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Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’El-Hadj Omar avait quitté Ségou. La ville et le royaume s’étaient apparemment soumis sans grand mal après la conversion spectaculaire des grandes familles et l’autodafé, çà et là, de quelques fétiches. Pourtant, El-Hadj Omar le sentait bien, cette reddition à l’islam était toute superficielle. Il avait employé le langage des armes. Les Bambaras l’avaient entendu ainsi et s’étaient inclinés sans rien perdre de leurs convictions intérieures.

Mais Hamdallay devenait un lieu de rébellion ouverte où, autour du Mansa déchu Ali Diarra, la résistance s’organisait. El-Hadj Omar avait beau demander à Amadou Amadou de le livrer, celui-ci s’y refusait et accumulait les rodomontades les plus grossières. Dans sa dernière lettre, il s’était même vanté : « Ali Diarra a passé la nuit chez moi. Il est mon hôte. Moi, roi du Macina, je ne manquerai pas à ma parole. »

Malgré le déplaisir qu’il avait à affronter directement un musulman, El-Hadj Omar s’était donc rendu aux avis de ses compagnons et avait pris la route du Macina, laissant son fils Amadou et son fidèle Samba N’Diaye à Ségou.

Hamdallay brûlait. La masse des captifs que l’énorme armée toucouleur avait faite, le bétail razzié, les animaux porteurs attendaient à la porte nord que les talibés irlabés brandissant leurs pavillons noirs aient fini de nettoyer la ville avec les talibés du Toro Central qui, au cours de cette campagne, s’étaient révélés particulièrement redoutables. Contrairement à ce que pensaient les gens en cette heure de victoire, El-Hadj Omar n’était pas satisfait. Sans doute était-ce l’influence de Mohammed ? Il ne cessait de se rappeler le hadith d’Al-Buhari :

« Si deux musulmans se rencontrent l’épée à la main… »

Aussi, retiré dans une hutte de secco hâtivement fabriquée, il avait fait quérir Amadou Amadou pour lui proposer un marché : il était prêt à se retirer du Macina s’il acceptait de lui livrer le Nansa bambara avec son entourage, et s’il reconnaissait publiquement ses torts. Cependant, les heures passaient. Le lieutenant Alpha Omar, Mohammed et Tidjani, son neveu, envoyés en ambassade, ne revenaient toujours pas. Pour calmer son impatience, il commença de réciter la Djawharatul-kamal :

Ô dieu, répands tes grâces et ta paix

sur la source de la Miséricorde divine, étincelante comme le diamant…

Soudain, il entendit un bruit de pas dans la cour et reconnut le martèlement inégal des béquilles de Mohammed. Il se leva vivement et vint à sa rencontre. Car, contrairement à ses intentions premières, il ne l’avait pas laissé en charge de la direction spirituelle de Ségou tant il s’était pris d’affection pour lui. Il lui était devenu plus cher, plus proche qu’un fils. En tout cas, plus proche et plus cher qu’Amadou avec lequel il ne s’était jamais vraiment entendu.

Mohammed semblait hors de lui, et le désordre de son esprit se traduisait par le désordre de ses vêtements. Son tourti1 était sale et chiffonné, son pantalon bouffant, maculé de boue, et son couffouné2, posé sans grâce sur ses cheveux décoiffés. El-Hadj Omar pressentit le pire, et c’est en effet le pire qui lui fut annoncé :

— Maître, Amadou Amadou est introuvable. On bat la région en vain. Mais il y a autre chose. Écoute ! tes hommes, par représailles, ont commencé le massacre des Bambaras qu’il a laissés derrière lui. Au nom d’Allah, arrête-les !

À vrai dire, El-Hadj Omar se souciait peu des Bambaras, ayant soumis Ségou, et il ne prêta attention qu’à la première phrase :

— Amadou Amadou est introuvable !

Mohammed inclina la tête :

— Oui, on croit qu’il a pris la voie du fleuve !

El-Hadj Omar perdit le contrôle de lui-même, et Mohammed, qui pourtant ne le craignait pas, recula devant sa colère :

— Qu’on le rattrape et qu’on me le ramène mort ou vif !

— Maître, ton lieutenant Alfa Omar Baila est parti dans cette direction !

