— Comment t’appelles-tu ?
Samuel hésita, puis se décida, prenant l’identité qui serait désormais la sienne :
— Samuel Trelawny, sir !
L’inconnu fronça le sourcil :
— Trelawny ? Tu es donc originaire de la Jamaïque ? Tu descends des Marrons ?
Une telle science confondit Samuel, et il fixa son interlocuteur avec admiration :
— Vous avez entendu parler des Marrons ?
L’homme haussa les épaules :
— Bien sûr ! Puisque je suis né à Charlotte Amalie, dans l’île de Saint Thomas. Toute mon enfance a été bercée des histoires de Juan de Bolas, Cudjoe, Nanny…
C’était trop ! Samuel n’était pas superstitieux. Néanmoins, il le comprenait bien, ce n’était pas le hasard qui mettait sur sa route, le jour même de la mort de son père, pareil individu. Il murmura avec espoir :
— Vous êtes allé à la Jamaïque ?
L’autre secoua la tête :
— Non. Je suis passé à quelques encablures de la côte de Port-Royal en me rendant aux États-Unis.
— On dit que c’est un bien fier pays.
— Fier ? Qu’entends-tu par là ?
Samuel se troubla. Pour changer de conversation, il interrogea :
— Êtes-vous commerçant, sir ?
L’inconnu feignit d’être horrifié :
— Moi ? Est-ce que j’ai l’air d’un trafiquant d’esclaves ?
Samuel répliqua :
— L’esclavage est aboli, monsieur !
L’homme haussa les épaules :
— Officiellement, Samuel, officiellement ! En réalité, peut-on savoir ce que recèlent les flancs de ces navires à quai ? Et puis, ne voit-on pas fleurir de nouvelles formes de servitude ?
Samuel releva la tête et s’enquit :
— Lesquelles, sir ?
Mais, au lieu de répondre à cette question, l’inconnu l’interrogea :
— Tu es en grand deuil, petit. Qui as-tu perdu ?
— Aujourd’hui, monsieur, j’ai enterré mon père…
L’inconnu s’apitoya :
— C’est pour cela, sans doute, que tu pleurais ?
Samuel éluda cette question par trop directe et fixa le portrait de la reine Victoria qui s’étalait sur un des murs du bar avec un air de majesté qui ne convenait guère au lieu :
— Je pensais que ma mère allait se trouver seule avec cinq enfants et que je devrais chercher du travail dans quelque maison de la place.
— Du travail ?
L’homme posa sur la petite patte aux ongles rongés jusqu’au sang de Samuel sa grande main aux doigts chargés de bagues d’argent et d’ivoire, à la paume bleuie au henné et proposa :
— Petit, veux-tu être mon secrétaire ? Je cherche depuis des mois un compagnon aussi intelligent que toi. Si ta plume est aussi agile que me semble ton esprit !
Samuel interrogea sans enthousiasme :
— Secrétaire ? En quoi consistera ce travail, monsieur ?
— J’écris un livre, Samuel. Un livre qui, je l’espère, fera date dans l’histoire de l’homme noir. Je raconterai sa merveilleuse origine, comment il excita la jalousie des races caucasiennes et comment il fut déchu. Mais je parlerai aussi de sa réhabilitation et de sa prochaine domination sur le monde.
Prochaine domination sur le monde ? Samuel jeta un coup d’œil autour de lui. Dans ce fumeux bar du port, des hommes étaient affalés dans toutes les postures de l’ivresse et du désespoir. Le patron, un Portugais que l’on avait surnommé Cyclope, il était borgne, versait sans désemparer des rasades d’un tord-boyaux qu’il fabriquait dans une cour sur laquelle s’ouvrait aussi un bordel où se pressaient des marins de toutes nationalités, en quête de chair noire. D’où il était assis, Samuel entendait les voix geignardes des filles réclamant plus de shillings et celles des hommes exigeant plus de plaisir. Il ramena son regard sur l’inconnu et allait prononcer quelque remarque amère et pessimiste quand l’expression de ses traits le retint. Jamais il n’avait vu le rêve, l’idéalisme, l’espoir prendre possession d’un visage et le remodeler. Voilà que les yeux s’étiraient, chargés d’éclat, que les narines frémissaient et que la bouche s’incurvait en un sourire dont la grâce et la chaleur irradiaient. Il fut pris d’une brutale et irrésistible poussée de sympathie et demanda :
— Si j’acceptais votre offre, combien me paieriez-vous ?
— Cinq livres sterling par mois !
— Cinq livres sterling ! Cinq livres sterling !
