3

Les gens de Mopti entrèrent dans le fleuve pour voir s’avancer le nouveau madhi. Depuis quelques années, la région n’était pas à court de madhi, prédisant le désastreux avènement des incirconcis, fils d’incirconcis. Pourtant, celui-là se parait d’une incontestable légitimité, étant par son père le descendant direct du premier martyr de l’islam en terre bambara, par sa mère, l’héritier d’El-Hadj Omar. On disait qu’il avait vécu cinq ans dans le désert où une nuit, il avait entendu l’appel de Dieu. On assurait qu’il s’était affranchi du besoin de manger plusieurs fois par jour, que sa salive était parfumée, qu’il ne possédait pas d’esclaves, n’avait qu’une épouse et pas de concubines. Dieu avait béni son union, car il avait trois enfants et sa femme était encore grosse.

Quand Omar, coiffé d’un chapeau conique de Peul et s’appuyant sur son fusil, mit pied sur la rive, la foule eut un cri, car il était jeune, si jeune qu’on pouvait le croire à peine sorti de l’adolescence, beau, si beau que la prédilection de Dieu semblait l’avoir marqué de cette grâce peu commune. Ensuite, on admira sa femme qui portait avec élégance la calebasse naissante de son ventre, ses enfants, vigoureux et turbulents. Ah oui ! celui-là était un madhi ! On n’avait pas besoin de l’entendre parler.

La troupe qui accompagnait Omar était à présent si importante qu’elle devait stationner à la porte ou à la lisière des villes. Elle avait acquis une grande habileté au montage et au démontage des tentes et ne troublait jamais l’ordre des agglomérations. Aussi lui était-il permis d’y demeurer aussi longtemps qu’Omar le jugeait bon. Les premiers temps il ne s’éloignait pas des siens, même s’il acceptait les invitations que lui faisaient les autorités religieuses des villes à partager leurs repas. Mais, depuis quelque temps, prétextant l’état de Kadidja, il dormait de plus en plus souvent en ville, sous un toit.

Était-ce pour cette raison ? La direction bicéphale, qui s’était très tôt instituée, devenait chaque jour plus nette. À Idrissa, la répartition des tâches aux étapes, le choix des emplacements, l’encadrement des marches, le choix des routes à suivre et, surtout, la responsabilité de l’entraînement militaire. Un Toucouleur du nom d’Alfa, rescapé des tirailleurs sénégalais, avait rejoint la troupe peu après Tombouctou et avait mis sa connaissance des armes à feu à sa disposition. Il fallait l’entendre hurler en français qui, du coup, semblait la langue naturelle d’un certain commandement :

— Gauche, droite !

— Exécutez !

— Rompez !

— En joue ! Feu !

Les enfants de la troupe, chaque jour plus nombreux, ne se lassaient pas de mimer les gestes des adultes, en se tordant de rire. Omar, quant à lui, était le responsable de l’éducation morale et spirituelle de ceux qui le suivaient. Il avait dû surmonter sa répugnance et ses scrupules et se mettre à enseigner sans cesser de répéter que dérisoire était sa science religieuse, et totale, la confusion de sa vie intérieure. Et, en vérité, son enseignement se résumait à une grande idée toute simple :

— Nous sommes un. Un. Qu’il n’y ait plus ni Peul, ni Toucouleur, ni Bambara, ni Sonraï, ni Bozo, ni Somono, ni Sarakolé, ni Malinké, ni Dogon, ni Arma, ni Touareg. Nous sommes un. Ces terres sont nôtres. Et le Blanc, ses canons, ses canonnières et son cheval de fer est un intrus qui doit partir.

D’abord, les gens avaient du mal à la comprendre et à l’accepter, cette idée, et les érudits haussaient les épaules :

— Bon, sur qui se fonde cette unité ? Ni les langues, ni les origines, ni les religions anté-islamiques ne la sous-tendent.

Ensuite, ils lui découvraient une sorte de séduction, et, peu à peu, on en vint après la shahada à s’exclamer avec ferveur :

— Nous sommes un. Un.