Dans le silence qui suivit, El-Hadj Omar tomba à genoux pour demander pardon à Dieu de cet accès de fureur indigne d’un musulman, et Mohammed respecta sa prière. Quand il se releva, il s’agenouilla à son tour devant lui, en signe d’humilité :

— Père, permets que je te donne ce nom, car pour moi tu es plus qu’un père, plus que mon père de chair et de sang, le sang des Bambaras coule à Hamdallay. Tes hommes se vengent sur eux de la fuite d’Amadou Amadou, et les voilà doublement victimes. On les ramasse. On les entasse dans la cour d’une prison et on les abat comme des fauves. Donne l’ordre que cela cesse…

El-Hadj Omar haussa les épaules :

— Et qu’est-ce que cela peut bien te faire ? Ce sont des kafirs !

Mohammed toucha l’ourlet de son caftan :

— Père, parmi les Bambaras se trouvent le frère de mon père Kosa et deux de mes frères, Mustapha et Alhaji. Ces deux-là d’ailleurs sont des musulmans.

El-Hadj Omar eut un rire sans joie :

— Musulmans ! Musulmans ! Tu sais aussi bien que moi comment les Ségoukaw pratiquent l’islam !

Puis, il se dirigea vers le fond de la case, resta immobile comme s’il scrutait le dessin des roseaux de la cloison et ajouta, lentement :

— Qu’on laisse aller ton père et tes frères !

Mohammed ne pouvait exiger davantage. Il sortit.

Hamdallay brûlait. De hautes flammes voraces ne faisaient qu’une bouchée des cases de paille. Bientôt, cette ville où il avait passé les années les plus importantes de sa jeunesse ne serait plus. Il avait prié, mendié, grelotté dans ces ruelles. Il s’était effondré, tremblant de fièvre et de faim au pied de ces clôtures. Pourtant, ce n’était pas la principale raison de la douleur qu’il éprouvait. Dès son entrée dans la ville, il s’était précipité à l’emplacement de la concession d’Alhaji Guidado. Indifférent aux fracas, aux cris de guerre, aux chocs des armes, le vieux sage était assis sur sa natte. En prières. Un chapelet entortillé autour de ses doigts boursouflés par l’âge. Il avait levé sur Mohammed des yeux sans regard, à moitié recouverts de taies blanchâtres :

— Ah, c’est toi ! Qu’il est bon de te revoir avant la mort ! J’emporterai donc ton salut fraternel à mon fils.

Comme Mohammed ne pouvait se retenir de le presser de questions, il lui avait appris le remariage d’Ayisha et son départ pour Djenné, que la guerre épargnait encore. Ainsi, il perdait à jamais les deux femmes qu’il avait aimées.

La prison, hâtivement construite par les maçons d’El-Hadj Omar, était un vaste carré, entouré d’un mur irrégulier, flanqué aux quatre angles de tours rondes et qui contenait des cellules de haute sécurité. En face d’elle, les hommes édifiaient déjà le dionfoutou destiné à abriter le Cheikh, ses huit cents femmes et ses enfants plus nombreux que les gouttes d’eau dans le Joliba, ainsi que la mosquée qui remplacerait celle, jugée impure, d’Amadou Amadou. Les talibés qui gardaient l’entrée de la prison, appuyés sur leurs longs fusils à deux coups, s’écartèrent pour laisser passer Mohammed, sans trop de respect cependant. Certes, Mohammed connaissait la faveur du maître et venait d’épouser une de ses filles. Toutefois, ce n’était qu’un Bambara et, surtout, un infirme. À la bataille de Tayawal, alors que les canons tonnaient, que les fusils crachaient, que le sang des hommes se mêlait à la boue des marigots et que l’on enterrait précipitamment les morts au pied des arbres du bois, il était resté à l’écart, abîmé en prières. Certes, il est bon de prier. Pourtant, il est encore mieux de se battre. Pour la plus grande gloire de Dieu.

Mohammed entra dans la cour. Sabre au clair, les Toucouleurs faisaient s’agenouiller les Bambaras les uns après les autres et leur hurlaient :

— Chien, admets qu’il n’y a de dieu que Dieu…

Ceux qui l’admettaient étaient épargnés. Les autres étaient aussitôt décapités. Et la sève de leur vie se mêlait à la paille et à la terre de la cour. Tidjani, neveu d’El-Hadj Omar, qui présidait à ces exécutions, s’avança vivement vers Mohammed :

— Frère, ce n’est pas un spectacle pour toi. Retourne à ton Coran.

Mohammed secoua la tête, retenant les larmes que lui causait l’horreur du spectacle :

— Je cherche le frère de mon père et mes deux frères.

 

— Je ne rentrerai jamais dans Ségou vaincue. Jamais ! Jamais !

Mohammed lui dit avec douceur :

— Et que veux-tu faire ? Amadou Amadou lui-même est en fuite ! Ali Diarra, on ne sait où !

