Être première épouse du fa d’une grande concession implique des devoirs. Être levée la première, veiller à la répartition des tâches entre les esclaves afin que la journée se déroule sans heurts, sans incidents. Il y avait, en outre, une foule de petites actions que Djénéba tenait à accomplir elle-même parce que chacune, subtilement, indiquait son affection ou son respect pour Alioune. Elle tenait, par exemple, à remplir d’eau pure sa satala et à la laisser dans son vestibule, prête pour les ablutions précédant la première prière. Elle savait aussi que, une fois celle-ci terminée, il n’aimait pas attendre avant de recevoir sa calebasse pleine de dèguè, parfumé au miel d’abeille, comme elle seule savait le préparer.
Elle s’éveilla dès que les poules eurent commencé de caqueter dans l’enclos et se tint un instant sur le seuil de sa case. Au-dessus des terrasses, le ciel était de ce bleu sourd, particulier à la fin de la saison sèche, quand on sent qu’il va bientôt crever en eau pour la plus grande joie de la nature. Djénéba était une bonne musulmane qui avait même un degré de connaissance peu commun puisqu’elle avait lu, sous la direction d’Alioune, tidjaniste fervent, Er-Rimaa1, le livre d’El-Hadj Omar, et maints commentaires des grands penseurs soufi. N’empêche ! Chaque matin, elle ne manquait pas de se recueillir sous le dubale et d’adresser aux ancêtres une petite prière de sa façon.
— Ne prenez point ombrage d’Allah ! Notre cœur est assez vaste, assez aimant pour vous accommoder tous !
En sortant pieds nus dans la cour, elle se heurta violemment à une daba, qui avait été laissée là par mégarde, et son orteil gauche ruissela de sang. Cela lui parut un mauvais présage. Sa nuit non plus n’avait pas été bonne. Des rêves s’étaient enchevêtrés, qui lui laissaient tous un souvenir de malaise. Elle essuya son orteil d’un bout de pagne, remit à plus tard le soin de lui appliquer un emplâtre de feuilles et se dirigea vers le dubale.
Ce furent les oiseaux qui attirèrent son attention : une lignée de charognards, raides et patients sur le mur d’enceinte comme s’ils attendaient que le festin soit à point. À sa vue, ils s’élevèrent dans l’air avec ensemble puis retombèrent lourdement à la même place. Intrigué, son regard vint vers l’arbre. Tout d’abord, elle ne distingua rien dans la luxuriance de son feuillage, indifférent à l’alternance des saisons. Puis elle aperçut une masse plus sombre, une sorte de pantin disloqué, pareil à ces épouvantails que les cultivateurs mettent dans leurs champs pour écarter les oiseaux qui mangent le miel. Mais que ferait-il là, juché dans cet arbre ? De plus en plus intriguée, elle fit le tour de l’énorme tronc, et c’est alors qu’elle le vit nettement. Déjà boursouflé, la tête penchée sur le côté, une langue noirâtre pointant entre les dents. Elle ne voulut pas comprendre tout d’abord et appela faiblement, comme pour le conjurer de mettre fin à ce mauvais jeu :
— Dieudonné !
Il ne répondit point, tournoyant imperceptiblement au bout de sa corde. Alors, elle hurla. Ce hurlement se répercuta d’abord à travers la concession et précipita hors de leur couche les hommes, les femmes, les enfants. Même le fils de Sunkalo, qui souffrait d’une rage de dents et avait la moitié de la figure enflée. Même le vieil esclave Issiaka, affligé d’une hernie scrotale et qui demeurait couché en espérant la fin de ses jours. Même Flacoro, qui avait accouché la veille et, par conséquent, était confinée dans sa case. Même les enfants qui marchaient à peine, mais qui, voyant courir leur mère, se lançaient à sa suite.
Tout ce monde se retrouva sous le dubale, et un silence glacé tomba. Le premier mouvement d’Ali et d’Issa fut de grimper à l’arbre, dans l’espoir que la vie animait encore le malheureux garçon. Leurs pères les retinrent. Le hurlement de Djénéba atteignit Omar, alors qu’il s’effarait de voir blanchir le jour et d’avoir passé la nuit sur la natte d’une femme. Sans se soucier d’être vu, il se précipita hors de la concession d’El-Hadj Seydou et entra dans celle des Traoré. À la différence de Djénéba, il comprit aussitôt ce qui s’était passé, et, ployant les genoux, il se mit à frapper le sol du front en répétant :
— Il n’a rien fait ! C’est moi, c’est moi… C’est moi qui dois mourir !
