Le bon peuple de Ségou s’assembla devant le palais d’Ali Diarra pour voir brûler les fétiches. Comme c’était la deuxième ou troisième fois qu’une opération de ce genre se produisait, il n’était guère ému, sachant que les fétiches se rient du feu, même de celui d’Allah. Il commentait cependant la présence de Safolo, Kongoba, Nan-Woloko et Kouantara, les grands fétiches royaux, voilés d’étoffe rouge raide de sang coagulé, se disant que ce n’était là que des imitations, Ali Diarra ayant sûrement mis les originaux à l’abri, avant de quitter le royaume. Ce qui l’impressionnait bien davantage, c’était la présence, tête rasée et engoncés dans de grands caftans blancs, des kélétigui qu’il avait crus invincibles, de nombreux princes et d’anciens ministres qu’il s’était accoutumé à vénérer. Vraiment, ces gens-là avaient la mémoire courte ! Après tant de rodomontades à l’encontre du « petit marabout du Toro », ils n’hésitaient pas à se prosterner devant lui ! Pareille conduite aurait été excusable chez des nyamakala ! Mais chez des yèrèwolo qui ne cessaient de rappeler les hauts faits de leurs ancêtres ! Et, ainsi, un ressort se brisait dans l’âme des Bambaras, car le peuple a besoin d’admirer ceux qui le dirigent.
Quand les gens détournaient leur regard des flammes, c’était pour le porter sur l’énorme construction que les bari1, au service d’El-Hadj Omar, faisaient surgir de terre en face du palais royal. Le grand tata avait déjà plusieurs pieds de haut et des colonnes de femmes, inlassables comme des fourmis, charroyaient de la terre dans des calebasses ou des paniers. Une tour, dix fois plus large que le tronc d’un baobab, s’élevait dans un angle, et des guetteurs s’étaient postés aux ouvertures. Car El-Hadj Omar refusait d’occuper le palais du fétichiste Ali Diarra, qui avait abrité de si horribles idoles, et, après avoir fait main basse sur l’or et les objets de grand prix qui s’y trouvaient, entendait le faire raser aussitôt après l’autodafé des fétiches. À la vérité, El-Hadj Omar n’entendait pas terroriser Ségou, mais la séduire. C’est ainsi qu’il avait expédié hors des murs ses hordes de talibés, violeurs et pillards, ne gardant à l’intérieur que les musulmans convaincus dont la conduite devait prêcher d’exemple. En outre, il les avait cantonnés au sud-ouest de la ville et n’avait pas accaparé, comme il avait coutume de le faire, les terres des familles bambaras. En somme, il ne demandait au peuple que de se raser la tête, de faire ses prières et ne plus boire de dolo, et s’il avait fait boucler le quartier des forgerons féticheurs, aucun d’eux n’avait été molesté.
Un matin, en revenant de la mosquée, il fit appeler Samba N’Diaye, son bras droit, son âme damnée, disaient ceux qui le haïssaient :
— Te rappelles-tu ce jeune Traoré qui était venu me trouver à Sansanding ? Amène-le-moi…
Samba N’Diaye leva les yeux au ciel :
— Mon Cheikh, trouver un Traoré dans Ségou, c’est trouver un grain de sable dans un sac de fonio… Il y en a des milliers. Lequel est le bon ?
El-Hadj Omar s’impatienta :
— Celui-là est infirme, et c’est le fils de Modibo Oumar Traoré, premier martyr de l’islam…
Samba N’Diaye se retira. Il avait mieux à faire que de chercher un infirme puisqu’il surveillait l’édification de la grande mosquée et des fortifications. Mais le maître avait ordonné, il fallait obéir. Cependant El-Hadj Omar avait raison. Ses émissaires ne mirent pas une heure avant de pénétrer dans la concession des Traoré et de marcher droit vers la case de Mohammed.