Mustapha et Alhaji s’efforcèrent à leur tour de convaincre Kosa :

— Mohammed a raison. On ne peut plus rien.

Mais le jeune garçon restait prostré, le front dans la poussière, les épaules secouées de sanglots, répétant :

— Jamais ! Jamais !

Les autres Bambaras regardaient la scène, et sur leur visage se peignaient les expressions les plus diverses. Ah ! ils auraient bien aimé que l’intervention d’un frère proche des Toucouleurs leur sauve la vie. Et, pourtant, comme ils comprenaient Kosa ! Qu’était devenu l’orgueil de la race ? Qu’étaient devenus les Diarra ? Les griots pourraient-ils continuer de chanter :

Diarra, maître des Eaux

Diarra, maître du Pouvoir

Diarra, maître de la Poudre

Diarra, maître des Cauris

Diarra, maître des Hommes !

Diarra, Diarra, Diarra ?

Allait-on désormais vivre dans la servitude ? De guerre lasse, Mohammed se dirigea vers la sortie de la pièce, et Mustapha et Alhaji lui emboîtèrent le pas. Après un instant d’hésitation, Kosa sembla revenir à la raison et fit de même. Mohammed lui prit le bras, murmurant :

— Ce n’est pas une défaite, Kosa. C’est la victoire de Dieu. Du vrai dieu.

Le jeune garçon ne dit rien, se bornant à renifler, à essuyer de la main les larmes et la morve de son visage. Qu’il était jeune, les traits encore enfantins avec sa grosse bouche boudeuse et ses joues pleines ! Le cœur de Mohammed se serra. Comment lui insuffler cette foi et cet amour de Dieu qui l’emplissaient ? Comment lui faire comprendre que Ségou avait en réalité gagné en beauté, puisque les ombres du paganisme ne l’obscurcissaient plus ?

Dehors, les flammes n’ayant plus rien à dévorer s’éteignaient d’elles-mêmes. La ville était muette, les habitants, réfugiés dans les broussailles environnantes en attendant l’issue des combats, n’avaient pas encore à cœur de retrouver les décombres de leurs biens et de leurs possessions. Quelques familles, cependant, réapparaissaient, et les Toucouleurs les traitaient avec les plus grands ménagements. N’étaient-ce pas des musulmans et des hal-poularen3 tout comme eux ?

Brusquement, comme on atteignait la rue grise de cendres, Kosa lâcha le bras de Mohammed. Rapide comme l’éclair, il se saisit d’un des chevaux des sofas, piétinant devant la prison, l’enfourcha, le fouetta et s’éloigna en hurlant :

— Jamais ! Jamais ! Vous m’entendez.

Il y eut un moment de confusion, les talibés se tournant vers Mohammed pour l’interroger sur la conduite à suivre, les sofas pestant contre celui qui venait de voler une monture, les rares passants, terrifiés, s’écartant devant ce cavalier qui galopait comme un fou. C’est alors qu’un soldat s’avança, un Massasi, reconnaissable à ses scarifications et qui faisait sans doute partie des Toubourou, ces bataillons de supplétifs, prélevés sur les populations soumises. Sans doute voulait-il prouver son zèle ? En tout cas, il s’agenouilla, posa sa lance sur son épaule et, d’une formidable détente, l’envoya voler dans l’air. Le long éclair d’argent remonta la rue en vibrant comme s’il était animé d’une joie mauvaise et vint se ficher entre les omoplates de Kosa. Tout d’abord, celui-ci resta immobile, sa courte blouse jaune virant peu à peu au rouge, puis, lentement, il s’affaissa sur le côté et tomba dans la poussière. Tandis que le même hurlement déchirait les poitrines de Mustapha et Alhaji, Mohammed s’effondrait, bégayant :

— Dieu, non, tu n’as pas voulu cela !

Tout tournoyait dans sa tête. La disparition d’Awa avec ses deux fils. Le remariage d’Ayisha. Et, à présent, cela. Il perdit connaissance.

 

— Maître, je me suis trompé sur moi-même. Peut-être parce que j’avais toujours sous les yeux l’exemple de mon père et que je voulais l’imiter. Voire le surpasser… Mais je le comprends à présent. Avant d’être un musulman, je suis un Bambara. Avant d’être un saint, je suis un homme. Je suis un Bambara, et je suis un homme. Laisse-moi rentrer à Ségou avec la dépouille de mon frère. Laisse-moi reprendre ma place parmi les miens.