Cette plainte désespérée donna le signal du tumulte. Comme l’eau d’un fleuve, grossie de celle de ses affluents, inonde ses rives et emporte, pêle-mêle, les objets de la quotidienneté des hommes, les hurlements des femmes déferlèrent sur Ségou. Ils s’infiltrèrent partout, faisant grelotter de terreur tous ceux qui les entendaient et les jetant hors de leur case et de leur concession. En un rien de temps, les rues furent noires de gens qui s’interrogeaient :
— Quel effroyable malheur a fondu sur la ville ? Voilà que sa fin est annoncée.
Car ils le sentaient bien, la douleur et l’effroi qui s’exprimaient là ne concernaient pas seulement une famille ou un clan. Elles étaient causées par un deuil qui les affectait tous. Elles annonçaient une destruction dont la communauté tout entière allait pâtir. Bientôt, un flot d’hommes et de femmes envahit la première cour de la concession des Traoré. Tête levée vers le faîte du dubale, ils communièrent dans la même affliction. Avec ensemble, d’un même mouvement, ils s’écartaient d’Omar, à présent silencieux, prostré par terre.
Personne n’ignorait l’affection qui l’avait uni au défunt, car on les avait vus déambuler par les rues de Ségou, dissemblables et pourtant si semblables qu’on les prenait pour frères, et s’asseoir entre les barques sur la rive du Joliba pour faire à coups de cailloux des ronds dans l’eau. Ceux qui connaissaient la triste histoire d’Awa et de Mohammed s’étaient plu à voir en eux le signe de la réconciliation d’un couple malheureusement séparé. Sans doute n’en était-il rien. Alioune prit Omar dans ses bras comme un tout jeune enfant. Malgré sa réserve d’homme, il n’avait pas honte de ses larmes et bégayait :
— Ce n’est pas toi ! C’est nous, c’est nous…
Sous la direction de Koumaré, les esclaves grimpèrent dans le dubale. Avec leurs haches et leurs sabres, ils commencèrent par élaguer les rameaux feuillus, puis ils s’attaquèrent aux branches, et, bientôt, il ne resta qu’un énorme moignon étendant des doigts courts et crispés comme ceux d’un lépreux. Ensuite, ils coupèrent le tronc avant de tenter d’extirper les racines qui, depuis le temps que l’arbre vivait, s’enfonçaient à des profondeurs extrêmes. À chaque ahan, à chaque coup, les Traoré assemblés dans la cour frémissaient, comme si, au lieu du bois, c’était leur chair qui était déchiquetée. Une procession portait ensuite les billots maudits jusqu’à un point écarté, au-delà des limites de la ville, et y mettait le feu. Celui-ci, ravi de ce festin inattendu, pétillait et se hâtait de le réduire en cendres. Koumaré descendit dans la gigantesque crevasse qui béait désormais à l’entrée de la concession et sacrifia un mouton blanc marqué au front d’une tache noire pareille à un cal de prosternations. Le sang forma une petite flaque que la terre, aussi rouge que lui, but lentement. Koumaré se prosterna et murmura interminablement une prière. Que les ancêtres pardonnent au criminel qui avait souillé leur lieu de repos et ne se vengent pas sur une famille déjà tellement éprouvée. Que le criminel lui-même, son forfait accompli, s’en tienne là et ne continue pas de persécuter les vivants. Que ceux-ci retrouvent la paix. Que les femmes continuent à enfanter. Que la semence des hommes ne soit pas stérile.
À l’exception d’Alioune, tous les membres de la famille éprouvaient au souvenir de Dieudonné une rancœur mêlée de stupeur. Pourquoi leur avait-il rendu le mal pour le bien ? Pourquoi avait-il choisi leur toit pour commettre un acte si abominable que sa puanteur risquait d’envenimer leurs vies à tout jamais ? Sans doute y avait-il eu quelques grognements à son arrivée dans la concession. Une fois passés, cependant, ces mouvements de méfiance bien naturels, ne l’avait-on pas nourri, conforté, choyé ? Ne l’avait-on pas traité comme un vrai Bambara auquel il ressemblait d’ailleurs ? Ah, Awa Karabenta ! était-ce donc elle qui se vengeait d’avoir été répudiée par Mohammed ? Oubliait-elle comment la famille s’en était émue, et combien de battues avaient été menées pour la retrouver ? De confuses informations s’étant répandues selon lesquelles une jeune femme, accompagnée de deux enfants, aurait pris place à bord d’une pirogue sur le Joliba, des émissaires étaient descendus jusqu’à Bamako. Ah, Awa ! il faut savoir pardonner !