L’inconnu pressa plus fort la main de Samuel, précisant :
— Cinq livres sterling, nourri et logé !
Hollis Lynch, que Samuel venait de rencontrer d’une façon à la fois si fortuite et si singulière, était assurément un homme peu commun. Cet Antillais était venu étudier la théologie aux États-Unis, porteur d’une lettre de recommandation du curé de sa paroisse, mais s’était fait renvoyer de campus en campus à cause de sa couleur. Comme il traversait le Mississippi, espérant gagner quelques dollars dans une plantation de canne à sucre, il avait été pris pour un esclave fugitif et emprisonné pendant de longs mois. Étant parvenu à se libérer, il s’apprêtait à émigrer vers le Canada quand il avait fait la connaissance d’un autre Antillais, Edward Blyden, qui lui avait révélé sa vraie vocation. Réhabiliter le Noir d’Amérique et des Antilles. Édifier en Afrique une grande nation qui accueillerait de nouveau tous ses enfants perdus, orphelins dégénérés par l’exil et la servitude. Les deux jeunes gens s’étaient donc mis à l’ouvrage. La république du Liberia venait d’être fondée grâce aux efforts d’esprits supérieurs. Ils décidèrent de la considérer comme la matrice d’où naîtrait la nation nègre qui éblouirait l’univers. Ayant obtenu le soutien de la Société de colonisation américaine, ils partirent pour Monrovia, afin d’organiser le rapatriement de leurs frères de couleur. Hélas ! la guerre civile américaine avait éclaté. En masse, les Noirs des États-Unis s’étaient engagés du côté des Nordistes pour obtenir leur libération et ne s’étaient plus souciés du lointain Liberia.
Puis les deux hommes s’étaient fâchés. Pourquoi ? Si les suppositions allaient bon train, nul ne le savait avec certitude. Alors que Blyden demeurait au Liberia, Hollis s’était mis à parcourir l’Afrique. Il avait résidé à Abéokuta, d’où il avait été chassé dans des circonstances mystérieuses. Il s’était rendu à Bonny et était devenu un grand ami du roi William Pepple jusqu’à sa déportation à Fernando Po par les Anglais. Ayant appris que l’Oba Dosunmu de Lagos était prêt à céder des terres pour le rapatriement des Noirs d’Amérique, il s’y était précipité juste à temps pour voir les Anglais imposer le traité de cession de l’île. Après avoir vécu deux ans grâce à l’aide de Robert Campbell, le propriétaire de L’Anglo-African, il s’était, en fin de compte, brouillé avec ce dernier et se préparait à reprendre la mer. Dans quelle direction ? La Gold Coast.
— La Gold Coast, sir ?
Hollis acquiesça :
— J’ai là-bas des amis sur lesquels je peux compter. Ceux-là, au moins, ne me décevront pas.
Samuel hésita. Il n’avait aucune envie de se rendre en Gold Coast. S’il avait songé à quitter Lagos, c’était pour sa bienheureuse Jamaïque ! Cependant, les choses n’étaient-elles pas changées, et à quoi bon s’attarder dans une ville où nul ne tenait à lui ? Peut-être qu’en constatant sa disparition Emma éprouverait du remords ? Ah ! mère fausse et cruelle ! Résolument, Samuel chassa sa mère de ses pensées et fit face à Hollis :
— Quand comptez-vous partir, sir ?
— Dans trois jours, le H.M.S.-Pioneer lève l’ancre. Nous serons à son bord, si tu le veux bien.
Samuel ravala définitivement ses larmes :
— Je le veux, sir !
La traversée fut un enchantement, car Samuel n’avait jamais voyagé sur la mer. Tout était surprenant. Le ciel, pareil à une immense écharpe de tissu gris s’enroulant autour des flots. Par endroits, la barre surgissait, surmontée de grandes dalles nuageuses. À d’autres, elle s’interrompait, et la côte se dessinait, tracé ininterrompu d’un vert si sombre qu’il en semblait noir. Dans des anses, des villages miniatures apparaissaient avec leurs pirogues et leurs cocotiers penchés entre des dunes de sable.
