Mohammed aurait souhaité rentrer dans Sansanding, car il entendait remercier Koro Mama qui l’avait tant obligé deux ans auparavant. Mais ses compagnons furent d’un autre avis. Aussi, la troupe fit halte aux portes de la ville, dépêchant des hommes sur les marchés afin de se procurer les vivres nécessaires à la poursuite du voyage. Tout le monde mit pied à terre, et les Toucouleurs, avec l’habileté qui les caractérisait, fabriquèrent un auvent sous lequel on plaça le corps de Kosa. Malgré les aromates et les lotions, il commençait de se décomposer. Son odeur aigrelette empuantissait l’air, et deux charognards, obstinés et cyniques, suivaient le cortège, se posant à chaque étape sur les branches des fromagers. Il ne servait à rien de les chasser. Ils revenaient et se grattaient la panse du bec, comme pour tromper leur impatience. Les esclaves de l’escorte se hâtèrent d’allumer un feu, et, bientôt, les calebasses de dèguè1 circulèrent. C’est alors qu’on entendit un chant. Obscène. Aviné. Une voix d’homme éraillée par l’alcool et aussi par un indicible désespoir.
La guerre est bonne puisqu’elle enrichit nos rois
Hommes, captifs, bétail, elle leur procure tout cela
La guerre est sainte puisqu’elle fait de nous des musulmans
La guerre est sainte et bonne
Qu’elle embrase donc nos ciels
De Dinguiraye à Tombouctou
De Guémou à Djenné…
Le chant de Faraman Kouyaté ! Mohammed frémit, tenta de se lever, dans sa précipitation tomba sur le côté, mais avant qu’on ait pu l’aider, se mit debout et se précipita sur la route. Un spectacle peu commun s’offrait.
Deux hommes s’avançaient. L’un d’eux, très jeune, encore adolescent, le visage grave et les yeux tristes, s’efforçant de faire tenir debout, de se mouvoir, de poser un pied devant l’autre un ivrogne, sale, loqueteux, grotesque. Deux mules fermaient la marche en trottinant, chargés de paquets mal arrimés. L’adolescent s’adressa à Mohammed d’un ton d’excuse :
— Je ne sais pas ce qui lui prend. Depuis trois jours, il ne dessaoule pas…
Mohammed souffla, incapable de manifester sa stupeur, son bouleversement :
— Olubunmi ?
L’ivrogne cracha une salive épaisse et se moqua :
— Voilà un homme qui a trois jambes. Phénomène étrange ! A-t-il aussi trois pénis ?
Mohammed ne prit pas garde à ces grossièretés. Une joie intense l’envahissait, donnant une brûlante impulsion à chacun de ses gestes. Il remonta jusqu’à l’ivrogne, le prit dans ses bras, l’étreignit, balbutiant :
— Olubunmi ! Frère, est-ce que tu ne me reconnais pas ? Je suis Mohammed…
L’ivrogne le repoussa. On sentait que, de toute son énergie, il tentait de déchirer les voiles dont l’alcool et la douleur avaient enveloppé son esprit. Sous l’effort, ses yeux se rapetissaient, tandis qu’une arête se creusait au milieu de son front. Mohammed répétait à travers ses sanglots :
— C’est moi, moi. Est-ce que tu ne me reconnais pas ?
Au bout d’un moment, les deux frères mêlèrent leurs larmes. Leurs questions s’entrecroisèrent :
— Notre frère Alfa Guidado ?
— Mort…
— Faraman Kouyaté ?
— Mort…
Et ils revirent le cirque de Kassakéri.
Les talibés Irlabé, enturbannés sous leurs chapeaux à large bord, arborant le pavillon noir timbré du croissant, les sofas, les Toubourou. Les cris de terreur. Les prières. L’odeur du crottin et du sang.
Olubunmi regardait avec horreur l’unique jambe de Mohammed et ce visage vieilli, ravagé. Mohammed recevait en pleine face l’haleine empuantie de son malheureux frère. Néanmoins, ils étaient tous deux vivants. Vivants. Mohammed désigna les nattes qui entouraient le cadavre :
— Regarde, voilà tout ce qui reste de Kosa. Nos frères n’ont pas voulu qu’il repose en terre de Hamdallay. Aussi, nous le ramenons à Ségou.