À présent, Koumaré faisait brûler du benefin, une des plantes de Pemba, créateur de la nature brute, du kalakari, qui éloigne le pouvoir des ennemis, du ndlibara, plante de Faro, dieu de l’eau, puis, s’esseyant sur une pierre blanche qu’il avait emportée à cet effet, du kokaridyirini, qui, exprimant la permanence à travers le malheur, favorise le retour de la vie à la normale. Mais comme les minces colonnes des fumigations commençaient de prendre la direction du ciel, sans qu’un nuage ou une brise plus fraîche l’aient annoncé, celui-ci déborda et une pluie diluvienne s’abattit. L’hivernage avait commencé.
Quand Omar émergea de sa fièvre et de son inconscience, il se sentit pareil à un tout petit garçon. Oui, elles appartiennent à l’enfance, cette faiblesse des membres, cette peur des objets dont chacun semble investi d’un pouvoir occulte et ce besoin de s’appuyer au tiède rempart du corps maternel ! Il ne distingua d’abord autour de lui que brumes et brouillards. Puis il entendit le bruit doux de la pluie et respira une odeur âcre qu’il ne reconnut pas et qui le fit tousser. Alors un visage se pencha sur lui. C’était celui d’Alioune. Il ignorait que ce dernier n’avait pas quitté son chevet, renouvelant les compresses sur son front, s’efforçant de lui faire avaler des décoctions de plantes et s’abîmant en prières. Il gémit :
— Père, père, comme je suis heureux que tu sois là, je dois te confesser quelque chose.
Alioune fit avec tendresse :
— Ne t’agite pas.
Mais Omar secoua convulsivement la tête :
— Non, non ! Il faut que je te dise pourquoi Dieudonné est mort.
Alioune eut un soupir. Il croyait le garçon en voie de guérison, et voilà qu’il revenait à ses obsessions, car n’avait-il pas répété, hurlé pendant sa maladie qu’il était le seul responsable ? Fiévreusement, Omar se lança dans le récit de ce qui s’était passé entre Kadidja et lui.
— Je ne voulais pas, je ne voulais pas. Mais Satan a été le plus fort ! Père, comment parviens-tu à dompter ton corps ? La prière, l’amour de Dieu ne suffisent pas, et lui, lui, il est mort de mon péché.
Alioune fut atterré. Que répondre ? Comment faire pour que cette jeune vie ne soit à jamais flétrie par le remords et parvienne un jour à fleurir ? En même temps, la pensée des drames qu’Omar et Dieudonné avaient vécus à deux pas de leurs aînés, sans recevoir d’eux ni aide ni secours, l’emplissait de désespoir. Ah oui ! ils étaient là, la tête toute farcie de projets de vengeance contre les Toucouleurs, de missions à envoyer auprès des Français, de fusils à acheter, de canons, de poudre de guerre, et leurs enfants perdaient leurs âmes. Allaient au-devant de la mort. N’était-ce pas parce qu’ils n’avaient plus de guide, plus de modèle, plus de valeurs certaines ? Tout était dans la confusion, les rois et les dieux en fuite, remplacés par des usurpateurs.
Alioune pleura longtemps, et Omar le regardait sans comprendre d’où lui venait cette douleur. Puis il releva la tête :
— Est-ce que tu oublies le hadith du Prophète Mohammed ? « O fils d’Adam, si tes péchés atteignent toute la partie visible du ciel et que tu me demandes pardon, je te pardonnerai. »
Omar murmura :
— À moi, peut-être, mais à lui ?
Alioune pensa au corps boursouflé que les fossoyeurs avaient jeté loin des champs cultivés, afin qu’il soit livré en pâture aux charognards, et murmura :
— Oublies-tu que le Prophète a dit aussi : « À cause de moi, Dieu pardonnera les péchés commis par erreur, par oubli ou par force ? »
Il y eut un silence qu’Omar interrompit :
— Père, c’est une esclave, mais je dois l’épouser, n’est-ce pas ?
Alioune s’étonna de n’avoir pas en premier lieu ordonné cela, puis il approuva tristement :
— Bien sûr. J’en informerai les membres du conseil de famille, et nous enverrons une délégation chez El-Hadj Seydou.
À ce moment des esclaves entrèrent précipitamment :
— Maître, l’imam Kane et Moussa Samaké sont là qui insistent pour te parler.
Il sortit. Dans le vestibule, l’imam Kane, sans prendre la peine de s’enquérir de la santé d’Omar, ce qui révélait l’étendue de son trouble, s’écria :
— Tous nos espoirs sont perdus. Les Français viennent de signer un traité avec Amadou. Nos hommes ont pu avoir copie du document. La voilà !
Il tendit à Alioune une feuille de papier que celui-ci parcourut d’un regard distrait : « Le fleuve, le Niger, est placé sous protectorat français depuis ses sources jusqu’à Tombouctou dans la partie qui baigne les possessions du sultan de Ségou. »
Il releva la tête :
— Ah oui ?
