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Les trois fugitifs avançaient indifférents au paysage. Auraient-ils été moins épuisés, terrorisés, affamés qu’ils se seraient rendu compte qu’ils traversaient une région d’une incomparable beauté, en vertu même de sa sauvagerie. Point de champs de mil, de patates douces ou de fonio. Des montagnes étagées de couleur rouge et noir descendaient abruptement jusqu’à la berge du Sénégal, langue de terre brûlée couverte d’herbe couleur de soufre. Le fleuve lui-même, boueux et sombre, était parsemé d’îles, hérissées de baobabs et de palmiers, contre lesquelles le courant rageait dans un bouillonnement d’écume.

Les fugitifs avaient appris à ne pas cheminer trop près de cette berge, car c’était le rendez-vous des bêtes féroces, lions, hyènes, venues se désaltérer pendant que des hippopotames, soufflant bruyamment, sortaient leurs têtes de l’eau. Aussi, ils s’ensanglantaient les pieds en tentant de se frayer un passage dans les anfractuosités des montagnes. Quand la chaleur était torride, ils se réfugiaient dans des crevasses, assourdis par les clameurs des cynocéphales, les feulements des lions et les grondements furieux des monstrueux amphibies. Depuis plusieurs jours, ils n’avaient rien mangé, les rats gris dont ils se nourrissaient s’étant soudain faits rares. En outre, Olubunmi avait glissé dans un trou dont les bords étaient tranchants comme une lame et s’était fait à la jambe une entaille qui se gonflait de pus, ce qui ralentissait encore la marche. Il n’aurait pas été surpris si Bo et Sounkalo, ses deux compagnons, avaient décidé de l’abandonner. Peut-être lui-même en aurait-il fait autant ! Or, à sa propre surprise, ils persistaient à le soutenir quand il ne pouvait plus avancer. À lui donner à boire. À partager avec lui les grains de pain de singe qui constituaient le seul ordinaire.

Brusquement, les trois hommes arrivèrent devant une chute du fleuve. Dans un fracas assourdissant, des lames de taille à engloutir les pirogues les plus hardies se brisaient sur des roches dont les crêtes aiguës se dessinaient dans l’écume tourbillonnante.

Olubunmi se laissa glisser par terre :

— Arrêtons-nous un peu…

Bo jeta un regard inquiet autour de lui. On était encore trop près de Bakel. Les hommes d’El-Hadj Omar pouvaient les retrouver, et ils savaient les terribles châtiments infligés aux déserteurs.

Bo était la tête pensante de l’expédition, car Olubunmi était trop mal en point et Sounkalo n’était qu’un nyamakala1 tout juste bon à travailler le cuir. Il avait un plan. Il fallait éviter le Toro, pays natal du Toucouleur, dont on disait que les foules étaient acquises à sa cause. Donc, peu avant Matam, il fallait s’écarter du lit du fleuve, couper par la plaine sèche et pelée du Djolof et, traversant le Cayor, remonter jusqu’à Saint-Louis du Sénégal, paradis entre fleuve et mer. Ceux qui avaient vu du pays affirmaient qu’une fois là, les bateaux des Blancs ne manquaient pas et s’en allaient dans toutes les directions. On pouvait s’engager comme laptot. Les laptots, à ce qu’ils disaient, recevaient chaque mois de l’argent des Blancs, car ces derniers n’utilisaient ni cauris ni poudre d’or mais se servaient de pièces de métal, gravées en relief de la figure de leurs rois, qui avaient grande valeur.

Ce plan répugnait à Olubunmi. Les Blancs, s’il ne les avait pas vus nettement, il avait pu constater leur force surnaturelle lors du siège du fort de Médine. Pendant d’interminables semaines, il s’était tenu avec l’armée toucouleur derrière un abri de branchages, face au quadrilatère de pierres à l’intérieur duquel ceux-ci s’abritaient. À intervalles réguliers, dans un bruit de tonnerre et des nuages de fumée, des boules de fer en jaillissaient et semaient la mort sur leur passage. Chaque soir, les Toucouleurs ramassaient des centaines de cadavres si horriblement déchiquetés qu’on ne distinguait pas la tête des membres. Chaque matin, ils repartaient à l’assaut, et c’était, à chaque fois, le même carnage. Ni la hache ni le pic ne pouvaient se mesurer à ces murailles fortifiées. Finalement, les pluies de l’hivernage étaient arrivées. Les crues du fleuve avaient inondé les terres, et il avait fallu se retirer, abandonnant le fort et des milliers de cadavres, hâtivement enterrés dans le sol détrempé. Avec le gros de l’armée, Olubunmi avait pris la direction de Koundian. Si les vétérans ne se plaignaient de rien, ni même les talibés de fraîche date, les incorporés de force souffraient le martyre. C’est à Sabouciré que Bo lui avait proposé de déserter.