Relevant légèrement son caftan pour ne pas le salir dans la boue de la berge, le cadi de Mopti, El-Hadj Sékou Guindo, s’avança vers Omar et le salua :

— Fais-moi l’honneur avec ta famille de demeurer chez moi.

Si ces invitations avaient d’abord permis à Omar de mesurer le respect qu’elle lui portait, à présent elles étaient prétexte à évasion, à repos. Car, la saison sèche n’en finissait pas de jaunir l’herbe, de réduire la terre en petites mottes friables ou en carreaux, séparés par des tranchées qui criaient la soif. Depuis pas mal d’années déjà, les vieilles gens branlaient du chef en argumentant qu’il n’y avait plus de saison. Est-ce que le Joliba ne découchait pas longtemps après le ramadan, alors qu’il aurait dû n’être qu’un filet boueux dans son lit trop grand ? Est-ce que la pluie ne venait pas avant la floraison des manguiers, alors que l’oiseau dyi-kono1 en était encore à nidifier dans des contrées lointaines ? Mais cette saison sèche-là n’était pas naturelle. Les forgerons féticheurs prédisaient l’avancée du désert et annonçaient un temps où bêtes et gens parsèmeraient de leurs ossements des espaces désolés. En attendant, la terre criait et écorchait les pieds de ceux qui, la piétinant, ajoutaient à sa souffrance. Ce fut donc avec un vif plaisir qu’Omar suivit El-Hadj Sékou jusqu’à sa demeure en face de la mosquée.

Ô douceur du confort retrouvé ! Plaisir de l’eau chaude, senteur du savon de séné parfumé au musc, frôlement soyeux d’un caftan qui se love autour du corps, souplesse d’une babouche enveloppant le pied… !

Cependant, si Omar s’attendait à ce que son hôte le comble avec ces attentions, d’éloges et de flatteries, il n’en fut rien. Un digne aréopage, composé de l’imam, du muezzin, des principaux marabouts et même d’un amiru2, venu de Pomorani, l’attendait dans la salle de la demeure du cadi où se rendait la justice, et il eut l’impression de se trouver devant un tribunal. El-Hadj Seydou parla le premier :

— Fils, permets que je t’appelle ainsi, car je suis d’âge à être ton père, cette doctrine que tu prétends propager, t’est-elle venue par révélation de Dieu ?

Omar commença par bafouiller, puis s’enhardit :

— Toute pensée ne vient-elle pas de Dieu ?

Ce fut un tollé :

— Même une pensée impure et malsaine ?

Omar baissa les yeux :

— En pareil cas, Dieu qui est plus grand que Satan permet à ce dernier de l’inspirer pour éprouver sa Créature.

Les notables en restèrent bouche bée, cependant qu’Alfa Idrissa, le muezzin qui faisait office de greffier, consignait cet échange sur du parchemin. El-Hadj Sékou reprit, s’efforçant de garder son calme :

— Connais-tu le hadith : « Celui qui innove dans notre tradition une chose qui n’en fait pas partie n’est pas agréé pour son œuvre » ?

— Je le connais.

Alkaly Kaba, l’imam de la mosquée, se lança :

— J’ai lu et relu le Coran. J’y ai vu le principe fondamental selon lequel Dieu est un, j’y ai vu que notre religion est une. Mais j’y ai vu que les croyants sont seulement des frères. La Sunna3 nous apprend que le musulman est le frère du musulman. N’innoves-tu pas dans notre tradition en disant que les hommes sont un… ?

Omar eut un soupir :

— Pères, car vous êtes mes pères, en vérité, et je ne suis devant vous qu’un enfant à peine sevré du lait de sa mère, je ne dis pas que tous les hommes sont un. Je dis que nous sommes un en face des Blancs, des Français !

