— Dies irae ! Dies illae !
Les pieds martyrisés par des bottines trop étroites, hâtivement achetées à un traitant du port, Samuel, fils d’Eucaristus da Cunha, suivait le cercueil de son père. Avec son frère aîné, Herbert, il encadrait le groupe formé par sa mère et ses trois sœurs ; la première était enveloppée d’un crêpe qui atteignait presque sa taille. Le cercueil était posé sur un corbillard, traîné par quatre chevaux gris pommelé, et s’en allait cahotant, par les rues non pavées du quartier de Portuguese Town jusqu’à celui de Faji où étaient enterrés les évolués. Car, à Lagos, la mort hiérarchisait.
Enveloppés d’un suaire, les musulmans dormaient leur dernier sommeil à même la terre. Les Européens, et ceux que l’on appelait les évolués, faisaient édifier de superbes mausolées dont la pierre était amenée à grands frais d’Italie, les cités de leurs morts surpassaient en beauté celles de leurs vivants, tandis que les fétichistes, vivant n’importe comment, mouraient aussi n’importe comment. Souvent, on ramassait aux carrefours, à demi rongés par les charognards, des cadavres qui, pour des raisons inconnues, n’avaient pas reçu de sépulture.
Peu de gens suivaient le cercueil d’Eucaristus da Cunha, fauché par une mauvaise grippe dans la fleur de l’âge, car ce notable, responsable de la paroisse Saint Andrew à Portuguese Town et directeur de l’école paroissiale du même nom, avait eu le triste privilège de s’aliéner les diverses communautés de Lagos. Celle des Agoudas, c’est-à-dire des anciens esclaves venus du Brésil, à laquelle il appartenait par son éducation et son nom, en rappelant que son père était un fier Bambara, originaire de Ségou, métropole du Soudan. Celle des Saros, c’est-à-dire des émigrés en provenance de Sierra Leone à laquelle sa femme Emma appartenait, en précisant que sa famille n’avait rien de commun avec ce ramassis de singes dressés à l’école des Anglais comme il les décrivait. Celle des Yorubas à cause de son mépris à peine dissimulé pour leurs mœurs et traditions. Celle des Anglais, à cause de ses incessantes critiques à l’égard du système colonial britannique au point que le Consul Foote, hors de lui, avait écrit au Foreign Office pour dénoncer une attitude bien peu compatible avec sa fonction. Les missionnaires ne devaient-ils pas être les alliés les plus sûrs de l’administration ? En fait, le seul individu à pleurer ouvertement le mort était le R.P. Samuel Ajayi Crowther, son ami de vingt ans, qui avait partagé sa jeunesse, qui lui avait présenté sa femme avant de donner son nom à son second fils. On chuchotait même qu’Emma, immobile, hiératique comme un bloc de basalte, remerciait Dieu d’être délivrée du plus redoutable des maris.
Le jeune Samuel ne pleurait pas. Aussi loin que remontait son souvenir, il avait haï son père qui le lui rendait bien. Les quinze années de son existence avaient été jalonnés de coups, gifles, insultes, brutalités et humiliations de toute sorte. Ce n’est pas qu’Eucaristus ait manifesté une quelconque affection à aucun de ses enfants, même à Herbert, le bel Herbert, premier en tout, aussi bien en latin que sur un terrain de cricket, et dont les doigts agiles faisaient merveille sur les touches d’un piano. Cependant, quand il était question de Samuel, quelque chose en lui se déchaînait. Samuel se rappelait la dernière raclée qu’il avait reçue avant que, miséricordieuse, la mort n’intervienne. Il avait dérobé pour les vendre quelques-uns des livres d’Eucaristus et avait pris bien soin de s’emparer du Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, sous la direction et le patronage de l’Association africaine par Mungo Park, chirurgien, auquel il portait un attachement fétichiste car il contenait une description de Ségou, berceau supposé de la famille. Hélas ! il avait compté sans l’incroyable hypocrisie des adultes. Ben Dawodu, avec qui il avait conclu l’affaire, n’avait rien eu de plus pressé que de venir tout raconter à Eucaristus. En conséquence, pendant huit jours, Samuel avait été incapable de bouger, nourri d’infusions et frotté d’onguents par la servante Yetunde qui, seule de la maison, avait osé réclamer le châtiment de Dieu pour le père. Samuel jeta un regard vers sa mère, se demandant avec angoisse quels sentiments elle éprouvait. Mais l’opacité de ses voiles l’empêcha de rien voir.