À présent, Olubunmi avait honte de retrouver ce frère qui lui avait tant manqué, alors qu’il était saoul et si peu présentable. C’est que, depuis la disparition d’Awa, il avait encore moins de goût à la vie. Il était pareil à un homme qui, ayant aperçu une source d’eau dans son désert, court vers elle et s’aperçoit qu’elle lui est inaccessible. Bakary, quant à lui, découvrait déjà des parents parmi les talibés toucouleurs et leur faisait part des rumeurs qu’il avait entendues en traversant le Fémay. Alfa Oumar Baila, le lieutenant d’El-Hadj Omar, aurait rattrapé Amadou Amadou à Kabara, non loin de Tombouctou, et le tiendrait prisonnier à Mopti en attendant les instructions de son maître. On disait qu’Amadou Amadou avait chargé quatre pirogues. La première portait sa mère et sa grand-mère. La seconde, les livres de son père. La troisième, les membres de sa famille. Il était seul dans la quatrième avec quelques serviteurs. Et tous s’accordaient pour louer un homme qui, dans la défaite et le malheur, montrait un tel souci des siens. Ali Diarra ne s’était-il pas enfui en laissant derrière lui ses femmes que les Toucouleurs avaient distribuées à des talibés sans aïeux ? Ah ! c’est dans ces moments-là que l’on reconnaît les chefs !
Olubunmi et Mohammed se tenaient à l’écart du groupe et de ses racontars. Olubunmi avait posé la tête sur le genou de son frère et serrait les dents pour ne pas laisser fuser d’un coup le triste récit de sa vie. Qui sait ? Peut-être Mohammed était-il aussi malheureux que lui ? Quel contraste offrait celui qu’il était devenu avec le beau jeune homme qui avait pris la route de Kassakéri ! Eh oui, à ceux de leur classe d’âge, le destin avait refusé ses dons. Pas de triomphe à la guerre, pas de succès à la cour, pas de bonheur familial. Ils formaient une génération sacrifiée.
Alpha Aliou, le chef de l’escorte toucouleur, se leva et s’approcha assez respectueusement de Mohammed, son attitude illustrant bien les sentiments que ce dernier inspirait à tous ceux qui l’approchaient. Estime pour sa grande piété. Admiration pour sa force de caractère. Instinctive aversion pour son ethnie. Il plia le genou :
— Maître, si tu veux que ton frère ne soit pas qu’une charogne, bonne à souiller les humains, il faut reprendre la route.
Il exprimait dans ces paroles toute l’horreur d’un musulman pour un corps déserté par son âme, horreur que Mohammed lui-même n’était pas loin de partager.
— Frère, je t’ai grandement offensé. Je n’avais nul droit à être fa de cette famille.
— C’est à ton âge et ton honneur que revient cette fonction. Pardonne-moi. Et permets-moi de me racheter…
Ahmed Dousika chercha une réponse et n’en trouva pas. Voilà que la prédiction de Koumaré se réalisait pleinement ! Qu’avait dit le forgeron féticheur ?
— Ne sois pas ému. Ne doute pas. Ne t’étonne pas. Ceux qui croient que tu échoues, ceux-là ne riront pas les derniers.
Autour d’eux résonnaient les battements des tam-tams funéraires et les chants des karamoko, venus entourer une dernière fois un des leurs, tandis que l’odeur de la viande boucanée, réchauffée sur les grils de bois vert s’efforçait de satisfaire, elle aussi, aux désirs du défunt. Ahmed Dousika s’éclaircit la voix :
— Est-ce que cela signifie que tu vas recommencer à vivre parmi nous ? Et avec ton épouse ?
Mohammed acquiesça. Ahmed Dousika détourna à nouveau le regard. Ces paroles de repentir ne parvenaient pas à effacer la crainte et la méfiance que lui inspirait Mohammed. Il en était convaincu, la descendance de Tiékoro ne pouvait être que porteuse de troubles. Néanmoins, il fit bonne figure :
— Cette concession est la tienne. Tu l’avais quittée de ton plein gré. Tu y reviens de même.