Malgré la gravité des circonstances, l’assemblée se mit à rire :

— Pourquoi ? Explique-nous…

Avant qu’Omar ait pu parler, Alkaly Kaba, que cette théorie semblait enrager plus qu’un autre, s’écria :

— Veux-tu dire que nous n’avons qu’un ancêtre ? Les Peuls, nés des enfants de la fille du roi du Masina avec Oqbata ben Yasir, comme les Sarakolés, dispersés après la chute de Wagadu, comme les Bozos, venus du trou de Dia-kolo ou de Wotaka, comme les Bambaras, dont tu es fils, venus de la province orientale du Ouassoulou sur le Haut-Baoulé, comme les Dogons…

Au fur et à mesure que parlait Alkaly Kaba, sa fureur augmentait, à tel point que sa parole devint inaudible et qu’il s’effondra sur une natte en s’épongeant le front. Ce fut El-Hadj Sékou qui compléta sa pensée :

— Est-ce que tu veux donc dire que nos pères nous ont menti en nous parlant de nos origines diverses ?

Omar sembla vaincu et murmura :

— Non, bien sûr, je ne dis pas cela.

— Alors, que dis-tu ?

Alkaly Kaba, ayant repris des forces, se leva à nouveau avec tant de violence que son caftan se gonfla comme une voile :

— As-tu lu dans le Coran : « La création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs sont autant de merveilles pour ceux qui réfléchissent ? »

Diversité ! Diversité ! El-Hadj Seydou résuma l’opinion générale en disant :

— Omar Traoré, ta doctrine est pernicieuse et contraire à la pensée de Dieu telle qu’elle nous a été révélée par le Prophète. Nous te demandons solennellement d’y renoncer.

 

— Pourquoi me haïssent-ils ?

Kadidja, occupée à épouiller Fatima, ne répondit tout d’abord pas. Ensuite, elle tourna la tête vers Omar et dit :

— Bon ! Si nous arrêtions toute cette supercherie et si nous rentrions tranquillement à Ségou ?

Omar fit, sans colère :

— Ce n’est pas une supercherie, et tu le sais bien !

Elle rit, découvrant ses canines carnassières. Comme elle était maigre, la peau charbonnée par le soleil, les mains sèches et parcourues de veines ! Et, cependant, si belle dans sa maternité prochaine ! Le cœur d’Omar battit plus fort pendant qu’elle raillait :

— De ta vie, tu n’as jamais vu de Blancs, mais tu veux lutter contre eux ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

— Dieudonné m’a dit…

Elle lâcha la tête de l’enfant :

— Si on ne parlait pas de Dieudonné ?

Omar savait que la colère s’amassait quelque part au fond d’elle, et qu’elle la submergeait bientôt, presque à son insu, déformant ses traits, emplissant ses yeux d’étincelles. Il ne se trompait pas car, perdant tout contrôle, elle commença de rager :

— Si on ne parlait pas de lui ? On l’a tué. Il a fallu expier cette mort. À présent, nous voilà lancés sur les routes parce qu’il l’avait dit : « Il faut se garder des Blancs ! » S’il est ton modèle en tout, est-ce que tu n’aurais pas dû l’imiter dans la mort ?

Omar répondit :

— J’ai souvent été tenté de le faire !

Après cela, il y eut un silence. Fatima, terrifiée, attendant que sa mère pense de nouveau à elle, n’osait bouger, et Omar fut plein de pitié pour son enfant qui cheminait par les routes, sans foyer, sans soin. Il dit :

— Hâtons-nous de rentrer à Ségou. Après ce qui s’est passé ce matin, nous ne sommes plus en sécurité à Mopti.

Elle se moqua :

— N’est-ce pas cela que tu veux ? Une belle occasion de devenir un martyr ?

En dépit de cette dernière insolence, il le savait, elle avait honte d’elle-même, et si sa nature l’avait permis, elle se serait excusée. Il reprit donc la conversation interrompue et demanda à nouveau :

— Pourquoi me haïssent-ils ?

Elle haussa les épaules :

— Ils ne te haïssent pas. Tu les déranges, c’est tout. Malgré leur discours sur l’islam, ils vivent dans la conviction que leur peuple est supérieur à tous les autres. Ils se méprisent si fort les uns les autres qu’ils sont prêts à s’allier aux Blancs pour se nuire mutuellement. Est-ce que ce n’est pas ce que tu dénonces ?