Le H.M.S.-Pioneer était plein d’Anglais et de Français se rendant en divers points de la côte ou en revenant. Jusqu’alors, Samuel avait considéré les Blancs comme une masse indistincte de peuples, éprouvant la même aversion pour les Africains et ayant des comportements identiques. Il n’aurait jamais imaginé qu’il pouvait exister entre eux rivalités ou désaccords. Il s’aperçut avec stupeur que les Anglais méprisaient les Français qui, en retour, les haïssaient. Ne parvenant pas à supplanter les premiers sur le plan commercial et économique, les seconds se vengeaient en affirmant la supériorité de leur civilisation et, surtout, de leur langue, ce que Samuel était bien empêché de vérifier, puisqu’il n’en entendait pas un traître mot. Et c’était fort drôle de voir des gens que la couleur et les manières rapprochaient feindre de s’ignorer en arpentant l’espace resserré du pont, prendre leurs repas à des tables différentes et marquer dans leurs moindres attitudes qu’ils n’avaient rien de commun. Les Anglais étaient fréquemment accompagnés de jeunes Africains qui leur avaient été confiés par leurs familles et qu’ils emmenaient à Londres, Glasgow, Liverpool ou Bristol, pour les initier aux techniques de l’Europe. Samuel ne tarda pas à se lier avec Ola, fils du Balogun1 de l’Abagbon2 Obafemi, qui s’en allait étudier le commerce. Ce fut ce dernier qui lui apprit le yoruba. Car, né et grandi à Lagos, Samuel ne connaissait aucune des langues des indigènes.
Ils s’arrêtèrent d’abord à Accra. Comparée à Lagos où l’afflux des Saros et des Agoudas avait imposé des manières occidentales, la ville ne payait pas de mine. Ce n’était qu’un amas de cases au toit de paille, groupées autour d’entrepôts où des marchandises s’entassaient dans le plus grand désordre. Accra était néanmoins une excellente place pour l’or, et des files de fournisseurs s’y rendaient, portant, enfouies dans les replis de leurs pagnes, de la poudre, des pépites ou des figurines finement ciselées.
Ola et Samuel prirent la direction du fort de Christiansborg qui, après avoir appartenu aux Danois, était aux Anglais. Comme à Lagos, il n’existait pas de construction pareille, ils en firent le tour, l’esprit empli d’une sorte de terreur. Le fort était situé à l’angle d’un vaste plateau rocheux et dominait la côte de sa masse imposante. Trente-neuf canons, rouillés par l’air marin, étaient pointés sur les points d’où pouvait surgir le danger : la mer, mais surtout l’arrière-pays, car la Gold Coast tout entière vivait dans la terreur des Ashantis, tapis dans l’imprenable citadelle de la forêt.
Brusquement, Ola s’assit par terre au pied d’un cocotier :
— Tous les gens disent que ton oncle3 est fou…
Un instant interdit, Samuel répliqua :
— Fou ? Je voudrais bien que la terre entière soit peuplée de fous comme celui-là !
Ola n’en démordit pas :
— On dit qu’il veut chasser les Blancs des portions d’Afrique qu’ils possèdent et s’en faire le roi. Pour cette raison, les Anglais l’ont à l’œil, et il pourrait bien se retrouver, un de ces jours, au fond d’une geôle !
Samuel haussa les épaules :
— Allons donc ! C’est un homme…
Il hésita :
— … Un homme qui rêve, voilà tout !
Est-ce donc interdit, est-ce donc dangereux de rêver ? Samuel n’avait jamais rencontré d’être pareil à Hollis. À Lagos, sur quoi portaient les conversations ? Sur les adultères, les dépenses inconsidérées, les turpitudes de toute nature d’une communauté vivant en vase clos parce qu’elle se croyait supérieure aux autres. Avec Hollis, le monde s’offrait comme un grand livre aux pages couvertes d’illustrations. Hollis avait son idée sur tout, parlait de tout, critiquait ce que bon lui semblait. Par lui, grâce à lui, Samuel découvrait le caractère déchirant de la tragédie que les Noirs vivaient, et il brûlait du désir d’y mettre un terme. Mais comment ? Un monde d’interrogations l’habitait.
Attristé par les propos d’Ola, il reprit la direction d’Accra. Une femme sortait d’une concession, un enfant au dos, et devant ce spectacle si banal, si familier, Samuel se ressouvint avec douleur de sa mère. Emma ! Où l’avait-elle fait chercher ? Vivait-elle rongée d’inquiétude ? De remords ? De désespoir ? Ah ! comme il l’avait punie ! Mais le méritait-elle ? Avec le recul, Samuel comprenait que ce ton de dérision n’était que passagèrement dicté par la douleur.
Les yeux emplis de larmes, il entra chez Mr Bannerman, commerçant prospère et ami de Hollis. À son habitude, Hollis tenait le crachoir :
— Quelle que soit l’issue de la guerre qui déchire les États-Unis d’Amérique, la condition des nègres n’en sera pas changée…
Mr Bannerman bondit :
— Ah, nègre ! je n’aime pas ce mot ! Le nègre, cela n’existe pas. C’est une création des Européens. Il n’y a que des Noirs. Pourtant, il y a une question que j’ai toujours voulu vous poser. Que vous importe tout cela ? Vous êtes un mulâtre, je dirais même un quarteron, et celui qui ne s’y connaîtrait pas vous confondrait avec un Portugais ou un Français. Ces gens-là sont plus basanés que vous !