Travailler pour les Blancs, ces êtres redoutables qui semblaient l’incarnation de génies… ? Olubunmi ne comprenait rien à leur présence dans la région. Depuis quand s’y trouvaient-ils ? Qui leur avait permis de s’y installer ? Pourquoi édifiaient-ils des forts à Bakel, à Dagana et y entretenaient-ils des armées ? Dans quel dessein ?

Néanmoins, Olubunmi – qui avait vu le visage de l’islam et les exactions qui se commettaient au nom d’Allah, villages incendiés, hommes passés au fil de l’épée s’ils ne se décidaient pas à bégayer, fous de terreur : « Il n’y a de dieu que Dieu », femmes partagées comme des marchandises – était prêt à tout pour échapper à l’empire d’El-Hadj Omar.

Puisque le marabout poussait ses conquêtes vers l’est, alors, il fallait fuir vers l’ouest. Tourner le dos à Nioro. À Sansanding. À Niamina. Tourner le dos à Ségou. Ségou. Les yeux d’Olubunmi s’emplissaient de larmes quand il songeait à sa cité. Son destin était-il scellé ? Tomberait-elle, elle aussi, dans l’obédience du marabout toucouleur ? Perdrait-elle son identité ? Dans un cauchemar, Olubunmi voyait ses fiers habitants se prosterner dans la poussière en direction de La Mecque pour bêler leurs prières. Quel crime les Bambaras expiaient-ils ? Olubunmi tournait et retournait cette question dans sa tête et n’y trouvait pas de réponse. Ah ! il avait souhaité l’aventure ? Il avait souhaité les voyages ? Eh bien, voilà qu’ils s’offraient à lui, mais de quelle manière !

Il aurait donné n’importe quoi pour retrouver l’indolence de la vie dans la concession des Traoré, les conversations sous le dubale central, la gracilité docile du corps des esclaves. Il s’interdisait de songer à Alfa Guidado et surtout à Mohammed, le frère bien-aimé, car alors il n’avait plus de goût à vivre. Qu’étaient-ils devenus ? Morts sans doute, victimes des Toucouleurs. Leurs cadavres anonymes dans l’entassement des victimes du cirque de Kassakéri. Parfois, un fol espoir le parcourait. Peut-être étaient-ils vivants, car on disait qu’El-Hadj Omar avait convoyé certains blessés dans le Macina. Le griot Faraman Kouyaté, qui, comme lui, avait été fait prisonnier et incorporé de force dans les armées toucouleurs, avait été tué lors du siège de Médine. Un boulet de canon l’avait fauché avec sept autres hommes, et, devant ce tas de viandes déchiquetées, Olubunmi avait cru perdre la raison. L’instant d’avant, Faraman allait, venait, parlait. À présent, il n’était plus que purée sanglante.

Bo venait de Ségou, Sounkalo de Marikouya. Si le deuxième n’était que le fils d’un modeste garankè2, le premier était prince, fils d’un des frères cadets du Mansa Oïtala Ali que l’amour de la bataille avait conduit jusqu’à Kassakéri. À cause de ses origines, peut-être, il ne supportait pas d’être traité sans respect, forcé de se battre contre ceux qui, comme lui, refusaient l’islam. Il ne voulait pas répondre à ce prénom de Mohammed qu’on lui avait imposé, et qui n’était pas celui que ses pères lui avaient donné. À cause de cela, il ne se passait pas de jour sans qu’il se fasse rouer de coups par quelque chef d’armée toucouleur. Sa folle bravoure, son intelligence et sa détermination confondaient Olubunmi qui n’aurait jamais pu, quant à lui, dresser un plan d’action et le mettre à exécution.

Bo rejoignit Olubunmi sur la plate-forme pierreuse où il était étendu et murmura :

— Comment te sens-tu ?

Olubunmi eut une moue qui en disait long. Il avait honte d’être si faible, alors que ses compagnons résistaient de leur mieux à toutes les difficultés.

À ce moment, Sounkalo qui s’était éloigné revint en courant avec une poule d’eau qu’il était parvenu à capturer. Comme le volatile s’égosillait, gigotait, lui assenait de rudes coups de bec sur la main, Bo se précipita pour l’aider à lui couper le cou. Bon, c’était au moins un repas d’assuré !

