— Tout ce que le Shehu dénonçait dans le « Kitāb al Farq », les tares qu’il reprochait aux souverains haoussas : oppression, corruption, faiblesses et offenses au code de l’islam, les émirs peuls s’en rendent coupables. Ils vivent avec des concubines haoussas sans les épouser, ils s’approprient les biens des orphelins, ils prélèvent des taxes exorbitantes sur les marchés, ils commandent du bétail et ne le payent pas, ils exigent des droits de passage des voyageurs et des commerçants.
Allongé sur un divan à la marocaine, Mohammed s’enivrait de la vue de Maryem et n’écoutait pas ses propos. Comme elle était belle ! Comme sa taille restait svelte, ses dents étincelantes dans ses gencives bleuies ! Seul le réseau de veines sur ses mains, sinueux, un peu boursouflé, signifiait l’approche de la vieillesse, et ces tâches sombres sur sa peau moins veloutée. Elle s’interrompit et dit avec cette vivacité qui l’avait toujours caractérisée :
— Mais je parle, je parle et toi, tu te tais. N’as-tu rien à me raconter ?
— J’ai tout oublié…
Mohammed était sincère. Comme par enchantement, toutes ces années de souffrances s’étaient effacées de sa mémoire et il découvrait une paix inconnue. Il venait de naître. La sage-femme bancale s’était retirée sur ses jambes torses, et il reposait contre le sein de sa mère. Alors, l’avenir était en germe, comme le fruit d’un arbre, et l’espoir verdoyait. Cependant, s’il avait été moins aveuglé par le bonheur, il se serait aperçu que Maryem parlait pour mieux cacher le véritable tour de ses pensées. Sa vue la torturait, et elle aurait presque aimé qu’il se retire pour pleurer tout son soûl. Quelle triste réunion ! Un fils infirme, vieilli avant l’heure, une belle-fille dont chaque trait révélait l’origine inférieure. Il n’y avait qu’Anady, petit innocent paré de toutes les grâces ! Maryem tendit à Mohammed une coupe pleine de gâteaux de farine de caroube1 et se décida à entrer dans le vif du sujet :
— Quelles nouvelles as-tu de Ségou ? La famille sait-elle ce qu’est devenu ton frère Olubunmi ?
Mohammed retomba dans le présent. Hélas ! il n’était plus un nouveau-né pressé contre le sein de sa mère et la promesse des fruits s’était déjà changée en gousses pierreuses. Il murmura :
— Non, personne ne le sait. Est-il mort et son corps est-il retourné en poussière dans le cirque de Kassakéri ? A-t-il été fait prisonnier par les Toucouleurs et intégré de force dans leurs armées ? Je me demande ce qui est pire, mourir en impie ou servir un Dieu auquel on refuse son âme ?
Il y eut un silence, puis il reprit :
— Quel tragique destin que celui de mon père et de ses frères2 ! Et nous, les descendants, devrons-nous suivre le même chemin ?
Maryem l’interrompit :
— Le destin de ton père a été le plus beau qui soit ! Un saint ! Un martyr de la vraie foi ! Est-ce que tu l’oublies, la mort juste est la plus belle des parures ?
De son vivant, Maryem n’avait guère aimé son premier mari. Elle avait traqué l’hypocrisie et le pharisaïsme dans la moindre de ses actions, allant même jusqu’à mettre en doute la sincérité de sa foi. Lorsqu’elle avait vu sa tête tomber sous la hache du bourreau cependant, une révolution s’était amorcée en elle, et, peu à peu, elle avait compris qu’elle avait méconnu un être d’exception. À présent, elle caressait un rêve, revenir à Ségou se prosterner sur sa tombe et le supplier de lui pardonner d’avoir douté de lui. Mais cela serait-il possible ?
La nuit s’épaississait. Mais Maryem ne songeait pas à appeler la servante qui allumerait la lampe au beurre. Elle demeurait allongée en face de son fils, heureuse que l’ombre dissimule l’expression de ses traits.
Comme Abdullahi avait beaucoup voyagé en direction de La Mecque et aussi de l’Égypte et du Maroc, l’ameublement de la case était riche et varié. Outre les divans recouverts d’épaisses étoffes de coton, des tapis de haute laine couvraient le sol, tandis que sur les murs s’étalait toute une floraison polychrome, or, pourpre, turquoise, saphir, émeraude, de damiers de zellijs3 venus de Fès.
Ce luxe choquait Mohammed que son éducation à Hamdallay avait accoutumé à la frugalité et aux privations. Néanmoins, il devait reconnaître que ces objets coûteux formaient un cadre qui rehaussait encore l’élégance et la noblesse de maintien de sa mère, rappelant de qui elle était fille. Par contraste, songeant à l’aspect de sa femme, il se disait qu’il aurait dû expliquer les raisons de son mariage. Or les mots ne lui venaient pas. À nouveau, il était pris d’un bienheureux engourdissement, d’un désir d’arrêter le temps, de retrouver la tiédeur protectrice du ventre maternel.
