaissait tous les raccourcis du quartier : il y avait souvent vagabondé, du temps où il s’appelait encore Long Ben et vivait hors du monde. La taverne de la grosse Winnie se trouvait deux rues plus haut. Il avait passé de bons moments dans ce caboulot, avec Jonas et quelques autres, à regarder la pluie tomber dehors en vidant du gin. L’opulente tenancière n’était avare ni d’assiettes, ni de câlins avec les gens de passage. C’était une figure connue et respectée, sur cette rive-ci de l’East River.

Il eut tôt fait de franchir grilles et terrains vagues, pour aboutir dans Flushow en un temps record. Là, il slaloma entre les véhicules qui avançaient au pas dans la neige, salué par des coups de klaxon furieux. Sans y prêter attention, il gagna l’angle de la rue, s’engouffra dans la gargote. Déserte, ce qui était très inhabituel, vue l’heure. Il traversa la cuisine sans découvrir âme qui vive. Son regard fut attiré par la porte ouverte de la remise. Le démonologue fut dans l’escalier d’un bond.

Il étouffa une imprécation.

À la lueur sinistre d’une ampoule nue, il venait de découvrir l’abomination. De Winnie et de son jeune employé portoricain, il ne subsistait que deux excroissances monstrueuses de chair à vif, à demi digérées par un monolithe de glace. Une telle vision aurait eu de quoi ébranler définitivement les nerfs les plus solides. Mais Graymes ne comptait plus le nombre d’abominations dont il avait été le témoin au cours de ses aventures passées, dans ce monde et dans l’autre.

Il ne lui était pas difficile de reconstituer les événements tels qu’ils avaient dû se dérouler. Jonas, certainement sans y voir malice, avait taillé quelques pains dans l’iceberg, se promettant sans doute de les revendre au marché dès le lendemain. Seulement il avait conservé le plus beau pour sa vieille amie, sans soupçonner quel fléau s’était dissimulé à l’intérieur. Avait-il été poussé par une volonté supérieure à la sienne ? Impossible de le savoir. En tout cas le résultat était là. Le malheur avait frappé.

Le monolithe brillait de mille feux. Une vie abjecte semblait puiser dans ses profondeurs. Graymes s’approcha. Alors, le bloc s’assombrit, comme prévenu d’un danger, et une fine brume s’éleva tout autour. Un courant d’air vif traversa la cave. Un ricanement étouffé retentit. L’arrivant sentit sa présence délétère par tous les pores de sa peau. Il avait éprouvé un malaise identique lorsqu’il avait inspecté l’iceberg pour la première fois. Aujourd’hui, il ne se déroberait pas.

Ils étaient seuls, face à face, cette chose et lui.

Il ignorait de quelle façon on pouvait en venir à bout. À peine s’il était capable d’évaluer ses pouvoirs. Mais pour l’heure, il n’était habité que par une envie : combattre. Combattre et détruire. Ne pas laisser tant d’horreurs impunies. Il sut que cela avait les yeux fixés sur lui. Que cela désirait l’affrontement.

Lentement, il dégaina Shör-Gavan, l’épée issue des forges millénaires. Elle luit comme un trait de foudre dans sa main. Il la croyait capable de contraindre l’hôte de la glace à se démasquer, à paraître sous son vrai jour.

Il s’apprêtait à l’abattre de toutes ses forces quand un cri jaillit derrière lui :

— N’y touchez pas ! Je vous l’interdis !

Graymes se retourna, grognant de dépit. Il était prêt à affronter tous ceux qui pourraient se mettre sur son chemin.

Le Dr Jay Tucker et un certain nombre de policiers venaient de surgir en haut des marches, armes au poing. Le démonologue fut tenté de faire face malgré tout. Mais en un clin d’œil, il fut cerné et couché en joue. Il n’eut d’autre solution que de rengainer son arme, la mort dans l’âme.

— Qu’est-ce que vous tentiez de faire ? brailla Tucker en accourant. Vous n’avez pas le droit. Vous n’êtes rien ! Ce… cette chose ne vous appartient pas !

Graymes eut un mouvement pour l’étendre raide d’un coup de poing. Seul le cliquetis significatif des revolvers enraya sa détermination.

— Vous n’êtes qu’un imbécile, Tucker. Vous ne savez rien. Il faut détruire cette glace, et ce qu’il y a dedans avec !

— Désolé, mais je ne peux courir le risque de passer à côté d’une découverte capitale pour le monde scientifique. D’ailleurs, l’institut que je représente est désormais propriétaire de ceci. Rappelez-vous, Graymes : vingt-quatre heures. Le délai est écoulé.

