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Koumaré était prosterné à la porte des Invisibles :

— Esprits des ancêtres, esprits tout-puissants ! Les Traoré n’ont-ils pas assez souffert et ne voulez-vous pas ralentir le vent de votre colère ? Il souffle, il souffle. Et voilà la famille décapitée ! Mohammed mort. Olubunmi à la dérive sur le fleuve. Ahmed Dousika en exil à Digani… Que vont devenir toutes ces femmes ? Tous ces enfants qui ne connaîtront jamais les contours du visage de leur père ? Quel chant de louange d’un griot remplace jamais la bourrade affectueuse d’un père ?

En prononçant ces paroles, Koumaré faisait couler le sang de trois moutons du Macina, à la robe d’un blanc immaculé, hormis une tache noire à la hauteur du front. Dans une calebasse, fumait un mélange de plantes aromatiques qui plaisent aux anciens et aux dieux. Le bakori, dit coton de la chèvre, le benefin, cher à Pemba, le dyolisegi, cher à Faro, et le koroba, qui protège les forgerons. En même temps, Koumaré mâchait des racines de daga et de dabadada, destinées à purifier sa pensée et sa parole.

Et, cependant, malgré toutes ces attentions, tous ces préparatifs destinés à les apaiser, les esprits refusaient de parler en clair. Ils ne livraient que quelques visions, fugitives. Koumaré se releva. Il faisait froid dans l’île. Une fois que le maître soleil avait déserté le ciel pour laisser brièvement place à la lune, une brise venue du nord et encore rafraîchie par les précipitations du fleuve s’était levée. Koumaré avait tenté d’allumer un feu de brousse pour se réchauffer. Mais les brindilles et les branches, rétives, s’étaient contentées de fumer, et il avait compris que les esprits exigeaient une obscurité totale. Il enroula un pan de toile de jute par-dessus les peaux de bêtes qui composaient son vêtement et souffla sur ses doigts gourds. Pour endurci qu’il soit, il avait peur. Sang. Tout ce sang dont il voyait les rigoles s’étendre à perte de vue et quadriller la région. Le sang des Traoré n’était que le prélude à d’autres sangs. Sang des Bambaras. Sang des Peuls. Sang des Diawaras. Sang des Somonos. Et aussi sang des Toucouleurs, dévalant le long des falaises, inondant la grotte, pavant le chemin du madhi.

Koumaré eut un premier éblouissement. Son père, avant lui, s’était trompé. Les Traoré avaient été les premières victimes. Alors, il leur avait cherché des fautes. Orgueil, avait-il dit, arrogance d’un fa que grisaient l’étendue de sa fortune et son intimité avec le Moansa. En réalité, il s’agissait de tout autre chose, et cette colère qui les frappait les premiers les dépassait. L’esprit de Koumaré, rendu agile par l’usage des plantes, cognait aux parois de son corps comme un animal emprisonné. La faute remontait-elle donc à Ngolo ? À Biton ? À Soma ? À Niangolo1 ? Ou bien une des femmes sanaba, massounou, basana avait-elle fauté, recevant un étranger entre ses cuisses ? Alors, tous les Bambaras étaient-ils coupables ? Celui qui sortait, gluant, du ventre de sa mère et celui dont on limitait les noix de cola pour ménager les dents ? Quelle était la faute ? Pourquoi si terrible l’expiation ?

Des marches du monde montait une terrible rumeur. Des bruits de bottes. Des claquements de fusil. Le grondement des canons. D’où venaient ces hordes qui allaient imposer une nouvelle loi, un nouvel ordre, et qui, selon la parole du griot, pervertie jusqu’à être privée de son sens, allaient courber comme une faucille le monde qui était ?