Mohammed perçut le peu de chaleur de sa réponse et en fut blessé. Quoi ? Il renonçait à la compagnie d’El-Hadj Omar. À ses yeux, il passait pour un mauvais musulman, il s’aliénait peut-être Dieu, et c’est tout ce qu’Ahmed Dousika trouvait à lui dire ? Puis il se repentit. Sa déception n’était-elle pas le signe d’un geste d’orgueil ? Se forçant à s’humilier, il fit :
— Je te remercie…
Plus loin, les fossoyeurs avaient fini de creuser la tombe de Kosa, et Koumaré donnait le signal de l’adieu au mort. Les membres de la famille affluaient donc vers l’abri sous lequel était placé le cadavre et, un à un, venaient le supplier de lui accorder sa protection. Pauvre Kosa ! Promesse de vie qui n’avait pas été remplie. Présent brutalement interrompu aux rives de l’avenir ! En fait, pour affectés qu’ils soient, les Traoré n’accordaient pas à ces funérailles toute leur attention. Le retour d’Olubunmi et de Mohammed les troublait presque autant. Les femmes pensaient qu’on aurait dû signifier à Mohammed que nul n’oubliait la disparition d’Awa dont il était responsable et qu’il ne fallait pas le laisser parader avec sa nouvelle épouse. En outre, pendant son absence, une sorte de trêve avait été signée entre les éléments fétichistes et les éléments musulmans de la famille, entre ceux qui ne rêvaient que du retour du Mansa Ali Diarra et ceux qui s’accommodaient de la présence toucouleur. Cette paix, allait-elle être troublée ? Allait-on recommencer à se déchirer ? La présence d’Olubunmi, qu’on avait si longtemps tenu pour mort, ne rassérénait pas non plus. Il effrayait avec ses yeux injectés de sang, sa voix forte et rauque et, surtout, l’impudeur avec laquelle il lutinait les esclaves. Il se dégageait de toute sa personne une brutalité vulgaire et sensuelle qui n’avait point cours à Ségou. On chuchotait qu’il avait acquis ces manières au contact des Blancs pour lesquels il avait travaillé. D’ailleurs, dans les rares intervalles où il ne vidait pas des calebasses de dolo, il ne parlait que des Blancs. À l’en croire, ils étaient pires que les Toucouleurs. Et, pourtant, ceux-là n’y allaient pas de main morte ! À la vérité, ce n’était pas tant d’El-Hadj Omar qu’on avait à se plaindre. Amadou, auquel son père avait confié la garde de la cité lors de son départ pour Hamdallay, avait fait désarmer tous les Bambaras. Nul n’avait le droit de porter un fusil s’il n’était toucouleur ou sofa. C’est ainsi que, hormis les battements de tam-tams, les chants et les cris des pleureuses, les funérailles de Kosa se déroulaient dans le plus grand silence. En outre, des vautours planaient en permanence au-dessus du champ des décapités, situé au sud de la ville un peu en retrait de la route de Niamina, tandis que les geôles du dionfoutou regorgeaient de prisonniers. Toutes les grandes familles gémissaient sous le poids de l’assakel, monceaux de grain qu’Amadou entassait dans son palais. Les Sarakolé de Ségou, qui avaient favorablement accueilli la domination toucouleur, étaient tellement écrasés de taxes qu’ils ne rêvaient plus qu’au moyen de s’en débarrasser.
À présent, les fossoyeurs faisaient glisser dans le rectangle de terre saignante le cadavre de Kosa. Tous les membres de la famille éprouvaient un sentiment de soulagement, car son odeur était devenue insupportable. L’auvent sous lequel il avait été placé pour recevoir l’ultime salut des siens était noir de mouches, et les charognards s’étaient perchés sur les branches du dubale comme autant d’obscènes ornements. Personne n’osait cependant les chasser. Qui sait si l’un d’entre eux ne servait pas d’abri à l’âme du défunt en attendant que les féticheurs aient accompli leur office de purification et de paix ? En tant que fa de la famille, Ahmed Dousika introduisit une volaille blanche dans la fosse que l’on allait refermer avant que les pelletés de terre ne tombent sur les nattes funéraires.