La parole le dit, les hommes ne passent pas la nuit auprès du feu qu’ils ont allumé ! Ils sont inconstants. En voyant entrer les messagers d’El-Hadj Omar prodiguant à un des leurs tous les signes du respect, ceux-là mêmes qui, la veille, accablaient Mohammed se sentirent honorés. Quoi ? À peine installé dans la ville, le marabout toucouleur faisait appeler un Traoré ? Alpha Ibrahima, un des trois fils de la deuxième femme de Tiékoro, qui avait passé de longues années à Hamdallay, lui aussi, et, ne comprenant pas pourquoi on faisait tant de cas de Mohammed, lui avait toujours témoigné une grande froideur, vint le trouver :
— Frère, laisse-moi venir avec toi.
D’un signe de tête, Mohammed refusa.
Mohammed n’avait aucune coquetterie, aucune vanité. Pourtant, il s’habilla avec le plus grand soin, revêtant des habits que sa mère lui avait offerts à Kano : un riche caftan de soie jaune, un boléro grenat chargé de passementeries, une longue écharpe blanche et une calotte de feutre. Pour aller plus vite, il fit avancer sa monture qu’il équipa d’une selle haoussa, don d’Abdullahi, faite de cuir rouge rehaussée de clous dorés. Au moment de s’éloigner, il se tourna vers Awa qui l’avait aidé à s’habiller :
— Si quelque chose m’arrive, emmène les enfants à Kano. Je ne veux pas qu’ils grandissent ici.
Awa avait le cœur serré. Néanmoins, elle haussa les épaules :
— El-Hadj Omar ne serait pas fou de faire du mal à un de ses plus fidèles défenseurs !
Mohammed traversa Ségou. Les gens allaient, venaient, faisaient des emplettes avec des airs d’excitation heureuse comme des malades qui viennent d’échapper à la mort et se retrouvent vivants, bien vivants. Les bavardages allaient bon train du côté du marché central sur lequel étaient réapparus vendeurs et provisions, quoique à des prix excessifs. Il ne fallait pas moins de trois sacs de cauris pour un poulet étique. On assurait qu’Ali Diarra ne se tenait pas pour battu et, avec l’aide des Peuls du Macina, il espérait bien s’asseoir à nouveau sur sa peau de bœuf. Pourtant, on ne donnait pas cher de ses chances de succès. Les Ségoukaw s’habituaient à la servitude.
Les talibés laissèrent passer Mohammed, et il trouva El-Hadj Omar dans un réduit aux murs épais où il avait disposé ses livres de chevet. Il s’était préparé à lui opposer un front glacial, voire à lui adresser des reproches. Or, quand il le vit si beau, si simple, sa satala2 à la main, il ne trouva rien à lui dire sinon :
— Maître, tu m’as fait venir ?
El-Hadj Omar le fixa de ses yeux pleins de feu et sourit affectueusement :
— Tu m’en veux, n’est-ce pas ? Tu crois que je t’ai manqué de parole ? Il n’en est rien. Mes généraux ont été tellement enragés par le massacre de nos talibés qu’ils ont ordonné l’offensive sans que j’en sois averti.
Mohammed ne répondit rien, n’osant exprimer tout haut son incrédulité. El-Hadj Omar sourit plus affectueusement encore :
— Traoré, je forme un dessein pour toi. Je veux te compter parmi mes disciples les plus proches.
Mohammed baissa les yeux :
— Mon Cheikh, que dois-je faire ?
— Je veux que tu sois la preuve vivante de ce que peut devenir un Bambara s’il est un vrai musulman. Je te confierai l’Esprit de cette cité, c’est-à-dire que je t’en confierai la direction spirituelle…
Mohammed frémit de bonheur. Sous la conduite d’un tel guide, aucun sommet ne lui serait interdit. Il murmura :
— Maître, tu me combles. J’ai toujours rêvé de rouvrir la zaouïa de mon père.
El-Hadj Omar fit la moue :
— La zaouïa de ton père, ce n’est pas ce que je souhaite ! Car ton père – que la terre lui soit légère – a toujours eu commerce avec les polythéistes ! Je veux que tu quittes ta famille. Je veux que tu t’installes non loin de mon palais et que tu sois l’imam de la mosquée que je fais construire par mon fidèle Samba N’Diaye…
Mohammed bégaya :
— Que je quitte ma famille ?