Les deux hommes en restèrent bouche bée et s’écrièrent d’une même voix :
— C’est tout l’effet que cela te fait ? Est-ce que tu te rends compte que nous ne pouvons plus compter sur les Français, puisqu’ils signent un traité d’amitié avec Amadou ?
Alioune eut un rire sans joie :
— Dieu nous garde de l’amitié des Français !
Puis il sembla se ressaisir :
— Eh bien, convoquons une réunion des chefs des grandes familles !
En lui-même, il se disait : « Une de plus ! et à quoi va-t-elle aboutir ? Nous sommes là comme des vieillards hernieux que le poids de leurs testicules empêche d’avancer. » Comme ils passaient tous trois près de l’endroit où s’était élevé le dubale, ils détournèrent les yeux. Peut-être ce spectacle aurait-il été moins déchirant si la nature n’y avait donné la mesure de sa faculté d’oublier. Là où s’était tenu un arbre royal comme un Mansa au milieu de ses sujets, poussait toute une vermine de plantes et d’arbrisseaux aux rameaux enchevêtrés. Les poules descendaient y picorer une terre plus friable, et une mule tirant sur sa corde parvenait aussi à y brouter. L’imam hocha la tête :
— Si seulement on pouvait savoir pourquoi il avait choisi de vous faire du mal !
Alioune rectifia à voix basse :
— Peut-être est-ce nous qui lui en avons fait !
Obstinée, la pluie lavait la terre, les toits, les murs des maisons, au-dessus desquelles reposait la cuvette gris sombre du ciel. Cependant, trempée jusqu’aux os, Ségou n’en était pas moins fiévreuse. Un régiment de talibés irlabés, reconnaissable au pavillon noir timbré d’un croissant qu’il arborait, se dirigeait vers la sortie de la ville. Pour mater quelle révolte et dans quelle province ? Des Toubourou se massaient devant le palais. Comme ils étaient en majorité composés de Bambaras, Alioune et ses compagnons leur lancèrent des regards de mépris. Ils entrèrent chez Moussa Samaké. Dans un temps qui semblait aussi lointain que celui d’une histoire des origines, les aïeuls de Moussa Samaké avaient été les ennemis de ceux d’Alioune. On l’affirmait, c’était à cause de l’un d’eux que Dousika Traoré s’était vu évincer de l’entourage royal et avait été déchu de ses hautes fonctions. À présent, unis dans la haine commune de l’usurpateur toucouleur, Moussa comme Alioune ne tenaient plus compte de ces différends. Ils leur semblaient à tous deux le symbole d’une époque où les Bambaras, opulents, insouciants, avaient du loisir pour l’intrigue vaine, le potin et la rivalité personnelle. Ils se posaient l’un et l’autre la même question : si leurs pères avaient été plus réfléchis, plus conscients des menaces d’un monde autour d’eux dont ils ignoraient tout en s’en croyant les maîtres, Ségou ne serait-elle pas demeurée Ségou ? Aussi leurs cœurs étaient-ils emplis de la même nostalgie et de la même rancune.
Les espions qui arrivaient de l’ouest apportaient chacun une ample moisson de nouvelles. Oui, le traité avait été signé. Oui, les Français avaient eu la permission de retourner à Saint-Louis sans encombre. Oui, un cheval de fer galoperait depuis Médine jusqu’à Tombouctou en suivant le Joliba et transporterait sur son dos toutes les marchandises des Blancs. Des forts seraient construits comme celui qui commençait de sortir de terre à Kita avec la contribution forcée de paysans réquisitionnés. Ceux qui résistaient étaient aussitôt tués et leurs villages bombardés. Foukhara, Goubanko… n’étaient plus que des ruines. Dans tout cela, quel cas les Français feraient-ils de l’aide aux Bambaras ? Peut-être alors ne fallait-il compter que sur ses forces ? Pourtant, sans armes, sans fusils ni canons, comment espérer faire triompher son bon droit ? Alors, la servitude à jamais ?
Frissonnant d’angoisse, Alioune prit place dans le vestibule qu’emplirent peu à peu les chefs des grandes familles. Néanmoins, son esprit était ailleurs. Il pensait à Omar, hanté par le souvenir de son péché ; il pensait à Dieudonné, hanté par on ne savait quel démon ; il pensait à ses propres fils dont les visages lisses cachaient peut-être des tourments inavouables, il pensait à Ségou. Aussi, il n’entendit pas l’imam Kane qui parlait d’approcher un certain Borgnis-Desbordes qui campait sur le Haut Fleuve.
1- Les Lances.