Koumaré eut un nouvel éblouissement. Les Bambaras n’étaient pas les seuls coupables puisque ce n’était pas seulement leur sang qui dessinait ces rosaces et ces carrés. Peuls et Toucouleurs qui se croyaient ennemis, Massasis, Diawaras, Malinkés, Somonos, Bozos et jusqu’aux Touaregs imochar, imrad, irouellen2, plantant leurs tentes à la lisière du désert et jusqu’aux Dogons, bientôt réduits à se terrer dans les anfractuosités des falaises. Un danger, un terrible danger s’approchait d’eux. Terrifié, Koumaré murmura :

— Éclairez-moi, esprits de nos pères…

Brusquement, bien qu’on ne fût pas en hivernage, la pluie commença de tomber, éteignant comme des feux de brousse les images qu’il entrevoyait. Grelottant, il se hâta sous le couvert de la hutte de branchages où, tant de fois, il s’était agenouillé pour prier. Courageusement, il attira à lui le sac de peau de chèvre qui contenait son matériel divinatoire et commença une nouvelle récitation. Alors, le toit de la hutte s’effondra et tout fut noyé de l’eau du ciel. L’eau de Faro. Koumaré comprit que les esprits refusaient de se livrer davantage. Désormais, il se tint coi, recroquevillé dans un coin de la hutte.

Quand la lumière du jour lui brûla les paupières, il s’aperçut qu’il s’était endormi. Un sommeil sans rêve. Épais et sourd. Les esprits ne lui avaient rien révélé. Peu à peu, ses sens s’adaptèrent à la vie des hommes. Comme il n’avait rien mangé depuis trois jours, il s’aperçut qu’il avait grand-faim. Puis il eut soif et s’accroupit pour puiser dans le fleuve. Ensuite, défaisant ses vêtements, il entra dans l’eau souveraine.

Pourquoi les esprits ne l’avaient-ils éclairé qu’en partie ? Redoutaient-ils de l’effrayer ? Il n’aurait désormais de cesse qu’à force de sacrifices et de prières, il parvienne à percer ce mystère.

Du milieu du Joliba, il apercevait la masse de Ségou, tapie derrière ses murailles. L’avant-veille, laissant ses talibés, ses sofas, ses fantassins, postés aux coins des rues, Amadou avait pris la route de Hamdallay pour recevoir la baraka de son père et être ainsi déclaré seul successeur légitime. Ayant maté les révoltes, l’empire des Toucouleurs semblait solide. Pourtant, après les visions qui l’avaient envahi, Koumaré savait que ce n’était qu’illusion. Un danger, un terrible danger s’avançait, enfoui dans les replis de l’avenir comme un fœtus dans les chairs de sa mère.

Koumaré revint vers l’île, se rhabilla, détacha sa barque, immobilisée dans les roseaux, et rama vers la ville. À son passage, les habitants du fleuve, crocodiles, grands lamantins à peau douce, serpents dyi-ro-sa… s’écartaient. De même, les pêcheurs, déjà levés et lançant leurs filets, détournaient les yeux. Koumaré ramait avec force et vigueur, sans prêter aucune attention au spectacle trop familier des rives, l’esprit encore pénétré de ce qui s’était confusément déroulé devant lui. Ah oui ! il faudrait que les Esprits consentent à l’éclairer. Il mit pied à terre, essuyant la sueur qui coulait sur son front. Déjà, le maître soleil se comportait comme un tyran.

 

Le babil des « auxiliaires indigènes » réveilla Eugène Mage, emprisonné dans les voiles de sa moustiquaire. Il se promit d’étudier ces dialectes dont la barbarie même l’attirait et mit pied à terre dans la cabane de branchages, formée par un arbre à quelque deux cents mètres du cours de l’eau.

L’escorte indigène que lui avait donnée le gouverneur Faidherbe à Saint-Louis, principalement composée de tirailleurs, avait dressé le camp sur la rive du fleuve, après avoir allumé de grands feux pour éloigner et les bêtes féroces de l’intérieur et les hippopotames, qui régnaient en maîtres.

Il enfila ses vêtements, s’épongeant le visage à chaque geste, car bien qu’on fût au lever du jour la chaleur était déjà suffocante, et sortit rejoindre ses hommes. Il les trouva penchés sur un canot de roseaux qu’ils avaient halés à terre et d’où se dégageait une puanteur épouvantable.

Mamboye, sergent de tirailleurs en qui, vu la docilité de son caractère, il avait placé sa confiance, claqua des talons en exécutant un salut militaire et baragouina :

— Viens voir, missié commandant ! Y en a n’homme…

— Homme ?