Pendant la courte maladie d’Eucaristus, les enfants ne l’avaient vue que les yeux secs, presque impassible, et Samuel pouvait espérer qu’elle partageait le sentiment de libération, presque de joie, qui les habitait tous. Il imagina un avenir radieux. Il quitterait cette école où il n’était qu’un cancre, un gibier de potence comme le lui avait répété Eucaristus. Néanmoins, comme il savait lire et écrire, il trouverait sans difficulté une place dans un des nombreux magasins du port. Puis, il économiserait sou par sou, et, un jour, un jour béni, il monterait à bord du Bom-Jesus-de-Bomfin, du Boas-Sorte, du Flor-d’Étiopia, de l’Étoile-de-Mer ou de la Belle-Créole et cinglerait vers la Jamaïque.
Nanna-ya, Nanna-ya
Obu Oke Omo
Nanna-ya, Nanna-ya.
Pourquoi la Jamaïque ? Parce que la haine de Samuel pour son père s’était, par une mystérieuse alchimie, transformée en haine de l’Afrique. Il haïssait cette terre où les Noirs, indigènes ou évolués, peu importe, étaient condamnés à obéir aux Anglais, à baisser la tête devant eux en balbutiant : « Oui, sir », où rien n’avait de prix, ni leurs langues, ni leurs dieux, ni leurs coutumes, où tout leur était arraché. Après avoir conquis l’île de Lagos, en faisant tonner leurs canons, les Anglais s’apprêtaient à s’emparer de l’arrière-pays auquel, déjà, ses missionnaires faisaient réciter le catéchisme de la soumission. Alors, il fallait fuir de l’autre côté de l’eau, atteindre l’autre rive, là où s’élevait une terre fière, verte comme le Paradis où les Noirs savaient dire : « Non. »
Nanna-ya, Nanna-ya
Obu Oke Omo
Nanna-ya, Nanna-ya.
Sa mère les berçait avec ce vieux chant des Marrons qu’elle tenait de sa mère, mais quand Samuel la pressait de questions, elle ne savait pas grand-chose. Oui, ses ancêtres avaient à peine posé le pied à la Jamaïque que, refusant la servitude dans les plantations, ils s’étaient enfuis dans les montagnes. Oui, ils y vivaient en bandes rebelles, armées de fusils et de gourdins. Mais tout cela se passait avant le traité qui leur avait assigné certaines terres, et nombre d’entre eux avaient été déportés en Sierra Leone, au Canada, aux USA. Que restait-il de leur combativité ?
Le corbillard cahota à nouveau, manqua de verser, puis entra dans le cimetière de Faji. Debout sur une tombe, un glaive à la main, un ange fixa Samuel de ses yeux de pierre. Pendant un instant, l’adolescent eut peur. À présent qu’Eucaristus n’était plus et possédait la toute-puissance des morts, le laisserait-il en paix ? Ne lui nuirait-il pas à tout instant ? Samuel s’efforça de se calmer.
Le R.P. Ajayi Crowther, qui l’avait tenu sur les fonts baptismaux, récitait l’oraison funèbre du mort, et les paroles élogieuses se bousculaient sur ses lèvres. Croyait-il à ce qu’il disait, lui qui, tant de fois, le fait était connu de tous, avait dû intervenir pour tirer son ami des embarras où sa mauvaise nature l’avait entraîné. On chuchotait même qu’il avait dû acheter le silence d’une bâtarde d’Eucaristus, venue d’Ijebu-Ode. Mais on chuchotait tant de choses à Lagos.
Samuel rencontra le regard du R. P. Crowther et comprit bien ce qu’il signifiait :
— Repens-toi, chenapan, d’avoir causé tant de soucis à ton père !
Subjugué malgré lui, il baissa la tête. À cause de ses exceptionnelles qualités morales, de son zèle religieux et du nombre de conversions qu’il avait réalisées, aussi bien dans sa mission d’Abéokuta que dans le nord en pays musulman, le R. P. Crowther allait être nommé évêque. Le premier évêque noir. De l’avis de tous, c’était là un grand honneur fait à la race, la preuve qu’un Noir pouvait devenir l’égal d’un Anglais. Pourtant, Samuel n’en croyait rien. Le R. P. Crowther lui semblait la triste incarnation de ce qu’un Africain devint lorsqu’il a abdiqué toute fierté de son origine, de son histoire, de sa culture, et qu’il s’est livré comme une pierre friable aux mains d’un sculpteur. Si la réussite passait par ce mimétisme, alors, il ne réussirait jamais. Toute sa vie, il demeurerait Sam-le-bon-à-rien !