À ce moment, on frappa à la porte. C’était Idrissa, informé du caractère houleux de la réunion du matin, qui venait aux nouvelles. Il avait conduit sans encombre le gros de la troupe sur la route de Sévaré où elle avait établi ses quartiers.

Au début de leur périple, Omar n’avait pas de soutien plus dévoué et d’admirateur plus éperdu qu’Idrissa. Qu’il soit peu doué, en dépit du désir qu’il en avait, pour l’action ne suffisait pas à expliquer le refroidissement entre eux. Car il est bon qu’un homme de Dieu éprouve la plus vive répugnance à entrer dans le monde. Ce qui peu à peu avait déplu à Idrissa, c’était cet attachement excessif à Kadidja, au point qu’il se demandait si elle n’avait pas marabouté Omar, lui administrant de la poudre de versets de Coran dans son dèguè du matin. Ensuite, ce manque de foi en lui-même, comme s’il se laissait guider par les circonstances et subissait le destin. Cette absence de projets à long terme, cette vision confuse et brouillée des choses. Où rencontrerait-on les Français dont on disait qu’ils étaient à présent ouvertement menaçants ? Ils avaient construit une ligne de forts depuis Bakel jusqu’à Kita et à Bamako. Ils faisaient impunément remonter leurs canonnières le long du Joliba et patrouillaient la région comme s’ils avaient mission de la contrôler. Des bruits alarmants, mais qu’il était difficile de vérifier, indiquaient que, sous leur pression, Aguibou, frère d’Amadou, s’était révolté contre lui et ne lui faisait plus allégeance. Sans parler de l’agitation des Bambaras auxquels, en sous-main, ils distribuaient des armes !

N’était-ce pas le moment d’édifier un rigoureux plan de bataille ? Au lieu de cela, Omar parlait d’aller à Ségou s’entretenir avec les siens, puis de rejoindre Amadou, puis de déclencher une action commune aux Bambaras et aux Toucouleurs ! Tout cela était parfaitement irréaliste. Si Idrissa avait été le premier à suivre Omar, ce n’était pas pour jouer stérilement avec des fusils dans des parodies guerrières. Néanmoins, il cacha ses pensées et interrogea :

— Il paraît, maître, qu’ils t’ont grandement offensé ?

Omar ne répondit pas directement à la question et ordonna :

— Nous ne passerons qu’une nuit ici. Dès demain, nous partirons.

Idrissa sortit sans mot dire et, dans la cour, se heurta à un homme princièrement vêtu d’une cape couleur rouille, comme si elle voulait se confondre avec la poussière du désert.

Celui-ci l’interrogea fiévreusement :

— Où est celui que vous appelez le madhi ?

Idrissa lui jeta, sans s’arrêter :

— Je ne sais plus.

 

— Si je suis venu de Bandiagara jusqu’ici en courant de grands risques, c’est bien parce que j’ai voulu t’entretenir personnellement. As-tu entendu parler d’un homme nommé Samori ?

Samori ? Le nom éveilla un faible écho dans la mémoire d’Omar. Où l’avait-il entendu ? Ne parvenant pas à s’en souvenir, il hocha la tête, et Mounirou poursuivit :

— Qu’importe ! C’est un chef de guerre pressé, lui aussi, par les Français et sur le point de succomber. À plusieurs reprises, il a écrit à mon oncle Amadou pour lui proposer une alliance, Amadou ne peut s’y décider. Il hésite. Il tergiverse et, pendant ce temps, les jours passent. Bientôt, il sera trop tard.

Mounirou resta un moment silencieux, puis reprit :

— Du temps d’El-Hadj Omar, nous ne craignions rien. À présent, à présent, le sang se gâte. Je t’ai porté cela pour que tu voies où nous en sommes.