Rasséréné, Olubunmi se mit en demeure de soigner sa plaie. Mais la profondeur de cette entaille, au fond de laquelle il apercevait la blancheur de l’os entre les chairs violacées et puantes, le désespéra à nouveau. Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu mourir plutôt que de se trouver là, blessé, sans soins, loin des siens, séparé de son pays ? Il se reprochait à présent de ne pas avoir assez apprécié Ségou quand il y vivait, comme un enfant qui, près du lit de mort de sa mère, se rappelle ses moindres fautes sans pouvoir les réparer. Si les dieux l’y ramenaient, comme il la chérirait ! Il ne franchirait jamais plus l’enceinte de ses murailles.

Rompu de fatigue, il ferma les yeux et glissa dans le sommeil. Aussitôt, son esprit, laissant son corps sur cette berge inhospitalière, s’élança vers le faîte d’un baobab. Un instant, il demeura là, immobile, comme s’il mesurait l’infinité du ciel. Puis il s’éleva plus haut dans les airs. Alors, quel spectacle s’offrit à lui !

S’enfonçant jusqu’aux genoux dans la gadoue des pistes détrempées, des convois d’hommes, de femmes, d’enfants, suivis de hordes d’animaux, quittaient le Toro, le Guidimakha, le Bondou. Des cavaliers enturbannés les encadraient, mais on ne pouvait savoir s’ils étaient chargés de les protéger ou de les contraindre.

Partout s’élevait la fumée des villages incendiés. Partout se livraient des combats, et l’esprit distinguait des Sarakollés, des Malinkés, des Bambaras Massassis, des Diawaras… s’affrontant aux Toucouleurs comme s’ils n’admettaient pas la soumission forcée de leurs rois et continuaient la lutte pour leur identité. Sur le fleuve lui-même, d’étranges bateaux crachant une buée noire étaient massés, immobiles, comme des hippopotames d’un aspect plus redoutable encore. À la hauteur de Bakel, des soldats toucouleurs, des talibés irlabés, reconnaissables au pavillon noir qu’ils brandissaient au-dessus de leur tête, traînaient deux masses de fer, capables de cracher des boules de feu, tandis que des mules les suivaient, chargées de fusils et de boîtes de poudre de guerre qu’on avait obtenus des traitants de la côte.

Plus loin à l’est, des éclairs rouge et jaune striaient l’air, et les remparts des villes s’effritaient en poussière. À la faveur de tous ces troubles, des pillards razziaient le bétail et le meuglement des vaches s’ajoutait au claquement des fusils, au tintamarre des armes blanches, aux hurlements des paysans terrifiés par l’arrivée de ces hordes dans leur région.

Que se passait-il dans le monde des vivants ? Était-ce vraiment l’avènement de l’islam ? Était-ce dans ce chaos que le dieu unique manifestait son empire ? L’esprit supplia quelque ancêtre de le renseigner, mais, dans le fracas général, ses prières furent perdues, et il n’obtint pas de réponse. Lentement, comme à regret, il revint vers le corps abandonné d’Olubunmi.

 

— Méfiez-vous des Blancs, ils sont pires que les Toucouleurs. Si vous suivez mon conseil, vous retournerez chez vous.

Avec son impétuosité coutumière, Bo se leva comme s’il allait frapper celui qui osait prononcer ces paroles, puis il se rassit et interrogea, s’efforçant au calme :

— Pourquoi dis-tu cela ?

Tranquillement, l’homme versa l’eau de son outre dans un récipient de fer qu’il posa sur un feu allumé entre deux pierres. C’était un Maure. Aussi, quand Bo, Sounkalo et Olubunmi l’avaient vu s’avancer suivi d’esclaves et d’ânes lourdement chargés, ils avaient songé à fuir. Les Maures n’étaient-ils pas aussi dangereux que les Toucouleurs ? Mais l’homme les avait salués fort civilement. Originaire du pays de Genehoa, il faisait commerce de sel, de gomme arabique, de peaux de bête. À cause de ces incessants voyages, il parlait – outre l’arabe, le peul, le ouoloff, le songhaï – le bambara et les avait salués dans leur langue :

— Vos pères ont toujours vécu sans se soucier du reste du monde, de ce qui se passait au-delà de leurs frontières. Ainsi, vous ne savez pas que des Blancs, des Français, sont installés à l’embouchure du Sénégal et, par la voie du fleuve, veulent pénétrer vers l’intérieur pour commercer et imposer leurs lois. Ils ont déjà envahi le Walo et mis en fuite leur reine, Ndate Yalla…

Mais les trois garçons se souciaient peu des malheurs du Walo, et Bo interrogea, d’un ton plus pressant :

— Tu ne nous as toujours pas convaincus. Les Toucouleurs, eux aussi, défont nos rois. Ils les tuent, même : qu’ont-ils fait à Mamari Kandjan, le roi du Kaarta ? Pourquoi penses-tu qu’ils valent mieux que les Blancs ?