En même temps, malgré ce refus viscéral de son être, il sentait bien que cette séparation était nécessaire. Tant qu’il demeurerait parmi les siens, il ne serait jamais celui qu’il rêvait d’être.
— Ce n’est pas tout. Cette épouse bozo que tu as est indigne de toi. Ce n’est pas une vraie musulmane. Je le sais, j’en ai des preuves ! Répudie-la et emmène tes enfants avec toi…
Cette fois, Mohammed protesta :
— Maître, comment veux-tu que je fasse cela ? Mon deuxième fils n’a que quelques jours…
Le maître repoussa l’objection d’un geste :
— Il ne manque pas de bonnes musulmanes qui ont les seins plus gonflés de lait que nos vaches du Toro. On te trouvera une nourrice. À toi je donnerai une de mes filles en mariage ! une de celles que m’a données ma deuxième épouse, originaire de Sokoto. Comme ta mère. Elle a nom Ayisha.
Sa mère ! Ayisha !
Devant ces signes, Mohammed ne pouvait plus douter, se rebiffer. Il ne devait être qu’obéissance et soumission. Il faisait partie des Élus, de ceux qui marchent dans la voie droite. Les paroles de la sourate chantaient en lui :
Louange à toi, le souverain de l’univers
Souverain au jour de la rétribution
Dirige-nous dans la voie droite
La voie de ceux que tu as comblés de tes bienfaits.
Quand la famille eut vent des projets de Mohammed, elle n’éprouva ni colère ni chagrin, mais une sorte d’horreur mêlée d’incrédulité. Quoi ! Mohammed allait quitter de son plein gré la concession où étaient enterrés son père et le père de son père ? Où chaque brin d’herbe, chaque branche d’arbre, chaque motte de terre pouvait souffler son arbre généalogique à ceux qui désiraient le connaître ? Même Tiékoro qui avait eu la tête tranchée pour ses opinions religieuses, n’avait point eu pareil comportement. Il avait adoré Allah à deux pas des boli familiaux. Les seuls Traoré qui avaient quitté la concession avaient été exilés par décision du conseil de famille et avaient toujours ressenti cela comme le pire châtiment. La répudiation d’Awa semblait un projet aberrant. Elle n’avait pas trompé Mohammed. Elle avait mis au monde deux fils coup sur coup et avait servi cet unijambiste comme un homme dont les membres auraient été au complet. Toutes les femmes de la concession se sentirent concernées. Était-ce ainsi que l’on récompensait une compagne fidèle et dévouée ? Les plus âgées, qui se souvenaient du suicide de Nadié, osèrent déclarer qu’il fallait s’opposer à cette répudiation-là. Par tous les moyens ! Paradoxalement, Ahmed Dousika, que l’on aurait pu croire comblé du tour que prenait le destin, était l’un des plus affectés. Il passait les jours à se poser cette question : était-il responsable de la folie de son frère ? Car c’était de folie qu’il s’agissait ! Ou simplement y avait-il eu coïncidence entre les desseins de son cœur et la volonté des ancêtres ? Ne pouvant y tenir, il alla trouver Koumaré pour lui demander de corriger dans la mesure du possible ce qui avait été fait. Hélas ! il apprit de ses femmes que le forgeron féticheur avait été appelé en consultation à Banankoro et ne serait pas de retour de sitôt.
Titubant de douleur, Awa sortit de sa case. Était-ce la nuit ? Sans doute, puisque tous les bruits étaient éteints sous le ciel noir comme un canari qui va chaque jour au feu. Elle buta contre un pilon qui roula à travers la cour avec un bruit lugubre, éveillant la volaille tenue dans un enclos derrière le jardin potager. Ses pas la portèrent dans la partie de la concession qui faisait fonction de cimetière, comme si elle seule pouvait contenir l’immensité de sa peine. Toutes les tombes étaient semblables dans l’égalité de la mort. Sauf celle de Tiékoro, entourée de cailloux soigneusement blanchis au kaolin et portant une pancarte de bois fichée en terre par un pieu, couverte de caractères arabes. Ah ! tiens, le père serait content du fils ! Il était allé plus loin que lui en sainteté ! Awa s’allongea et enfonça son visage dans la terre, molle, à odeur de pain de mil et à saveur fade. Son corps était incendié. Les pensées se chevauchaient dans sa tête. Tantôt, elle songeait à se tuer. À tuer ses enfants. Tantôt, elle songeait à tuer Mohammed. Existe-t-il des pays où, sous l’excès de la souffrance, de l’humiliation et de la révolte, les femmes donnent la mort aux hommes ? Ah ! rejoindre ce troupeau hirsute de meurtrières ! Inscrire son nom parmi les leurs ! Le sang gicle pour un autre baptême. Elle s’efforça de discipliner ses pensées, sentant bien que toute cette violence n’était que le simulacre de l’amour, puis murmura :
— Père, mère ! Regardez ce qu’il a fait de moi ! N’allez-vous pas m’aider ?