Mounirou avait succédé à son père Tidjani à la tête du Macina et vivait à Bandiagara où celui-ci, délaissant Hamdallay, avait transporté la capitale. Comme Omar était lui aussi un petit-fils d’El-Hadj Omar, il le traitait avec affection et naturel, comme il convient à un frère d’autant plus qu’ils avaient à peu près le même âge. Omar parcourut des yeux le document rédigé en arabe :

« Aguibou, chef du Dinguiraye, désireux de nouer un pacte de commerce et d’amitié avec la France, déclare placer son pays sous le protectorat exclusif de la République française… »

Médusé, il regarda Mounirou :

— C’était donc vrai ! Lui aussi ! Mais quelle est la séduction des Français ?

Mounirou rit aux éclats, comme s’il s’agissait d’une question désarmante et naïve posée par un enfant :

— Ils sont plus forts que nous, voilà tout ! Ils tuent mieux que nous, ils torturent mieux que nous, ils violent et ils volent mieux que nous. Voilà leur séduction !

Omar avait l’impression que son corps était un cyclindre plein de feu qui allait exploser sous l’effet de la chaleur. Dans quelle affaire s’était-il engagé ? Retourner à Tacharant, il n’en était pas question. Alors, écouter les suggestions de Kadidja et « rentrer tranquillement » à Ségou ? Il eut honte de cette tentation et demanda à son cousin :

— Que devons-nous faire ? Qu’est-ce que tu attends de moi ?

Mounirou lui dit, d’une voix pressante :

— Nous allons adresser à Samori une lettre signée de nos deux noms et que mes hommes vont lui porter aussitôt, en lui disant que nous adhérons à son grand projet d’une coalition musulmane ! Oui, je connais ta doctrine : nous sommes un. Un. Mais elle est absurde et irréalisable. L’unité ne peut se fonder que sur une foi commune.

Omar ne prit même pas la peine de protester, mais, instruit par l’expérience, interrogea :

— C’est tout ce que tu attends de moi ?

— Non, bien sûr ! Tu es le seul à pouvoir convaincre les Bambaras de ne pas s’allier aux Français. Tu les assureras qu’une fois ceux-ci chassés de la région, nous… nous leur rendrons Ségou, puisque c’est tout ce qu’ils veulent ! Peut-être était-ce une faute de s’en emparer. Peut-être n’aurions-nous pas dû détrôner les Diarra puisqu’ils s’étaient convertis…

Mais Omar n’était point en humeur de refaire l’Histoire. Il eut une objection :

— Pourquoi m’écouteront-ils ?

— À cause de la force que tu représentes.

Ce fut à son tour d’éclater de rire.

Aucune ville n’a un sommeil identique. Pour certaines, après l’extrême turbulence du jour, il est pesant, inerte. Pour d’autres, il est fiévreux, entrecoupé de musique et de bruits. Pour d’autres encore, il est paisible, comme souriant, reposant en tout cas. Le sommeil de Mopti était, en réalité, une succession de crêtes de veille, entourées de plages de silence. Comme il faisait à l’intérieur de la cité une chaleur que la nuit ne dissipait pas, les gens venaient s’allonger sur les rives du Bani entre les pirogues et commentaient les nouvelles du jour. Chacun savait, à présent, que les autorités de la ville avaient condamné Omar, mais on était de cœur avec lui, celles-ci s’étant rendues impopulaires. En rendant la justice, le cadi avait confisqué des biens énormes. Les droits de douane qui tenaient lieu de droits de marchés étaient exorbitants. On avait institué deux contributions supplémentaires, un impôt sur les récoltes et un impôt destiné aux dépenses militaires. En outre, tous ces notables, cadis, muezzins, grands et petits marabouts, ne faisaient qu’épouser les femmes les plus jeunes et les plus jolies, au point, disait-on, que le harem d’Alkaly Kaba comptait près de cent concubines. Oui, l’islam avait bien besoin d’être régénéré, et cette nouvelle théorie : « Nous sommes Un. Un », si elle rappelait que nous sortons tous d’un ventre de femme et que nous retournerons tous dans la nuit de la terre qui ne connaît ni riche ni pauvre, ni maître ni esclave, ni lettré ni illettré, était la bienvenue.