Hollis sembla profondément blessé. Sans répondre, il se tourna vers Samuel qui, morose, s’était assis sur un billot :
— Te voilà de retour ! Remontons à bord. Le bateau va appareiller pour Anomaboe.
Samuel obéit. Dans la rue, ils se heurtèrent à un groupe d’hommes, le fusil sur l’épaule, engoncés dans des uniformes bleu sombre à genouillères noires et chaussés de lourdes bottes de cuir qui leur enserraient étroitement les chevilles. À leur tête, un individu, pareillement vêtu, le chef couvert d’une casquette galonnée, aboyait des ordres. Ces vêtements étaient si étranges, si différents de ceux des soldats du fort que l’on avait coutume de voir, que les gens sortaient des maisons, se bousculant et pouffant. Samuel ne put retenir sa curiosité et s’étonna :
— Mon oncle, qui sont ces gens ?
Hollis fit tristement :
— Des policiers ! Les Anglais viennent de créer le corps de police de la Gold Coast !
— Ami, il faut d’abord que je vous expose les raisons de ma brouille avec Edward Blyden, que l’on a interprétée de mille manières. Edward se trompe. Il croit que le Liberia peut être la matrice de notre nation nègre. Or, pour y avoir passé quelque temps, je peux vous assurer que c’est impossible. Déjà, les immigrés à peau claire se posent en supérieurs aux Noirs et, surtout, à ceux qu’à l’instar des Blancs ils nomment les « indigènes ». Sans comprendre que c’est à l’école de ces derniers qu’ils doivent se mettre. Ami, le monde blanc a-t-il à ce point perverti notre échelle de valeurs ?
Celui à qui Hollis adressait cette interrogation s’appelait Africanus Horton. C’était un petit homme frêle, sanglé dans un uniforme militaire galonné, car il était médecin des armées, le premier Africain à occuper pareil poste après avoir fait ses études à l’université d’Édimbourg. Il ne répondit pas à la question qu’on lui posait, mais demanda affectueusement :
— Hollis, Hollis, où allez-vous à présent ?
Hollis se pencha en avant et fit avec passion :
— Je m’en vais à Ajumako.
— Ajumako ? Où est-ce ?
Si Samuel nota que le ton d’Africanus était passablement railleur, Hollis ne sembla pas en faire autant puisqu’il expliqua avec bonne grâce :
— Écoutez-moi bien. Il y a quelques années, alors que je me rendais à Abéokuta, j’ai fait la connaissance à Cape Coast d’un Fanti, Kwame Aidoo, Omanhene4 d’Ajumako. Je sens qu’il me comprend, qu’il peut partager mon rêve et m’aider à le réaliser. Voir un État nègre, souverain, fertilisé de la sève de ses enfants d’Amérique et des Antilles…
Africanus interrompit fermement un si beau discours :
— Hollis, cessez de rêver ! Toute la région résonne de bruits de guerre. Les Anglais avec leurs alliés, les Fantis, s’apprêtent à porter l’assaut final contre les Ashantis. Sans parler des manœuvres des Hollandais, des Danois, des Allemands, des Français. Sous le couvert des missions, tout ce monde s’installe et veut sa part du gâteau… Savez-vous combien de missions se disputent le territoire de la Gold Coast ? Et vous, vous parlez d’établir je ne sais quelle nation nègre…
Hollis jeta un coup d’œil vers Samuel et lui proposa gentiment :
— Eh bien, tu tombes de sommeil. Si tu allais te reposer à présent ?
Cette manière de le traiter en enfant, pour se débarrasser de lui, exaspéra Samuel qui quitta la pièce sans mot dire.
Étant donné ses hautes fonctions, Africanus habitait à l’intérieur du fort d’Anomaboe, un appartement spacieux et confortable. Ce fort était un des plus importants de la côte, car les Anglais, pour se protéger des Ashantis qu’ils essayaient de soumettre depuis plus de cinquante ans, l’avaient agrandi, renforcé, équipé, y entretenant une garnison de plus d’une centaine d’hommes, fantis pour la plupart, sous la conduite d’officiers anglais.