El-Hadj Omar lui prit la main :

— Écoute, tu parles ainsi parce que tu es encore sous le choc. Dans peu de temps, tu conviendras que cette mort était juste, car c’était celle d’un infidèle qui refusait de se soumettre…

Mohammed secoua frénétiquement la tête :

— Je ne peux pas, je ne peux plus le croire. Sûrement Dieu ne veut pas la mort de ceux qu’il a créés.

Il ramassa ses béquilles et se releva. Le voyant si maigre, si pitoyable, les traits ravagés, le cœur d’El-Hadj Omar se serra. Lui qui apparaissait froid et toujours maîtrisé faillit laisser tomber le masque et supplier comme un vil mortel :

— Reste avec moi. Tu sais que tu m’es plus cher qu’un fils…

Puis l’orgueil et la pudeur intervenant, il l’interrogea seulement :

— Et Ayisha ? Ma fille que je viens de te donner ?

Mohammed se détourna :

— Maître, elle fera ce qu’elle voudra. Elle pourra me suivre si elle le veut…

Dans la cour, Mohammed se heurta aux chefs des grandes familles du Macina qui venaient faire leur soumission au Cheikh toucouleur. Outre les quarante membres du Grand Conseil, on reconnaissait les cinq amirabe, chefs de guerre des régions, venus de Ténenkou, de Poromani, de Dalla, de la région des lacs, des frontières de Tombouc-tou et même des Diafarabé, Peuls jusque-là tièdes à l’islam, qui habitaient la rive droite du Joliba. Formidable assemblée !

Pourtant, sa vue n’inspirait à Mohammed qu’écœurement. Illogique, il oubliait qu’il avait, quelque temps auparavant, travaillé à la reddition de Ségou et s’indignait. Quoi ! tous ces hommes illustres, ces grands généraux, ces fins lettrés n’attendaient pas de savoir ce qu’était devenu Amadou Amadou, leur souverain légitime, et, déjà, se prosternaient devant le Toucouleur ! Qu’espéraient-ils ? Recevoir de ses mains le commandement du pays ?

Mohammed baissa les yeux en passant près de Ba Lobbo, oncle d’Amadou Amadou, afin de n’avoir point à le saluer.

Contrairement à la coutume, le corps de Kosa avait été bourré d’aromates afin qu’il puisse supporter les six jours de marche qui séparaient Hamdallay de Ségou. Enseveli dans une pièce de coton blanc, il était roulé dans deux nattes, l’une en grosse paille, l’autre en feuilles d’iphène. Une femme le veillait : la nouvelle épouse de Mohammed, Ayisha. Mustapha, Alhaji et les quelques Bambaras qui avaient pu obtenir leur libération étaient assis dans l’étroit vestibule de la case, comme s’ils se préparaient à recevoir des condoléances. Triste parodie de funérailles !

Si Kosa était mort à Ségou, comme il était un karamoko, c’est dans l’odeur de la poudre et le claquement des balles que son esprit aurait rejoint le monde des ancêtres ! Là, il gisait dans le silence servile d’une cité vaincue.

Mohammed s’agenouilla auprès de la natte et au chevet de ce kafir, récita une prière musulmane. Dieu ne s’en offusquerait pas, il en avait la certitude. Puis, il signifia à Ayisha de le suivre dehors.

Parodie d’épousailles aussi que celles-là, célébrées dans le tumulte des batailles ! Dans l’épuisement des marches ! Dans l’angoisse des embuscades ! Ayisha faisait partie du flot de femmes et d’enfants qui suivait les Toucouleurs, et, chaque soir, Mohammed la rejoignait dans l’une des cases que les talibés avaient édifiées pour l’entourage du Cheikh. Il la prenait sans désir, pour ne pas l’humilier, l’esprit tout empli d’Awa. Où était-elle ? Elle avait disparu sans un mot. Un geste de protestation. Au matin, sa case était vide. Mohammed songeait aussi à ses enfants ! Qu’ils se trompent ceux qui croient qu’un enfant n’appartient qu’à sa mère ! Mohammed se remémorait les douces paroles bégayantes de son aîné :

— Fa, je ne veux pas dormir. Dis-moi un conte…

Et lui, que son éducation avait dépossédé de ce patrimoine, se tournait vers Awa :

— Raconte, toi…

Pour la première fois, il regarda Ayisha. Une pure Torodo. Élevée dans le souci de l’honneur et de la dignité. La terreur de perdre la face. La soumission absolue à l’homme et à Dieu. C’était extraordinaire qu’elle ait demandé à veiller un infidèle ! Mohammed commença par l’en remercier, et elle eut cette réponse surprenante :

— C’est le frère de ton père, Kokè. Il m’est aussi cher qu’à toi…

Surpris, il la dévisagea, notant l’extrême finesse de ses traits, la haute arête de son nez, la sinuosité de ses lèvres. Pourtant, puisqu’il les comparait à l’apparence rugueuse et un peu sauvage d’Awa, ces caractéristiques, qui auraient pu sembler des qualités, étaient autant de défauts. Il fit :

— Écoute, je viens de prendre une grave décision. Je vais me séparer de ton père et retourner à Ségou. Tu es libre.