Omar raccompagnant son cousin sur la route de Sévaré n’était nullement sensible à cette atmosphère de sympathie. Jamais, il ne s’était senti aussi seul. Aussi peu guidé. Il aurait bien aimé tenter l’istikhar. Pourtant, le souvenir de tant de nuits passées à grelotter sur son toit à Tacharant sans que jamais un signe, une parole ne vienne éclairer son attente le décourageait. Mounirou passa son bras sous le sien :

— Je t’ai apporté des armes. Quelques fusils que j’ai pu me procurer par le canal de ceux qui traitent avec les Anglais de Gambie. Hélas, j’apprends que ceux-ci ne veulent plus en vendre. Aussi, nous ne pouvons plus compter que sur Samori dont les ateliers fabriquent des fusils à répétition.

Un corps de lanciers attendait Mounirou sous les fromagers qui bordaient la route menant à Bandiagara. Ils livrèrent un lot de Winchester, petit modèle à douze coups. Puis les deux hommes s’étreignirent.

— Dès cette nuit, mes messagers vont prendre le chemin du Ouassoulou où se trouve Samori. Attends de mes nouvelles. N’entreprends aucune action sans moi.

Pendant ce temps, Kadidja ne parvenait pas à s’endormir. Quand Mounirou était entré dans la pièce où elle se trouvait avec Omar, d’un simple coup d’œil, il lui avait rappelé qu’elle était femme, c’est-à-dire de trop dans ce conciliabule d’hommes. Alors, elle avait gagné la cour où les épouses de son hôte et leurs amies, ayant réparti tous les travaux domestiques entre leurs esclaves, bavardaient et mangeaient des beignets fourrés de pâte de poisson, allongées sur des nattes. Ces postures nonchalantes, ces conversations languissantes et creuses, ces rires dont on ignorait la raison l’avaient vite exaspérée, et elle était sortie. Chaque jour davantage, augmentaient en elle cette insatisfaction et cette angoisse qui la précipitaient dans des colères dont elle ne cessait de se repentir. Aurait-elle eu le pouvoir de s’illusionner sur la mission dont Omar se voulait investi que tout aurait été différent. Béate, elle aurait suivi son seigneur et veillé à tout instant à son bien-être. Or, elle n’y croyait pas.

Parfois, elle se demandait si c’était le suicide de Dieudonné qui avait introduit un désordre irréparable dans l’esprit de son ancien compagnon, vengeance de cette pauvre âme irritée. Ensuite, elle se faisait honte de ces superstitions et cherchait d’autres explications. Sans doute, Omar, issu de deux prestigieuses lignées, tentait-il de rivaliser avec l’une comme l’autre. Saint comme son grand-père et son père. Combattant comme El-Hadj Omar. Mais, voilà, l’islam régnait et le jihad était terminé ! Alors, il fallait s’inventer d’autres adversaires !

Kadidja avait erré dans Mopti jusqu’à ce que le soleil tombe sur le Bani. Le fleuve étant retiré loin dans son lit, de grandes étendues boueuses étaient à découvert, sur lesquelles croissaient des roseaux à fleurs mauves. Des bandes d’oiseaux au plumage pareil à la balle de coton les picoraient puis donnaient la becquée à leurs petits.

Est-ce si méprisable une vie sans histoire, occupée de tâches sans grandeur, quotidiennes ? Pourquoi chercher honneur, gloire, renom au prix du bonheur des siens ?

Quand l’obscurité avait été totale, elle avait repris le chemin de la maison. Dans la mosquée principale, des dévots étaient en prières, et leur récitation monocorde, préfigurant celles qui entourent la mort, l’avait remplie d’une angoisse encore plus grande.

Dans la chambre, le petit Tassirou, qu’elle avait laissé à la garde d’une esclave, apeuré par la nouveauté du cadre, hurlait à pleins poumons. Sans mot dire, elle l’avait pris contre elle et l’enfant s’était calmé.

1- Oiseau qui annonce l’hivernage.

2- Chef de guerre Peul.

3- Ensemble des dires et faits du Prophète.