— On verra si vous tiendrez le même langage quand votre découverte vous aura bouffé le cul ! Écoutez-moi, sacré nom ! Ces gens sont morts, tués par cette chose… Vous n’avez pas le droit de…

— Nous l’avons, docteur Graymes. Nous l’avons. Voici le décret qui vient de nous attribuer l’entière responsabilité de cette affaire. La police est dessaisie, et vous aussi…

L’universitaire lui arracha des mains le papier qu’il brandissait triomphalement. Il lut rapidement. Les contre-signatures au bas de la page émanaient des plus hautes autorités administratives. Avec l’impression de rêver, il dévisagea Tucker d’un air narquois.

— Je vois que l’institut dispose de relations haut placées. Bravo.

Le petit homme acquiesça, fier de son triomphe. Il fit un signe. La cave fut envahie par un escadron de types en blouse blanche, munis de bâches résistantes et d’accessoires divers. Tous portaient un badge mentionnant leur appartenance au Sadon Cryogénie Institute.

Graymes dut faire un effort surhumain pour ravaler sa colère.

— Désolé, mais vous ne pouvez pas assister aux manipulations, docteur Graymes. Et estimez-vous heureux que je ne vous fasse pas boucler. Ce qui vous arriverait à coup sûr si j’entendais à nouveau parler de vous. Messieurs, veuillez raccompagner le docteur, je vous prie…

Sur un signe discret de Tucker, deux flics se proposèrent en escorte. Le démonologue hocha la tête. Il n’était pas dans ses intentions d’opposer une quelconque résistance. Pour l’heure, les événements ne lui étaient pas favorables. Soit. Mieux valait patienter jusqu’à ce qu’ils le deviennent.

— Vous vous en mordrez les doigts, Tucker, lança-t-il en guise d’adieu.

Le scientifique fit mine de n’avoir pas entendu, occupé qu’il était à donner des directives à ses assistants, Graymes fut proprement expulsé de l’établissement, autour duquel s’était agglutinée une foule de badauds transis. Sur ces entrefaites, la voiture de Single heurta le trottoir. Le jeune lieutenant s’en éjecta, imité par Rachel qui ne l’avait pas quitté d’une semelle.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Il se passe que le Dr Tucker a pris les choses en main, ragea Graymes. Et qu’il semble tenir ses ordres de haut. Il a rameuté des gens de son institut et tout ce beau monde est en train d’embarquer le morceau d’iceberg que nous recherchions. Avec deux autres cadavres en prime…

Single lâcha un juron, sidéré. Comme il était tout le contraire d’un fataliste, il descendit demander quelques explications à l’intéressé. Il revint au bout d’un instant, blanc de rage.

— J’aurais dû me douter que ça finirait comme ça, pesta-t-il. Ce n’est pas un hasard si on m’a fourré un type comme Tucker dans les pattes. Depuis le début, la communauté scientifique avait des vues sur notre visiteur. Des vues bizarres, j’ajouterais…

Graymes plissa les yeux.

— Que voulez-vous dire, Single ?

— Vous n’avez pas regardé mon papier ?

Avec tout ça, le démonologue devait avouer qu’il avait oublié jusqu’à son existence. Il se hâta de réparer cet oubli.

— Nom de Dieu…, jura-t-il en lisant.

Rachel se pencha par-dessus son épaule.

— Alors, le Pickford des tueurs du phare appartient à l’institut en question !

— C’était évident, grinça l’universitaire. Nous avons affaire à une confrérie puissante, qui dispose de gros moyens et aussi de solides appuis en haut lieu. Quelque part dans cette ville, il y a des types en costume croisé et attaché-case qui rêvent au retour d’un demi-dieu meurtrier.

— C’est dément, résuma Rachel.

— S’ils s’imaginent qu’il s’agit d’un simple fossile, ils vont être déçus. Il ne se passera pas longtemps avant qu’il y ait du grabuge…

— Je dois aller au journal, s’excusa subitement Rachel. Désolée. À plus tard…

Et sans demander son reste, elle tourna les talons pour faire signe à un taxi. Graymes la suivit des yeux, pensif.

— J’ai encore le sentiment très net qu’on ne nous dit pas tout, soupira Single.

— Moi aussi, mon ami, moi aussi, répondit Graymes.

Quelques instants plus tard, un fourgon frigorifique s’arrêtait devant chez Winnie. Un imposant caisson y fut chargé, sous bonne garde. Puis il repartit aussitôt.