Le R. P. Crowther termina son homélie. Le cercueil d’Eucaristus glissa jusqu’au fond de la fosse et l’assistance se mit à en faire le tour, chacun jetant sa pelletée de terre. C’est alors qu’on entendit un gémissement, un bruit presque inhumain. C’était Emma, la veuve, qui, rompant les barrières de la réserve et de l’éducation, laissait exploser sa douleur. Éperdu, Samuel essuya d’un revers de main la sueur qui coulait sur son front et se tourna vers la forme vacillante de sa mère. Elle l’aimait. Cela signifiait qu’elle l’aimait !
Des différents quartiers de Lagos, Portuguese Town était le plus vivant, le plus agréable, sinon le plus propre et le mieux ordonné. Les Agoudas y avaient transporté les coutumes de Bahia, de Pernambouc ou de Recife où ils avaient été en esclavage. Aussi, c’était un continuel tapage, vieilles chansons en portugais, divertissements bruyants, burinha, boi, a ema, battements de mains des danseurs de samba. Au moment de Noël, la fête envahissait tout, et on dressait des autels jusque dans la rue. À l’Épiphanie, on promenait un âne et un bœuf, tandis que l’on représentait la venue des Rois mages allant adorer Jésus nouveau-né.
Mais l’Église Saint Andrew s’y dressait, îlot rigide, aux lignes tout empreintes de l’influence britannique. Deux tours rectangulaires de pierre grise, une façade plate agrémentée d’une rosace et surmontée d’une haute croix de fer. Curieusement, la maison qui la jouxtait et où vivait la famille da Cunha était un classique sobrado1 aux fenêtres en ogive, faites d’une juxtaposition de lamelles de verre colorié. Vu le peu de moyens dont disposait la mission anglicane, le sobrado comme l’église étaient plutôt délabrés, et, chaque dimanche, Eucaristus avait coutume d’exhorter les fidèles à puiser plus généreusement dans leurs escarcelles. Assis sur le palier du premier étage, à la place favorite d’où il épiait les querelles de ses parents, les caresses à la fois osées et furtives de son frère à la servante Yetunde et les moindres allées et venues de la maisonnée, Samuel vit se retirer les derniers visiteurs après la cérémonie de condoléances. Il savait qu’entre deux phrases de compassion ou de réconfort, ils n’avaient rien laissé des biscuits, de la cachaça ou du vin d’Espagne que l’on offrait selon une coutume qui s’inspirait peut-être des agapes funéraires des indigènes. Alors, il descendit l’escalier, attentif à ne pas faire craquer la marche contre laquelle on butait toujours.
Il avait hâte de s’entretenir avec sa mère, hâte de savoir ce qu’elle ressentait, hâte de comprendre la raison de son inqualifiable et violent éclat. Peut-être était-il seulement causé par la peur ? La peur d’avoir à élever, seule et sans ressources, cinq enfants encore jeunes puisque Charlotte n’avait pas sept ans ? Alors, il la prendrait dans ses bras et la rassurerait. Est-ce que Herbert n’était pas déjà employé à mi-temps à L’Anglo-African, le journal que venait de créer Robert Campbell ? Ne pourrait-on marier Daphné à quelque marchand prospère ? Elle était assez jolie pour cela, ayant hérité des yeux gris et du tour de taille de sa mère ? Lui-même travaillerait, travaillerait… Hélas ! quand, la tête farcie de ces beaux projets, il approcha du salon, il s’aperçut qu’Emma n’était point seule. Elle était affaissée dans une berceuse en bois de mahogany, les deux mains emprisonnées dans celle du R. P. Crowther, et gémissait :
— Si c’était à refaire, comme je serais douce et soumise avec Eucaristus, comme je lui montrerais mon amour au lieu de le quereller sur tout. Sur tout ! L’éducation des enfants, la religion, la politique, les fréquentations… Je le contrariais en tout !
Le R. P. Crowther parvint à placer :
— Calmez-vous, Emma ! Vous n’avez aucun reproche à vous faire. Vous avez été la meilleure des épouses…
Emma secoua vigoureusement la tête :
— Non, Ajayi, non. Vous ne savez pas que je me refusais à lui. Des semaines, des mois entiers, je lui interdisais mon lit parce que je savais mon pouvoir sur lui et prenais plaisir à l’humilier, à le voir me supplier…
Le R. P. Crowther protesta :
— Emma, vous perdez la tête ! Ce qui se passe dans l’intimité d’un couple n’a pas besoin d’être étalé au grand jour !
Il y eut un silence pendant lequel on n’entendit que les battements désordonnés du cœur de Samuel. Puis le R. P. Crowther se repentit sans doute de sa rebuffade, car il fit doucement :
— Rappelez-vous, Emma, qu’il vous reste Dieu et vos enfants !
Emma éclata de rire et répéta :
— Dieu et mes enfants !