Eugène Mage s’approcha. Aux alentours, le cadre était d’une grandiose beauté. Brusquement, le fleuve se resserrait et s’encaissait entre deux murailles verticales, d’une espèce de grès noir, aussi hautes que les parois d’une montagne. L’eau suintait de mille anfractuosités et, par endroits, formait des cascades irisées. La barque s’était fichée dans une fissure de cette paroi rocheuse, et les hommes avaient eu toutes les peines à la hisser sur la berge. On sentait bien qu’à présent qu’ils en avaient identifié le contenu, ils étaient tout disposés soit à la rejeter à l’eau, soit à prendre leurs jambes à leur cou. Étrange, cette terreur qu’ils avaient des cadavres ! Eugène Mage se promit de le noter dans le journal qu’il tenait depuis qu’il avait quitté Bordeaux.

À ce moment, le docteur Quintin, qui faisait aussi partie de l’expédition, s’approcha, attiré sans doute par le babil, les cris, les onomatopées de toute sorte qui sortaient de la bouche des « indigènes ». Avec cette absence de délicatesse qui caractérise les hommes de science, il commença de palper et d’examiner le cadavre. Il s’agissait d’un homme dans la fleur de l’âge, grand, le teint très noir, les cheveux plantés bas et légèrement prognathe. Typique face de Soudanien comme Mage commençait de les connaître ! Quintin releva la tête :

— Aucune blessure ! Autant que je puisse en juger, il serait mort d’inanition. De faim, mais surtout de soif. Mourir de soif sur un fleuve, n’est-ce pas étrange ?

Eugène Mage haussa les épaules. Tout n’était-il pas possible dans ces pays ? Pourtant, comme il s’était donné pour mission de rapporter au gouverneur Faidherbe et aussi au ministère à Paris non seulement des informations relatives à cette région du Haut-Sénégal et du Niger qui commençait d’enflammer les imaginations, mais aussi sur les mœurs et coutumes des habitants, il interrogea Mamboye :

— Fréquents chez vous, les cadavres qui dérivent dans des barques ?

Mamboye sembla terrifié. C’est alors qu’un membre de l’escorte s’avança et, après avoir effectué le salut réglementaire, bafouilla :

— Missié commandant, n’homme-là, ce Bambara comme moi…

Mage fut intrigué :

— À quoi reconnais-tu cela ?

Ce fut le docteur Quintin qui répondit :

— Sans doute à ses scarifications !

Il touchait sans apparent dégoût les joues ramollies par l’approche de la décomposition, et que striaient des zébrures irrégulières. Puis il souleva le sexe, petite outre flasque, qui autrefois perpétuait la vie, et déclara doctement :

— Il est circoncis. C’est donc un musulman.

Mage fut heureux de prendre en défaut ce compagnon qu’on lui avait imposé et pour lequel il n’éprouvait guère de sympathie :

— Ah non ! Tous les Noirs pratiquent la circoncision. C’est même chez eux prétexte à grande fête ! Et ils pratiquent aussi l’excision des femmes.

Quintin ne dit rien et, se relevant, ordonna qu’on lui apporte de l’eau pour se laver les mains. Comme si elles n’avaient attendu que ce signal, les mouches voraces se précipitèrent sur le corps sans défense. Mage jeta :

— Emmenez-le et enterrez-le !

Les hommes demeurèrent immobiles, tête basse, et Mage répéta, avec plus de force :

— Emmenez-le et enterrez-le !

Les hommes ne bougèrent pas. C’était bien la première fois qu’ils refusaient d’obéir. Car depuis qu’on avait quitté Saint-Louis, Mage et Quintin n’avaient eu qu’à se féliciter de leur docilité et de leur dextérité, soit qu’ils pagaient sur le fleuve, soit qu’ils conduisent les mules, soit qu’ils portent les effets et le matériel d’observation, chassent, pêchent, fassent sécher les viandes et préparent les repas. Mage essaya de la persuasion :

— Allons ! ce n’est qu’un macchabée. Ce que nous serons un jour ou l’autre, vous comme moi !

Bakary Guëye, qu’il connaissait de longue date, l’ayant eu pour guide lors de sa précédente expédition au Tagant, s’avança et observa dans son excellent français :

— Commandant, cette mort n’est pas naturelle.

Mage s’exclama :

— Qu’en savez-vous ? Parti pour pêcher, cet homme a peut-être été pris d’un malaise !

Bakary répliqua, d’un ton buté :

— C’est un Bambara…

Mage perdit patience :

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Enterrez-moi cet homme. Samba Yoro, Latir Sène, Bara Samba, Mamboye. Exécution !