Le rez-de-chaussée était composé d’une ancienne esclaverie, transformée à présent en dépôt de fusils et de munitions et en dortoirs pour les soldats. Au premier étage, étaient logés les gradés et un chapelain qui faisait aussi fonction de maître d’école, pour une poignée d’enfants métis, issus des amours des Anglais avec les femmes du village tout proche. Au lieu de suivre le conseil de Hollis, Samuel descendit le large escalier de pierre menant au patio central, autour duquel l’ensemble du fort était construit, traversa un jardin où poussaient les plantes potagères, nécessaires à l’alimentation de la garnison, et se trouva dans une cour pavée, resserrée entre de hauts murs. On descendait le drapeau anglais, et des soldats, le doigt sur la couture du pantalon, chantaient le God save the Queen. Les voix fantis déformaient les paroles, et il y avait dans cette scène, dans ce lieu tout entier, un caractère saugrenu qui frappa l’esprit de Samuel et, une fois de plus, l’incita à la réflexion. Cette reine que l’on recommandait à la protection de Dieu, d’où tirait-elle sa souveraineté sur des peuples profondément étrangers au sien ? Ses commerçants étaient arrivés, apportant des objets magiques qui avaient éveillé la convoitise dans tous les cœurs. À cause d’eux, on s’était battu, on s’était opposé les uns aux autres, et, maintenant, ses hommes, d’armes profitant de tous ces désordres, imposaient une paix qui ne profitait qu’à leurs intérêts. À Lagos, l’esprit juvénile de Samuel avait connu des impulsions de révolte, confuses et désordonnées. Sous l’influence de Hollis, elles s’ordonnaient et se clarifiaient.
À grands pas, empli d’une véritable colère, il descendit vers le village Fanti, blotti dans l’ombre du fort comme un chiot près du ventre de sa mère. Comme le H.M.S.-Pioneer était encore au large, les rues étaient pleines de marins, de voyageurs, de commerçants, que les habitants assaillaient, celui-ci voulant vendre un gramme d’or, celui-là une plume d’autruche, celui-là, enfin, une peau de lion qu’il n’avait même pas encore tannée. Des colliers de verroterie, des pièces de coton rouge, des objets de métal circulaient de main en main, tandis qu’un chef arrivait en grande pompe, drapé dans un lourd kente5, les bras et les chevilles chargés d’or, suivi de ses esclaves, torse nu, succombant sous le poids de défenses d’éléphant. Oubliant la pudeur de leur sexe, des femmes offraient le plaisir. Pour Samuel, le vice n’était pas un inconnu, car Lagos était un gigantesque entrepôt où il régnait en maître. Mais, à présent, il ne supportait plus d’en être le témoin passif, c’est-à-dire complice. Il aurait souhaité faire remonter dans leurs navires tous ces séducteurs avec leurs charmes obscènes. Mais comment ? Il se sentait impuissant, inefficace. Il en était là de ses pensées quand il entendit quelqu’un l’interpeller :
— Psst ! Psst !
Une fille, certainement plus jeune que lui, se tenait debout à l’entrée d’une concession. Adorable, avec ce teint très noir des Fantis, et mutines, sur la pommette gauche, trois scarifications rituelles. Elle fit signe à Samuel d’avancer, et sa jolie bouche s’appliqua aux sonorités incongrues de l’anglais :
— Est-ce que ce n’est pas toi qui es descendu du bateau ce matin avec ce Blanc qui avait l’air d’un fou ?
Samuel rectifia, sèchement :
— C’est un mulâtre…
La fillette eut un mouvement d’épaules indiquant que, pour elle, cela ne faisait pas de différence et continua :
— Tu as un shilling ? Tu veux faire… ?
Elle eut un geste expressif. Samuel resta bouche bée. C’est comme s’il avait vu une de ses petites sœurs tant chéries, Charlotte et Abigaïl, racoler le client. Il se ressouvint d’elles, croyant entendre leurs voix cristallines :
— Sam, lis-nous l’histoire des Water Babies6 !
Et cette image d’innocence et de tendresse se juxtaposa à celle de cette gamine, l’invitant crûment à commettre le plus abominable des péchés. Le choc fut tel qu’il demeura planté là, incapable de bouger, incapable de protester, d’exprimer cette rage, cette fureur, ce désespoir qui lui incendiaient le corps. L’enfant insista :
— Ou un mouchoir, alors ?
C’en était trop ! D’un bond, Samuel fut sur elle, la rouant de coups, giflant à la volée son visage tendre, s’escrimant contre le rempart fragile de sa cage thoracique afin de faire sortir de son corps le démon qu’on y avait installé. La fillette se mit à hurler. Au bruit, une poignée d’adultes sortit de la concession. En grand tumulte, ils s’abattirent sur Samuel.