Le cœur de Samuel s’arrêta tout à fait. L’ombre se fit autour de lui. Il lui sembla qu’après avoir entendu sa mère faire allusion à ses enfants, c’est-à-dire à lui, sur ce ton de dérision, il ne lui restait plus qu’à mourir. Mourir. Rejoindre la fosse où l’on avait couché Eucaristus. Des sucs venimeux gonfleraient sa chair, d’où germeraient, blafardes, des pousses vénéneuses. Mourir. La terre ne vaut rien à celui que sa mère ne chérit pas. Titubant, il sortit.
La nuit était tombée, parant enfin la ville d’un semblant de grâce. La brise agitait le faîte des palmiers et le parfum salé de la mer effaçait toutes les puanteurs. À quoi servait de vivre ? Samuel descendit à fond de train Glover Street et contourna le champ de courses à présent désert, où des dandies faisaient courir des chevaux importés d’Angleterre. Comme les rues n’étaient pas éclairées, il trébuchait sur les tas de détritus et d’immondices qui constituaient un constant élément du paysage. À un moment, il tomba, ressentit une violente douleur au genou gauche, mais se releva et se remit à courir de plus belle.
— Dieu et mes enfants !
C’est-à-dire rien. Qu’il avait été naïf, aveugle d’ajouter foi aux bribes de paroles rageuses et irritées qui fusaient jour après jour de la grande chambre délabrée du premier ! De s’apitoyer sur les traces de coups au visage d’Emma, qu’elle portait avec une sorte d’ostentation comme pour prendre le monde à témoin de son mauvais sort ! Un soir, la lèvre sanglante et les yeux mauves, elle s’était assise à la table de la salle à manger. Un autre jour, Samuel l’avait surprise, agenouillée sur son prie-Dieu, répétant :
— Je le hais ! Je le hais !
Or, tout cela n’était que mensonges ! Samuel se sentit dépossédé, trahi, ridiculisé ! Il atteignit la Marina, l’artère élégante qui conduisait aux jetées. Mêlées au parfum de la mer, l’air charriait des odeurs de rhum, de sucre, de tabac. Malgré l’heure tardive, l’on déchargeait des navires, et des nuées d’hommes transportaient des ballots dont le poids leur faisait plier le genou ou tituber comme des ivrognes. Car Lagos était un des points les plus animés de la côte d’Afrique. Depuis que l’esclavage avait été aboli par la plupart des nations d’Europe, la vente des hommes avait été remplacée par celle de l’huile de palme, du coton, des peaux, qui venait s’ajouter au commerce déjà établi de l’or, de l’ivoire, du poivre et de la malaguette. Samuel s’assit sur un tas de cordages et regarda l’horizon resserré entre deux coques brunâtres.
— Dieu et mes enfants !
C’est-à-dire rien. Il fondit en larmes.
— Eh bien, petit, qu’est-ce qui ne va pas ?
Samuel sursauta. Un homme au teint très clair, presque blanc, un mulâtre, penchait vers lui sa figure avenante, éclairée de lumineux yeux verts. Il était vêtu d’une manière tellement excentrique que, malgré son chagrin, Samuel put difficilement se retenir de rire. Il portait un pantalon droit à l’européenne, sous une tunique faite de bandes de coton teint à l’indigo, à large encolure carrée entourée de broderies blanches et or, des sandales lagolago, et, autour de la tête, un volumineux turban bleu sombre comme un musulman haoussa. Ajoutez à cela une profusion de colliers autour du cou et autour de la taille, une large ceinture de cuir incrustée de cauris, fermée par une boucle de métal. En dépit de cet accoutrement, il n’était pas ridicule, car les traits de son visage étaient beaux, et ses gestes empreints d’une réelle noblesse. Samuel se releva et dit fermement, époussetant la poussière accrochée à son pantalon :
— Rien. Ce n’est rien, sir !
L’inconnu eut un rire :
— Sir ? Ne m’appelle pas ainsi, je ne suis pas un Anglais. Tu dis que tu n’as rien et tu pleures ?
Samuel détourna la tête :
— Je ne pleurais pas, sir. J’avais juste une poussière dans l’œil.
L’homme prit le visage de Samuel entre ses grandes mains très douces et déclara :
— Tu me plais, toi…
Samuel se dégagea. Mais, au même moment, le souvenir des paroles et surtout de l’intonation de sa mère revint lui transpercer le cœur. Il sentit ses paupières se gonfler pendant qu’un flot qu’il ne pouvait pas maîtriser ruisselait le long de ses joues. Il le comprit : dans le combat inégal qu’il avait constamment mené contre son père, il venait d’avoir définitivement le dessous. Emma n’appartenait et n’appartiendrait jamais qu’à Eucaristus. Reniflant, il suivit l’inconnu.
1- Maison de ville brésilienne.