Abdullahi entra, suivi d’une esclave qui alluma les lampes, et ce brusque éclat troubla Mohammed comme s’il avait été surpris à mal faire. Abdullahi se tourna vers lui et fit courtoisement :
— Est-ce que tu veux me suivre ?
Dans sa hâte maladroite, Mohammed, s’étant emparé de ses béquilles, retomba assis, renversant le vase en tronc de cône dans lequel Maryem gardait ses bijoux. Perles, bagues, colliers d’ambre, d’or et de coraline roulèrent à travers la pièce. Pour se donner une contenance et cacher l’état dans lequel la mettait l’infirmité de son fils, Maryem se mit à aider l’esclave dans ses recherches, et les deux femmes s’affairèrent, soulevant l’étoffe des divans et les tapis. Abdullahi, quant à lui, ne broncha pas, sentant d’instinct qu’il ne fallait pas tenter d’aider Mohammed, et, pendant un instant interminable et cruel, celui-ci lutta seul contre sa propre infirmité. Enfin, il parvint à se mettre debout. Comme si de rien n’était, Abdullahi le prit alors par le bras et les deux hommes sortirent.
Dans l’enceinte du palais vivaient à peu près deux mille personnes. Aux membres de la famille de l’émir et de sa suite s’ajoutaient certains sarauta4 qui occupaient des fonctions administratives et parfois politiques. Quelques détachements de cavalerie et d’infanterie y étaient également logés, bien que le gros des troupes soit disséminé à travers le territoire de la province pour n’être mobilisé qu’en cas d’attaque.
Dans cette foule, on reconnaissait parfois des Haoussas de race pure à leurs scarifications. Mais, par suite du mélange constant entre Peuls et Haoussas, il devenait à peu près impossible de déterminer avec certitude à quelle ethnie un individu appartenait. Pour ajouter à la confusion, tous les hommes s’étaient mis à porter devant le visage le voile noir jadis réservé aux seuls Peuls, disciples du Shehu.
Au passage d’Abdullahi et de Mohammed, les conversations s’arrêtaient, et chacun suivait du regard le couple que formaient le jeune homme estropié et l’homme d’âge mûr alerte et bien portant. Abdullahi feignait de ne pas remarquer cette curiosité :
— Demain, je demanderai une audience auprès de l’émir, et nous irons le saluer. C’est un homme pieux et qui craint Dieu, ce que nous ne pouvons pas dire de tous les dignitaires du califat. Parfois, je me demande en quoi notre gouvernement se distingue de celui des païens.
Mohammed ne trouva rien à répondre, car il nourrissait des pensées semblables quand il se trouvait à Hamdallay. À croire que l’œuvre des mujaddidun5 ne pouvait leur survivre. Abdullahi le prit par le bras au-dessus du coude, et il s’étonna de cette étreinte brûlante à travers le tissu de son vêtement. À vrai dire, il n’éprouvait guère de sympathie pour cet homme qui avait si bien pris la place de son père et qui entretenait avec sa mère des liens dont il devinait l’étroitesse. Pourtant, il résista à la tentation de se dégager comme un enfant boudeur et suivit la direction que l’autre lui indiquait.
— Je t’emmène voir un de mes amis. Ce n’est qu’un humble malam, Idrissa, mais, crois-moi, aucun homme dans cette province n’est plus près de Dieu que lui.
Ils franchirent la porte du palais et se trouvèrent dans le quartier peul, reconnaissable à ses légères cases de paille à côté de beaux dattiers et de rôniers élancés. Le ciel prenait une teinte bleu sombre, et, bientôt, la voix des muezzins convierait les fidèles à l’icha. Abdullahi reprit la parole. Dans le silence, sa voix résonnait avec une force et une intensité particulières.
— Est-ce que tu ne penses pas que ta naissance te prédispose à jouer un rôle dans Ségou ?
Mohammed eut un rire :
— Un rôle ? Quel rôle un homme comme moi peut-il jouer ? Tout à l’heure, tu m’as vu me tortiller sur les tapis de ma mère comme un ver de terre…
Abdullahi se fit grondeur :
— Allons, allons ! C’est que tu ne penses qu’aux moyens violents de propager notre foi. Crois-moi, ce ne sont pas les meilleurs. En outre, oublies-tu que si deux musulmans se rencontrent l’épée à la main, l’agresseur et la victime iront dans le feu éternel !
Mohammed le regarda avec stupeur. Cette phrase n’était-elle pas une critique du jihad, qui est une loi de Dieu ? Le vrai Dieu ne doit-il pas s’imposer dans le tonnerre et les éclairs des combats ? Blasphème, il s’agissait d’un blasphème !
Abdullahi poursuivit avec une gravité accrue :
— Écoute-moi. Ton père fut le premier martyr de l’islam à Ségou. Dans cette terre que son sang a fertilisée, c’est à toi qu’il revient de planter la semence. À toi et à personne d’autre. Ne permets pas que ce soient les hommes d’El-Hadj Omar qui y fassent triompher le vrai Dieu. Tu as une mission à remplir. Ne t’attarde pas auprès des femmes.