Traînant les pieds, les auxiliaires indigènes s’avancèrent. Le lieutenant de vaisseau Eugène Mage avait quitté Bordeaux le 25 juin 1863 en direction de Saint-Louis du Sénégal. Il avait reçu du gouverneur Faidherbe, qui l’avait accueilli avec chaleur, des instructions très précises. Le gouvernement caressait un grand rêve : établir une liaison directe du fleuve Sénégal au fleuve Niger et jusqu’aux grandes cités haoussas du Soudan. Malheureusement, cette route était contrôlée par les Toucouleurs qui, aux termes de l’accord passé trois ans plus tôt, s’étaient détournés des pays situés à l’ouest du fleuve Sénégal et avaient porté leurs conquêtes à l’est. Il importait donc de changer de politique et de nouer des relations avec eux. Eugène Mage avait en poche une lettre de Faidherbe qui précisait l’attitude à tenir avec El-Hadj Omar :

« Ce marabout, qui nous a suscité autrefois tant de difficultés, pourrait donc dans l’avenir amener la transformation la plus avantageuse au Soudan et à nous-mêmes, s’il veut entrer dans nos vues. C’est donc comme ambassadeur à El-Hadj Omar que je vous envoie… »

Ambassadeur ! Si le titre était ronflant, les possibilités d’action étaient limitées, les crédits alloués pour cette mission étant bien dérisoires ! Cependant, Mage avait soif de gloire et, surtout, partageait avec Faidherbe le désir de doter la France d’un empire colonial qui surpasserait celui des Anglais. Aussi, l’argent comptait peu à ses yeux. Seule importait la grandeur de la tâche à réaliser. Il éprouvait un sentiment d’exaltation mêlé d’impatience depuis qu’il avait quitté Saint-Louis. Ah ! vienne le temps où la France aurait un droit de regard sur ces territoires, car la main de l’homme noir n’avait rien su faire de ce monde de richesses ! Les femmes y allaient nues, les habitations y étaient misérables, les ustensiles grossiers et, de tous les arts, les plus avancés, la métallurgie et le tissage, étaient encore dans l’enfance. Bientôt, tous les dos se courberaient pour la culture de l’arachide ou du coton. D’un même ahan, les hommes bâtiraient des routes, tandis que des ponts enjamberaient les fleuves. L’or et le fer sortiraient de leurs cachettes pour prendre le chemin des banques, des sociétés anonymes ou à responsabilité limitée. Produire, produire, ces territoires commenceraient de produire et ce noir pays entonnerait enfin le chant de la rentabilité !

— Curieux, tout de même, ce cadavre qui dérivait, sans un objet à son côté !

Dérangé dans son rêve d’avenir, Mage fit avec mauvaise humeur :

— Vous avez trop d’imagination. Qu’est-ce que cela avait de bizarre ?

 

L’esprit d’Olubunmi poussa un gémissement qui ne fut pas perçu des humains, mais des oiseaux du ciel, des animaux du fleuve et de ceux de la savane. Ils retinrent leur souffle, et un silence apeuré tomba sur la brousse.

L’esprit regardait son corps qui gisait près d’un buisson d’épineux là où les auxiliaires indigènes l’avaient abandonné. Il n’en voulait pas à ces hommes de leur attitude. Lui-même de son vivant en aurait fait autant. Il aurait fui le cadavre d’un inconnu, mort dans des conditions si suspectes. D’ailleurs, qu’importait qu’il n’ait pas reçu de sépulture et que ses tripes, son foie, son cœur soient destinés à pourrir au grand soleil ! N’était-il pas, de toute façon, condamné à errer éternellement dans l’invisible, s’approchant furtivement des hommes, enviant ces formes mortelles qu’il n’habiterait jamais plus et auxquelles, dans son dépit et son désespoir, il ne chercherait plus qu’à nuire ?

Awa ! Voilà qu’il la haïssait pour le châtiment qu’elle lui avait imposé, pour cette épouvantable traversée de l’infini !