Le Maure haussa les épaules :

— Que vous demande El-Hadj Omar, sinon d’adorer le vrai Dieu ? Les Français ne vous imposeront pas seulement une idole grossière, ils prendront vos terres qu’ils vous obligeront à cultiver à leur profit. Ils vous traiteront comme des bêtes dans votre propre pays. Ils vous interdiront de parler votre langue. Ils ridiculiseront toutes vos coutumes…

Bo l’interrompit :

— Est-ce que les Toucouleurs ne nous appellent pas « chiens » ?

Le Maure s’aperçut que toute discussion était inutile et, sans insister, offrit à la ronde des gobelets de thé vert. Olubunmi, quant à lui, réfléchissait. Depuis la veille, il brûlait de fièvre. Des élancements douloureux parcouraient sa jambe de la cheville à l’aine. Aussi il aurait bien été tenté de mettre un terme à l’escapade pour retourner vers Ségou. Pourtant, il savait que Bo et Sounkalo n’y consentiraient jamais. Alors, comment ferait-il le chemin tout seul ? En peu de temps, il serait dévoré par les bêtes féroces qu’attirerait l’odeur de sa blessure. Son corps mutilé blanchirait au soleil. Pour la première fois, il pensa à son père Malobali, que le destin avait entraîné jusqu’au royaume du Dahomey. S’était-il trouvé dans des situations similaires ? Épuisé ? Souhaitant presque la mort ? Comme c’était dommage qu’il n’ait point vécu pour tenir la main de son fils et lui conter ses déboires :

— Autrefois, petit, j’étais dans les armées de l’Asantéhéné3. Sabre au poing, je parcourais les campagnes, pillant, violant, tuant. Peut-être mes crimes se sont-ils retournés contre moi car la mort m’a tendu le plus horrible des pièges…

Alors, il aurait guéri son garçon de ce désir d’aventures qui l’incendiait comme une fièvre, et Olubunmi aurait fini ses jours, cultivateur comme ses frères, surveillant le travail des esclaves sur les terres fertiles de la famille. Pourtant, malgré son inexpérience, Olubunmi sentait que la paix et l’équilibre des jours d’antan étaient révolus, que Ségou ne serait plus jamais Ségou, mais une autre, dépossédée d’une partie d’elle-même, intégrant, assimilant mille éléments qu’elle finirait par croire siens, alors qu’ils lui étaient, en réalité, radicalement étrangers, imposés par ses vainqueurs. Oui, le destin de Ségou était scellé, Olubunmi le savait aussi sûrement que s’il avait été doué du don de voyance. Appuyant son visage sur la terre et se protégeant de son mieux avec ses bras repliés, il pleura.

Pendant ce temps, des esclaves du Maure allumaient de grands feux destinés à tenir en respect hyènes et lions. D’autres faisaient rôtir des poissons qu’ils étaient parvenus à pêcher dans le fleuve, malgré la turbulence du courant. Le Maure, lui-même, s’était retiré et, ayant fait ses ablutions, se prosternait en direction de la cité de son Prophète. Bo et Sounkalo le regardaient faire, les bras croisés, dans une attitude de défi, inutile, car l’homme visiblement ne voulait rien leur imposer.

Le ciel s’assombrit. Puis il s’éclaircit, car la lune avait vaincu sa timidité et accepté de se montrer. Elle dévoilait ses joues de fille nubile et ses yeux obliques, offrant à la ronde le réconfort de son sourire, comme si elle voulait faire oublier les carnages du monde visible.

Olubunmi sécha ses larmes et se redressa. Non loin de lui, s’accompagnant d’un kakaladounou4 improvisé, Sounkalo se mit à chanter :

Chose à boire et à offrir

Chose à boire et à haïr

tu égares l’étranger

tu gâtes le devoir de l’hôte

tu ranimes les vieilles querelles

tu coupes le bras du taureau

chose à boire et chose à offrir

chose à boire et chose à haïr…

Et la vieille chanson à boire bambara, qui scandait le passage de main en main des calebasses de dolo dans les cabarets où clignotait la lueur des lampes à huile, célébrait le souvenir d’un temps qui ne serait peut-être plus.