La lune, intriguée, sortit d’entre les nuages. Le silence s’épaissit et une voix prononça très distinctement :
— Awa, fille de Kalanfeye Karabenta !
Elle releva la tête. Enfin ! Deux formes avaient pris place sur la tombe de Tiékoro, si impalpables qu’on aurait pu les croire sorties d’un songe, mais leurs voix étaient claires :
— Retourne chez toi. Prends tes fils et rends-toi à Ségou-Bougou3. Là, tu passeras trois jours et trois nuits, sans sortir, chez le vieux Guiré. Au bout du petit matin du quatrième jour, tu te rendras sur la rive du Joliba. Une barque t’attendra, conduite par un des nôtres, enfant des maîtres de l’Eau. Tu lui donneras dix noix de cola blanches et une volaille de même couleur. Il te ramènera à Didi, berceau de notre famille.
Ces prescriptions confirmaient que Mohammed était perdu à jamais. Ce que le marabout toucouleur avait fait, nul ne pouvait le défaire. Atterrée, Awa allait s’informer, protester, mais les formes disparurent, et elle se retrouva seule, prisonnière de la nuit, espérant qu’elle avait rêvé. Peu à peu, un désespoir tranquille l’envahit. Elle se releva et reprit le chemin de la concession.
Pendant ce temps, Mohammed était en prières. Le premier moment d’exaltation religieuse passé, il s’était senti incapable d’obéir au marabout. Oui, il avait envie de devenir un saint. Déjà, il se destinait à une grande tâche : se faire le chroniqueur d’El-Hadj Omar, racontant chaque épisode de la vie du wali. Car il le sentait bien, dans les temps à venir, son œuvre et sa personne seraient contestées. Les uns en feraient un homme de sang. Les autres un homme de Dieu. Et qui mieux qu’un Bambara converti pourrait témoigner de sa vérité ? Quant à sa zaouïa, elle aurait nom « Cellule d’amour et de charité », et il enseignerait aux hommes que « la religion est un disque de vannerie portant sur l’une de ses faces le mot “amour” et sur l’autre, le mot “charité” ».
Puis, Mohammed s’était aperçu que mille liens l’amarraient à sa famille et, surtout, à sa femme. Brusquement, il s’était mis à revivre leur rencontre à Hamdallay, la première nuit où ils avaient fait l’amour. Et la conversation qu’il avait eue avec Alfa Guidado, peu avant sa mort, lui était revenue en mémoire :
— Gorè4, le corps d’une femme renferme plus de délices que le féerique Djanna…
— Même si on ne l’aime pas ?
— Je crois qu’à cause de cela on finit par l’aimer !
N’est-ce pas ce qui lui était arrivé ? L’amour s’installant par surprise dans les pas du désir. Mais, précisément, cet amour-là n’était-il pas méprisable, et ne fallait-il pas l’extirper de son cœur ? Vers qui se tourner pour y voir clair ? Il n’osait solliciter l’esprit de son père pour un dilemme si vulgaire et s’apercevait qu’il avait été mieux préparé à interpréter les versets du Coran qu’à connaître les mécanismes de son être.
— Tu vois certains d’entre eux prendre pour affiliés ceux qui sont infidèles. Ce qu’ils accomplissent est si détestable qu’Allah se courrouce contre eux ! Car il n’y a d’éternité dans le feu de l’enfer que pour l’infidèle.