De la branche basse du baobab sur laquelle il s’était perché, l’esprit s’envola et alla se poser sur l’enclos de branchages qui ceinturait le camp. Quelle animation ! Des hommes dépeçaient des bêtes. D’autres allumaient du feu afin de les faire cuire. D’autres enduisaient des godillots de pâte brune, les faisaient sécher au soleil et les frottaient pour les faire briller. Pendant ce temps, les deux Français écrivaient, examinaient des feuilles arrachées aux buissons des alentours, discutaient, bref, se comportaient en maîtres qui ne sauraient se salir les mains aux besognes matérielles. L’esprit revécut les jours où, à Saint-Louis, il habitait un corps de tirailleur. C’était le même rapport de dépendance, et il aurait voulu secouer les auxiliaires indigènes afin que tombent les écailles qui leur recouvraient les yeux. Ne voyaient-ils pas ce qui se tramait ? Ce dont ils se rendaient complices ? Oubliaient-ils le Dimar, le Toro, le Damga, annexés un à un par la France ? Ignoraient-ils les démêlés des brak du Walo face à ses appétits ? Ne savaient-ils pas que les Lébous avaient été chassés de la presqu’île du cap Vert, et qu’une ville sortait de terre, menaçante et musclée comme un enfant génie qui déchire le ventre de sa mère ?

Mais non ! Ils étaient stupidement fiers de leurs pantalons bouffants, de leurs chéchias et de leurs fusils à deux coups ! L’esprit connut un instant de désespoir devant son impuissance. Il se sentait comme un forgeron féticheur, incapable de modifier le cours d’événements qu’il prévoit.

Il n’avait pas été facile, le voyage ! Et il n’avait pas été prompt, le face à face avec la mort !

Les dieux avaient prolongé le supplice à plaisir, traînant l’embarcation longtemps, longtemps, avant que le soleil ne s’éteigne aux yeux mortels d’Olubunmi. Pourtant, le supplice de son corps était moins cruel que celui de son esprit.

Dans son désespoir, l’esprit poussa un second gémissement, et le silence de la brousse s’alourdit encore. Les gazelles, les antilopes, les cynocéphales se hâtèrent vers leurs abris, tandis que les perdrix s’immobilisaient à mi-air, en longs zigzags sombres, et que les hippopotames s’enfonçaient au plus profond de l’eau. Puis le feulement d’une hyène se répercuta aux quatre coins du silence.

Malgré leur ignorance des signes de l’invisible, Mage et Quintin se sentirent pénétrés d’une étrange angoisse qu’ils attribuèrent à l’immensité des espaces autour d’eux, à leur éloignement du pays natal dans une contrée farouche et entièrement inconnue, ainsi qu’à la présence de tous ces Noirs autour d’eux. L’esprit se résigna à s’éloigner, à laisser là son corps.

À perte de vue, s’étendait la plaine poudreuse, où les éperons des baobabs venaient buter contre des montagnes, rouge et noir, trouées par endroits de crevasses aux bords déchiquetés. Çà et là, les taches des marigots l’émaillaient, et le ruban miraculeux du fleuve serpentait, entouré d’une végétation plus sombre. On n’était pas loin de Bamako. Encore quelques jours, et les explorateurs atteindraient Ségou. L’esprit hésita. Que faire ? Remonter vers le Kaarta ? Là, l’ordre toucouleur régnait. Nioro, la capitale, que les musulmans avaient rebaptisée Al-Nür, la lumière, était entourée d’une muraille de pierre dans l’espoir de la rendre imprenable. Suivre les méandres du fleuve ? Les filets de pêche des Bozos étaient étendus sur les rives comme des oiseaux morts.

Awa. L’esprit se mit à survoler leurs villages. Peu à peu se fortifiait en lui le désir de se venger d’Awa. N’était-ce pas à cause de l’amour, à cause du désir qu’elle avait allumés en lui qu’il allait traverser l’espace du temps, sans jamais de repos ? Ah oui ! la femme est faite pour perdre l’homme, les anciens ne cessaient de le répéter. Sa beauté n’est qu’un piège, dans lequel les naïfs se précipitent. Et, pourtant, Awa n’était point belle. Une Bozo. Une veuve. Pas très jeune. Et, pourtant, à cause d’elle, il souffrait le martyre. Son désespoir faisant place à la fureur d’avoir été joué, l’esprit se dirigea vers la ligne invisible de l’Océan.

1- Ancêtres des Bambaras.

2- Nobles, vassaux, esclaves.