Kosa, dernier-né de Nya Coulibaly, fils de Diémogo ! Sa vie n’avait été qu’un parcours borné et sans grandeur. Mort avant d’avoir pu tenir les promesses de sa naissance et honorer sa lignée ! Il n’avait point pesé sur la terre. Il ne laissait qu’une image floue et imprécise. Ni épouse ni fils ne le pleurait, et c’est avec un profond sentiment d’amertume que tous répétaient, en frappant des mains :
Comblez bien la fosse
Ah ! comblez-la
Pour que ni sorcier, hyène ou fauve
Ne puisse enlever ce corps.
Mohammed s’étonnait de pouvoir prononcer ces paroles, de pouvoir chanter, lui aussi, sans avoir l’impression de commettre un sacrilège ! Cette communion avec les siens le réconfortait, et, pour un temps, la douleur d’avoir perdu Awa, celle d’avoir quitté El-Hadj Omar, celle d’avoir retrouvé un Olubunmi si différent de celui qu’il avait connu, les yeux brillant du soleil de la jeunesse et de l’ambition, s’apaisaient. Il se retrouvait petit enfant, avant que Tiékoro n’ait tracé autour de lui un cercle magique, un cercle d’islam, que personne n’osait franchir. Alors, il passait d’un sein à l’autre, d’un dos à l’autre. Il n’était rien qu’un bilakoro Traoré ! Étrange qu’il lui ait fallu tant d’années, tant d’épreuves pour goûter à nouveau à ces sensations-là !
Olubunmi, quant à lui, avait pris prétexte des agapes qui accompagnaient les funérailles pour s’enivrer, une fois de plus. Des parents du Bélédougou ayant apporté des outres de vin que répandaient les traitants français installés sur le haut fleuve, il les avait vidées à lui tout seul. Résultat, il vacillait de droite et de gauche, tandis que sa voix avinée donnait aux chants funéraires on ne sait quelle intonation paillarde. Qu’est-ce qui le minait ? Qu’est-ce qui détruisait son esprit aussi sûrement que son corps ? Une fois de plus, Mohammed se posa cette question. Était-ce de se retrouver dans la force de son âge, sans activité, sans rêves, sans ambitions ?
Ses pérégrinations lui avaient ôté tout désir de s’occuper des champs de la famille sur lesquels, d’ailleurs, s’affairaient des esclaves. La terre n’avait pas besoin de lui et la guerre n’avait plus cours. Car la loi des Toucouleurs régnait. Ceux qui se refusaient à être incorporés de force dans leurs armées et à se battre pour leur compte demeuraient les bras croisés, rêvant aux tumultes d’autrefois.
Tabalas d’appel des chefs de guerre
Tabalas qu’on ne bat qu’en temps de guerre
Ségou aime l’odeur de la poudre
De la poudre et du sang…
Ah ! qu’étaient devenus ces temps-là ? Oui, Olubunmi ne trouvait plus d’aliment à sa vie. Alors, elle se rongeait elle-même, le laissant vide, creux, pareil à ces ossements que le grand soleil a blanchis. Mohammed se promit d’approcher son frère pour l’aider à trouver les moyens de vivre autrement. Que lui proposer ? Une épouse ? Oui, une épouse. La femme n’est-elle pas le remède au désespoir ? À ce moment, Mohammed ressentit la douleur familière, la morsure à son cœur et à son sexe. Non, il ne fallait pas songer à Awa, sinon il sombrerait dans la même amertume qu’Olubunmi. Qu’était-elle devenue ? Une voix lui soufflait que cette créature fière et forte ne s’était pas donné la mort. D’ailleurs, c’est en vain qu’on avait sondé tous les puits de la région. Elle s’était enfuie quelque part. Elle avait pris refuge en un lieu d’où elle le regardait vivre et souffrir. Vivre et se repentir. Vivre et être mort. Mohammed se repentit de cette dernière pensée. Oubliait-il que la vie, c’était la foi en Dieu ? Mentalement, il se mit à réciter le Djawharatul-kamal. Pourtant, il n’avait pas honte des doutes et des désirs qui l’assaillaient. Il le savait, Dieu aime trop l’homme pour lui en vouloir de ses faiblesses.