 

Bakary Diouf regarda les jeunes gens, sales et dépenaillés, qui se tenaient devant lui. Comme, semblait-il, ils ne parlaient aucune langue digne de ce nom, c’est-à-dire ni le ouoloff ni le français, il leur fit rudement signe de déguerpir. Ils n’avaient rien à faire sur ce quai. C’était bien la peine que Saint-Louis soit défendue par trois tours – tour N’Diago au nord, tour N’Dialakar à l’est, tour Gendiole au sud – si pareils vagabonds avaient la liberté d’y pénétrer. Bakary faisait office de contremaître mécanicien à bord de la frégate La Gorgone, ce qui lui avait valu l’avantage d’avoir séjourné quelques mois à Marseille et de parler assez correctement le français. À cause de cela, peut-être, il était d’une grande prétention et se croyait un des hommes les plus importants de N’Dar Toute, où il habitait avec ses femmes. Les trois énergumènes ne faisant pas mine de bouger, restant là, plantés en terre, à fixer sur lui leurs regards stupides, il alla ramasser une barre de fer, échappée sans doute de la cargaison d’un navire, dans l’intention de les menacer, voire de les frapper. Il n’eut pas sitôt ébauché son geste que l’un des jeunes gens, le plus grand et le plus fort, avec un beau visage farouche, se jeta sur lui, le fit rouler par terre et, le saisissant à la gorge, se mit en demeure de lui fracasser le crâne sur les pavés. Sans l’intervention de ses compagnons, il l’aurait certainement tué. Comme Bakary s’asseyait sur son séant et commençait de hurler à l’aide, les trois olibrius s’enfuirent.

La ville de Saint-Louis, située à l’embouchure du fleuve Sénégal, semblait une des dernières conquêtes de la terre avant l’empire des eaux. Ses fortunes avaient été diverses. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elle avait été un haut lieu du commerce triangulaire. Les compagnies qui y avaient leur siège faisaient le commerce de la gomme arabique, de l’ivoire, de l’ambre gris, des plumes d’autruche et, principalement, des esclaves qu’ils échangeaient contre des barres métalliques, des alcools et des armes à feu. Puis, la révolution de 1789 ayant balayé leurs privilèges et le trafic de chair humaine devenant moins rentable, on avait songé à transformer Saint-Louis et le pays avoisinant du Walo en colonie agricole. Hélas ! en dépit des primes à l’exportation de l’indigo et du coton, en dépit de la distribution d’instruments aratoires, de vivres et de semences, l’inexpérience des colons improvisés avait conduit le projet à l’échec. Alors que Saint-Louis, avec l’abolition de l’esclavage, périclitait, un gouverneur énergique débarquait, animé du grand dessein de doter la France d’un empire colonial en Afrique de l’Ouest, qui avait fait ses preuves en Algérie : Faidherbe.

Saint-Louis était une jolie ville. Ses rues étaient alignées et larges. Ses maisons, en briques, recrépies à la chaux, avaient en général un étage et se disposaient de manière harmonieuse autour de monuments aux façades imposantes : le fort, dont le côté est abritait une caserne et le côté ouest, l’hôtel du gouverneur, le palais de justice, l’hôpital de la marine, l’église, deux magnifiques casernes ainsi qu’une belle batterie. En 1859, elle comptait treize mille habitants. Deux mille Blancs y tenaient le haut du pavé à côté des mulâtres, enfants nés des amours temporaires des négociants, des fonctionnaires de l’administration ou des marins avec les femmes du pays, et d’une petite communauté d’Africains, esclaves affranchis originaires du Walo, du Cayor, voire du Djoloff, attirés par la réputation de prospérité de l’endroit, auxquels on donnait le nom d’« habitants ». Chose étrange, étant donné ce qui se passait en d’autres points de la côté d’Afrique, ces habitants mulâtres et noirs s’entendaient assez bien, se sentant français de cœur et d’âme, ayant, en général, adopté la religion catholique et les valeurs qui l’accompagnent.