Se dire et se redire cette parole du Très-Haut ne l’aidait en rien. Alors, pour s’endurcir, il se resouvenait du rire d’Awa déclarant :
— Si encore je pouvais prier dans ma langue, je m’y ferais !
Oui, c’était une infidèle. Hélas ! en même temps qu’il s’en persuadait, d’autres émotions, très douces, presque insoupçonnées jusque-là, s’emparaient de lui, et il se demandait si l’infidèle ne lui était pas aussi chère que la vie même.
Quand l’étroit rectangle, découpé dans la cloison de sa case, vira au gris clair, Mohammed finit par s’endormir, souhaitant un rêve qui puisse le conseiller. Au milieu de la matinée, on vint l’informer que sa femme et ses fils avaient disparu. Ahmed Dousika avait pris sur lui d’envoyer des hommes inspecter les puits des alentours. Accroupi dans un coin de la cour, un forgeron féticheur hochait la tête, affirmant que celle que l’on pleurait n’allait point ouvrir la barrière de la mort. Sans l’écouter, les femmes hurlaient, au milieu des enfants muets de terreur. Mohammed se prosterna sur sa natte, attendant l’arrêt du destin.
Cependant, Kosa campait dans la plaine à quelques heures de Ségou. Il faisait partie du dernier carré de fidèles d’Ali Diarra, de ceux qui s’étaient dit qu’il fallait vaincre ou mourir. Il n’avait plus de chefs. La veille au soir, Ali Diarra avait pris la direction de Hamdallay pour persuader Amadou Amadou de lancer une ultime offensive de grande envergure sur Ségou. Il n’avait pas sitôt tourné le dos que les quelques kélétigui qui n’avaient pas encore déserté s’étaient hâtés de rentrer en ville puisque, selon les rumeurs qui filtraient, El-Hadj Omar n’avait condamné ni exécuté personne. Jusqu’alors, Kosa n’avait pas de personnalité bien définie. Orphelin à dix ans, il avait été gâté par toutes les mères et tous les pères de la concession qui le traitaient en enfant miraculé. On lui racontait comment il était né dans le grand âge de sa mère Nya et comment, par elle, le sang des Coulibali, une des plus prestigieuses familles de Ségou, irriguait son être. On lui parlait de ses ancêtres : Biton, le fondateur, bien sûr, mais aussi Dékoro, jusqu’au moment où les tondyons avaient fait régner l’anarchie, avant que N’Golo Diarra ne vienne rétablir l’ordre à son profit. Son énergie, son confus désir de gloire et d’action s’étaient cristallisés sur la chasse. Alors qu’il avait à peine vingt ans, il était déjà un des plus célèbres karamoko de Ségou, avec cela, grand buveur de dolo parmi les camarades de son groupe d’âge. La menace que le Toucouleur faisait planer sur la région avait enflammé son imagination. Il en suivait chaque étape. Nioro. Diangounté. Diala. Mourgoula. Oïtala. Sansanding. Persuadé que les armées bambaras mettraient un terme à cette avancée triomphale. Hélas ! il avait suffi que se balance au vent le pavillon noir timbré du croissant des talibé Irlabé et des talibés du N’Guénar et qu’à l’arrière-plan ondulent les pavillons rouge et blanc des talibés du Toro Central pour que sofas, tondyons, fouroubadyon… se débandent, abandonnant sur le terrain comme autant de trophées dont s’emparaient les Toucouleurs, les haches, les lances, les arcs, les flèches, les sabres et les quelques fusils qu’ils arboraient. Les griots avaient beau s’égosiller, rappeler qui étaient les Bambaras, dans le vacarme des tabalas, des trompes, des bala… rien n’y faisait. C’était une fuite éperdue.
À vingt ans, on n’accepte pas la défaite. Kosa, qui n’avait été qu’un enfant gâté, avait senti naître en lui la détermination et la révolte. Il reprendrait Ségou. À lui tout seul s’il le fallait. Il suffit d’un esprit résolu pour changer le cours des choses. Alors, il serait celui-là.