Olubunmi se retira avec un râle, sentant à l’extrémité de son sexe l’onctuosité du sang. La fille était vierge. Vaguement ému, il lui demanda :
— Comment t’appelles-tu ?
— Awa, maître.
Il la gifla violemment :
— Ne dis pas cela !
La fille retint ses larmes :
— Je ne mens pas, maître. C’est le nom que mon père m’a donné. Je suis la fille du woloso2 Ahmed, et notre mère Fatima l’a fait baptiser…
Toutes ces explications exaspérèrent Olubunmi. Il jeta :
— Va-t’en…
Awa se leva vivement. En réalité, elle était heureuse de partir. Elle avait obéi à Olubunmi parce qu’il lui faisait peur. En outre, elle était profondément choquée que les funérailles de son frère à peine terminées, alors que son esprit errant venait d’être emprisonné par les efforts des forgerons féticheurs, il songe à faire l’amour. Des autres cours de la concession parvenait le murmure des voix des parents et des amis mêlé aux accents des bala3 et des barafo4. Certains visiteurs prenaient congé et s’éloignaient, des quartiers de viande boucanée sous le bras. Oui, malgré le silence des fusils, cela avait été de belles funérailles ! Les Traoré demeuraient une des dernières familles bambaras que le paiement des impôts aux usurpateurs toucouleurs ne ruinait pas entièrement. Ils avaient mis en culture des champs qu’une branche éteinte possédait de l’autre côté du Joliba, autour de Digani, concluant des accords avec des Somonos pour obtenir des déchets de poisson afin de fumer la terre. Leurs esclaves filaient et tissaient de plus belle et fournissaient les marchands musulmans que la guerre coupait de leur approvisionnement maghrébin. On pouvait les blâmer de commencer. En tout cas, leurs femmes continuaient à se parer d’ambre, de corail, de cornaline, à porter aux poignets et aux chevilles de lourds bracelets d’or et d’argent. Étranges gens que ces Traoré ! Frappés des deuils les plus cruels, déchirés par des conflits internes et cependant résistants, survivant à tous les coups, comme si leur vitalité se nourrissait d’épreuves !
En fuyant, Awa se heurta à Mohammed qui traversait le vestibule. Celui-là aussi, elle le craignait, avec sa jambe coupée et son air onctueux. Quand il passait par les cours, sa satala à la main, pour aller à ses ablutions, elle se rencognait dans l’ombre des portes, jusqu’à ce que son claudiquement se soit tu. Il lui jeta un regard de reproche, comme si elle était à blâmer et non point Olubunmi, sa luxure, son ivrognerie et sa crasse dans la pièce voisine. Elle avait mal, car Olubunmi l’avait pénétrée sans douceur, sans ménagement. Pourtant, elle ne songeait pas à se révolter. Elle était une esclave et ne pouvait prétendre à rien d’autre. De même, le woloso qui l’épouserait ne pourrait se plaindre quand il saurait qui l’avait déflorée. D’un coin de son pagne, elle essuya le sang qui coulait à présent le long de ses cuisses.
Dehors, au-dessus des arbres, la lune était ronde, amicale, une joue d’enfant. Pendant ce temps, Mohammed se penchait sur Olubunmi sans se laisser rebuter par son odeur. Dans cette déchéance où était son frère, il ne cessait pas de l’aimer. Olubunmi était ce qu’il serait lui-même s’il remplaçait Dieu par l’alcool. Il fit doucement :
— J’ai toujours pensé que j’étais le plus malheureux des hommes avec ma jambe perdue… Je m’aperçois que je m’étais trompé…
Olubunmi se redressa. L’amour l’avait dessaoulé, et il apercevait nettement le visage délicat de Mohammed, ses yeux brillants d’affection et de compassion. Il se raidit et railla :
— Tu parles beaucoup de ta jambe perdue. Jamais de ta femme. Comment s’appelait-elle ?