Elle le fixa :

— Libre de quoi ?

Il se troubla devant cette question directe et bafouilla :

— Libre de demeurer avec ton père.

Elle se détourna, cependant que la gaze blanche qui recouvrait son foulard glissait jusqu’à ses épaules et interrogea :

— Veux-tu que je le fasse ?

Mohammed fut pris de court. Pas une parcelle de son être n’appartenait à cette femme qu’il avait épousée dans le fol orgueil de se rapprocher de Dieu. Néanmoins, il se vit seul, sans compagne une fois de plus, les mains vides, la couche froide. Il fut lâche :

— Non, bien sûr. Je n’ai rien à te reprocher…

Ensuite, honteux de lui-même, il revint à l’intérieur de la case.

Les Bambaras, assis dans le vestibule, avaient le cœur gros. Voilà que Kosa mourait loin de la concession paternelle, loin des forgerons féticheurs de la famille. Alors, que devenait sa pauvre âme errante ? Elle gémissait, tournait en rond, incapable de trouver sans aide le chemin du monde des invisibles. Devait-elle perdre tout espoir de se réincarner dans un enfant mâle ?

Si l’on quittait Hamdallay sans tarder, en épuisant une dizaine de chevaux du Macina au pied agile, on atteindrait peut-être Ségou assez tôt pour réparer le dommage. Une fois là, on redoublerait s’il le fallait de sacrifices et de prières. Mais voilà, Mohammed s’attardait ! Il s’entretenait avec El-Hadj Omar. Encore une fois, il pactisait avec les assassins de la famille. Et la haine qu’il inspirait s’amassait dans tous les cœurs. Souche pourrie, souche maudite que celle de Tiékoro Traoré et de ses descendants ! Comme il serait bon de la couper comme on le fait de celle d’un arbre qui ne porte que fruits mauvais ! De la fendre à coups de hache, de la jeter au feu, de la voir brûler en jetant des étincelles vers le ciel ! D’en disperser les cendres au-dessus d’un champ !

Mustapha se décida. Il s’approcha de Mohammed qui s’était plongé dans ses prières :

— Le temps presse, frère. Pense à lui qui risque de ne point trouver la paix…

Mohammed lui jeta un regard de commisération et faillit reprocher :

— Ainsi, tu crois à cela, toi aussi ?

Mais il se retint. N’était-il pas illogique ? L’instant d’avant, il s’était revendiqué bambara. Qu’était-ce qu’un Bambara, sinon un enfant de Faro et Pemba ?

Aussi, il se borna à acquiescer :

— Tu as raison, partons !

Qu’une ville est oublieuse ! Deux jours auparavant, Hamdallay brûlait. Deux jours auparavant, ses habitants la désertaient. À présent, alors que la fumée des incendies était encore tiède, les maisons recommençaient à s’édifier, derrière leurs ceintures de tiges de mil, les marchés à se peupler de femmes offrant le lait caillé, les abattoirs publics à exhiber leurs quartiers de viande écarlates. La vie, la vie reprenait ses droits. Puisque El-Hadj Omar était vainqueur, il fallait bien s’en accommoder. Comme Mohammed et ses frères atteignaient la porte Fakala, un groupe de talibés les rejoignit. Ils composaient l’escorte que le Cheikh toucouleur leur accordait. L’un d’eux tendit à Mohammed un objet, un ouvrage finement relié. C’était l’exemplaire personnel du Coran d’El-Hadj Omar, les feuillets usés à force d’être tournés, couverts par endroits d’annotations. Sur la page de garde, le Cheikh avait écrit : « Prie pour moi. » Quelle humilité ! Mohammed ne put cacher son émotion. Il ne comprenait pas son âme, il ne comprenait plus son cœur. Il aimait El-Hadj Omar. Il aimait l’islam. Il aimait son frère défunt. Il aimait les Bambaras. Il aimait Ségou. Il le comprit, sa vie entière ne serait jamais que cette confusion, que cet écartèlement entre des pôles opposés.

1- Blouse courte.

2- Bonnet rond et blanc.

3- Ceux qui parlent peul…