À côté de lui, Mustapha et surtout Alhaji auraient bien aimé rentrer à la maison. Ils pensaient aux exclamations de joie et aux réjouissances qui salueraient leur retour, alors que la famille tout entière s’inquiétait, les croyant morts peut-être. On sacrifierait deux moutons dont on mangerait la chair rôtie à la broche, toute dégoulinante de jus et d’aromates. Des bassines de couscous de mil circuleraient, certaines mêlées de dattes selon une mode qui avait été introduite par Fatima la Marocaine, la mère de Mustapha. En pensant à sa mère, les yeux du garçon s’emplirent de larmes, le chagrin et la faim se mêlant en lui au point qu’il ne les dissociait plus l’un de l’autre. Il se tourna vers Kosa pour lui faire part de son désir de regagner Ségou, mais il lui vit une mine si résolue, si farouche qu’il n’osa rien dire. Il eut le sentiment d’une grande injustice. Après tout, il était musulman, lui. Pourquoi s’était-il laissé entraîner à combattre un autre musulman ? Il renifla. Kosa fit virevolter son cheval et le tint sous le feu de son regard méprisant ainsi qu’Alhaji, qui avait reçu une balle toucouleur dans l’épaule et souffrait le martyre. Puis il vociféra :
— Êtes-vous des Bambaras5 ? Et savez-vous ce que ce mot signifie ? Allez-vous laisser un Toucouleur s’asseoir sur la peau de bœuf de votre souverain ? Si vous avez des cœurs de femmes, rentrez à Ségou…
Après un pareil discours, Mustapha et Alhaji ravalèrent leurs larmes, ce dernier se bornant à balbutier :
— Si nous pouvions trouver quelques feuilles de baobab pour arrêter le sang de ma plaie ?
En même temps, il pensait à Mohammed qui avait perdu une jambe à Kassakéri et se voyait déjà manchot. Kosa se radoucit :
— Cherchons donc un village pour y passer la nuit.
Mais où se tourner ? Toute la région était maintenant sous domination toucouleur. N’allaient-ils pas tomber sur une patrouille de talibés qui chercherait à les mettre à mort ? Ou pire qui les enrôlerait de force dans l’armée des vainqueurs ? Mustapha et Alhaji songèrent qu’ils pourraient se tirer d’affaire en hurlant le shahada6. Le musulman est le frère du musulman, ainsi que l’a dit le Très-Haut. Les trois garçons galopèrent longtemps à travers la brousse dont, une à une, les teintes fauves reculaient, vaincues par des ombres bleutées. Évitant Sansanding, ils avaient l’impression que plus ils se rapprocheraient de la frontière du Macina, plus ils seraient en sécurité. Peu avant la tombée de la nuit, ils arrivèrent enfin devant un village qui n’était pas une agglomération de cases calcinées avoisinant des champs dévastés. Au contraire. Une ceinture de champs de mil et de coton l’enserrait, surmontée du bouquet verdoyant des arbres à karité. De longues bandes de coton fraîchement teintes séchaient aux branches, et des chèvres, capricieuses, se poursuivaient le long des sentiers. On aurait dit que la guerre n’avait jamais existé ou qu’elle avait miraculeusement pris fin, la prospérité des temps de paix l’ayant remplacée.
Kosa demanda à parler au chef de village. C’était un vieux sarakolé, vêtu d’un pantalon bouffant jaune et d’une turki7 de même couleur, le visage tout couturé de scarifications. Il mit à la disposition des jeunes gens une case de passage au flanc de la sienne, confortablement meublée d’un lit fait de deux murettes de terre recouvertes de nattes et de filets pour les habits. Une de ses femmes, jeune, belle et vêtue, avec beaucoup de coquetterie, d’un pagne à rayures bleues et blanches et d’une blouse brodée, pansa le bras d’Alhaji en lui coulant des regards si doux qu’il se demanda si, malgré sa douleur, il ne passerait pas la nuit avec elle. Quelques cases plus loin, on célébrait un mariage et l’on entendait hurler le chant rituel au milieu des rires cristallins des jeunes filles.
Mon écharpe est blanche
Oui, mon écharpe est blanche
Blanche, blanche.
Les trois garçons se regardèrent avec stupeur. Le bonheur pouvait-il encore exister ?