— Awa…
Olubunmi tressaillit, puis ricana :
— Décidément, qu’est-ce qu’il en pousse des Awa ! La jeune esclave qui vient de réchauffer ma couche s’appelait ainsi, elle aussi…
Mohammed, blessé de ce rapprochement sans délicatesse, changea de sujet :
— Écoute, je ne viens pas parler d’Awa. Devant Dieu, je connais mes torts envers elle. Je voudrais parler de toi. Tu dois prendre femme, Olubunmi. Élever des enfants. Assurer la continuation de notre nom.
Olubunmi se rejeta en arrière :
— Est-ce là tout ce qui nous reste à faire ?
Mohammed feignit de ne pas avoir entendu et poursuivit :
— J’ai fait ma paix avec Ahmed Dousika. Demain, je lui demanderai de te chercher une compagne digne de notre nom. Il connaît toutes les filles à marier de la région. Je ne te demande qu’une chose. Choisis une musulmane, pour l’amour de moi…
Olubunmi rit :
— Tu es impayable ! À un mécréant comme moi tu veux donner une femme pieuse ! Est-ce pour la perdre ?
Puis, il prit une pincée de tabac et s’emplit la narine. La poudre poivrée le dégrisa complètement et, paradoxalement, lui donna à nouveau le désir de l’alcool. Il se rappela qu’une outre de vin à demi pleine demeurait dans le vestibule, et il se leva. Devinant son intention, Mohammed le retint, interrogeant crûment :
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Dis-le-moi… Pourquoi cherches-tu à te dégrader ?
Le nom d’Awa trembla sur les lèvres d’Olubunmi, et le désir de se confier le brûla comme une fièvre. Puis il eut honte. Allait-il devenir pareil à ces hommes qui pleurnichent comme des femmes ? Il eut honte et peur à la fois, car il voyait à présent dans cette rencontre extraordinaire avec Awa la main des ancêtres attachés à le perdre. Pourquoi ? Pourquoi le trimbalaient-ils de Saint-Louis au Damga ? Du Damga au Macina ? Du Macina à Ségou ? Qu’est-ce qu’ils lui voulaient ? Qu’est-ce qu’il expiait ? Les fautes de son père ? Et les fils devaient-ils payer les erreurs des pères ?
Il enjamba les béquilles de Mohammed, fit irruption dans le vestibule et se saisit de l’outre de vin. La saveur âpre et poisseuse lui rappela ses jours à Saint-Louis. Étrange animal que la mémoire, impossible à mater et à séduire ! Elle lui présentait à présent cette ville comme un lieu de beauté, le cadre d’une trêve entre des soucis plus cuisants. Il revoyait les casernes encadrant la place d’Armes, le palais de justice avec son escalier monumental, la grande mosquée et, traversant les solides ponts de rôniers édifiés sous l’égide de Faidherbe, les caravanes de marchands de gomme allant décharger leurs marchandises à la porte même des commerçants. Au moment de son départ, des équipes du génie avaient fini de paver les rues avec du bois de gonakié, de tracer des trottoirs, d’aménager des promenades au nord-est de l’île, et toute une bigarrure de métis, de Noirs, de Maures dont les langues s’entrecroisaient en un joyeux charivari, les emplissait. Allons, il n’allait pas se mettre à regretter Saint-Louis !
Dans son ivresse renaissante, Olubunmi revint vers Mohammed. De quoi lui avait-il parlé ? De mariage ? Et ne venait-il pas de déflorer une vierge ? Si la virginité était la condition essentielle du mariage, le sceau garantissant la valeur de la possession, alors ne venait-il pas de se marier ? Eh oui, c’était sa nuit de noces qu’il venait de célébrer. Il prit place en face de son frère, riant du bon tour qu’il s’apprêtait à jouer à la famille. Surtout qu’on ne lui reproche pas d’épouser une esclave. Les Bambaras n’étaient-ils pas tous devenus des esclaves ?