Tandis que Bo, Sounkalo et Olubunmi étaient arrêtés sur la place du Gouvernement, admirant les deux canons qui s’y trouvaient, ils virent accourir vers eux une douzaine d’hommes, pareillement vêtus de tenues à l’européenne de couleur bleue, coiffés de bonnets rouges et munis de forts gourdins, dont les intentions ne faisaient aucun doute. Sans demander leur reste, ils prirent leurs jambes à leur cou en direction du pont Servatius, sur le petit bras du fleuve. Mais la blessure d’Olubunmi ne lui permettait pas d’aller bien vite, et il s’effondra devant une maison de Saint-Louis, typique avec son balcon foisonnant de bougainvillées en pots et ses hautes fenêtres strictement closes. Comme Bo faisait mine de revenir vers lui, pour l’aider à se relever, il lui hurla :

— Non, non ! Va-t’en ! Sauve-toi !

Pendant un moment, la générosité, les principes de l’éducation et la nécessité de se garder en vie luttèrent visiblement en Bo, puis ce dernier sentiment l’emporta, et il rejoignit Soukalo, déjà engagé sur le pont et courant vers les quartiers de N’Dar Toute ou de Guet N’Dar, où il espérait se perdre.

Une douzaine de gourdins faits de bois de fer s’abattit sur Olubunmi qui perdit connaissance. Quand il rouvrit les yeux, deux Blancs étaient penchés sur lui, un homme, aux cheveux noirs abondants et bouclés, avec des sourcils broussailleux au-dessus d’yeux très clairs, et une jeune fille, presque une enfant, les cheveux comme une coulée d’or retenus par un ruban, vêtue d’une chemise brodée autour du cou et d’une ample jupe d’une étoffe chatoyante. Il reposait sur un cadre de bois soutenu par quatre pieds fichés en terre, mais entre ce cadre et son corps s’interposait une matière si moelleuse qu’il n’en sentait pas la rudesse. Son saisissement fut tel qu’il se crut le jouet d’un rêve. Sûrement quelque ancêtre avait entraîné son esprit vers des rivages inconnus pour le perdre. Puis, l’effroyable douleur qu’il ressentait par tout le corps le persuada qu’il était éveillé.

L’homme lui adressa la parole dans une langue qu’il ne put comprendre et, devant son mutisme, eut un geste de découragement. La jeune fille en fit de même, avec le même résultat, et ils demeurèrent là, tous les trois, Olubunmi, malgré son malaise, examinant les lieux autour de lui. La pièce haute de plafond était fort sombre. Non seulement les deux fenêtres qui lui donnaient du jour étaient à moitié closes, mais encore elles étaient voilées par des pièces de tissu rouge, lourdes et rigides. Sur le plancher de bois brillant gisaient des peaux d’animaux, de tigre, semblait-il, tandis qu’aux quatre angles étaient disposés des coffres pansus, massifs, supportant des objets dont le plus étrange, circulaire, reflétait tout ce qui l’entourait.

Contre la paroi opposée aux fenêtres, des cadres de bois verni enserraient des visages d’hommes et de femmes qui tous semblaient fixer le pauvre Olubunmi d’un air réprobateur. Effrayé, il tenta de se relever, mais la tête lui fit si mal qu’il retomba en arrière. À ce moment, une femme entra telle qu’il n’en avait jamais vu. Ses vêtements amples et informes, son mouchoir de tête étaient d’un noir aussi intense que sa peau contre laquelle étincelait une profusion de bijoux d’or, pendants d’oreilles, colliers, bracelets, bagues… À chacun de ses pas, on entendait un cliquetis, et Olubunmi s’aperçut que trente ou quarante tours de verroterie chargeaient ses reins. Ce qui acheva de le confondre, ce fut l’expression de mépris de son regard. Elle le fixait comme s’il était un objet immonde, un excrément à la surface de la terre. Même les Toucouleurs ne l’avaient pas considéré ainsi ! Pourquoi était-elle accoutrée pareillement ? Comme Olubunmi se posait ces questions, la femme l’interrogea à son tour, dans une langue qu’il ne put comprendre. Au bout d’un instant, toutefois, après plusieurs tentatives infructueuses, ils parvinrent à échanger quelques phrases en peul. Pourtant, les questions qu’elle lui posa le plongèrent dans l’étonnement :

— Qui était ton maître ?

— Es-tu un fugitif ?

— Quel métier connais-tu ?

— Es-tu mineur ?

Il finit par expliquer qu’il était un noble bambara, et qu’il avait déserté l’armée d’El-Hadj Omar.

1- Homme de caste.

2- Cordonnier.

3- Chef suprême des Ashantis, peuple de l’actuel Ghana.

4- Petit tambour rond bambara.