Ulcéré par cette dernière phrase, Mohammed s’écria :
— Il y avait quatorze ans que je n’avais pas vu ma mère. Entre-temps, j’ai connu les pires souffrances…
Abdullahi l’interrompit sèchement :
— Toute souffrance est envoyée par Dieu…
À part lui, en s’entendant s’exprimer ainsi, Abdullahi était le premier surpris. C’était un homme discret, réservé, qui appliquait à la lettre le hadith : « Parmi les qualités qui font qu’un homme est un bon musulman figure le fait de ne pas se mêler de ce qui ne le concerne pas. »
Il lui semblait donc qu’un autre s’était coulé à l’intérieur de son corps et lui dictait ces commandements prophétiques. Mohammed sentait, lui aussi, que ces propos-là étaient l’écho d’une volonté qui les dépassait tous deux. Il murmura :
— Père…
Et pour la première fois, s’adressant à Abdullahi, ce mot n’était pas utilisé par politesse et prenait sa véritable signification.
— … je t’obéirai. Je vais rentrer à Ségou !
En même temps, il se rappelait la dernière fois que son père Tiékoro s’était manifesté à lui. Près de la mare d’Amba. Son cœur était un faisceau de douleurs. Les dyi kono, oiseaux de l’hivernage, rasaient la surface de l’eau et plongeaient leur bec à la recherche d’une tige grasse de bourgou. Un grand serpent noir et blanc était apparu sur un lit de nénuphars et s’était mis à balancer sa tête plate, aux yeux couleur d’ambre, de droite et de gauche. Il devina à nouveau la présence paternelle, et il faillit tomber à genoux dans la ruelle encombrée de moutons et de chèvres broutant les détritus. Il le comprenait maintenant, il s’était trop apitoyé sur lui-même. Quant à cette phrase : « Ne t’attarde pas auprès des femmes », elle ne faisait pas allusion à Maryem, mais à Ayisha dont le souvenir et le regret ne le quittaient pas. Oui, Ayisha l’écartait du souci de Dieu.
Parfois, sa pensée l’emplissait tellement qu’il ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui. S’il allait à cheval, il lui semblait avancer dans une nuit sans fin entre des murs opaques et sans reflets qui transpiraient l’angoisse. Il se croyait perdu au cœur d’un labyrinthe dont il ne parvenait pas à trouver la sortie, et chaque mouvement de sa monture se trahissait en douleurs qui affectaient aussi son âme. S’il allait à pied, il lui semblait que le sol se dérobait sous ses béquilles et qu’il se débattait dans une boue brûlante et glaciale, tour à tour, qui l’étouffait inexorablement. Il aurait voulu crier au secours, mais il ne pouvait produire aucun son. Il était impuissant, terrifié, témoin de sa propre mort.
En réalité, ce n’était que pour parler d’Ayisha qu’il était venu retrouver Maryem, même si, une fois en présence de sa mère, les mots lui avaient manqué. Il fallait donc extirper Ayisha de son cœur et retourner à Ségou. Ségou.
Que s’y passait-il ? On disait que le Mansa Ali de Ségou avait resserré les liens avec Amadou Amadou du Macina et que les armées peule et bambara s’entraînaient à la frontière du Baguna. Les lanciers du Macina enseignaient à leurs alliés à se servir de leurs javelots à fer barbelé. On disait qu’il ne se passait pas de jour sans qu’Amadou Amadou et El-Hadj Omar n’échangent des lettres, chacun répétant ses arguments et l’assurance de son bon droit. Et la guerre continuait, impitoyable, fauchant des milliers de jeunes vies. De tous les pays musulmans voisins, des médiateurs s’étaient proposés pour mettre fin à la querelle entre Toucouleurs et Peuls. En vain. Et Ségou était l’un des enjeux de ce conflit. El-Hadj Omar comme Amadou Amadou qui se prétendait son allié n’avait qu’un rêve : la détruire, lui imposer sa loi. Aux côtés de Mohammed, Abdullahi avait retrouvé sa discrétion naturelle et était tout honteux de son audace comme un homme après un grand excès de boisson. Dans son embarras, il se mit à vanter les qualités du malam Idrissa qu’ils allaient visiter : son pèlerinage à La Mecque et le Toucouleur a été frappé par ses connaissances ésotériques et ses dons de voyant…
Pendant ce temps, Maryem pleurait. Elle se rappelait Mohammed gigotant par terre, effectuant mille gestes désordonnés et grotesques, et il lui semblait que cette image ne s’effacerait jamais de son esprit. Voilà ce qu’était devenu le bel enfant qu’elle avait nourri et soigné, en qui elle avait fondé tant d’espoirs, le rejeton mâle d’un saint.
Abdel Salam, qui était entré en courant dès qu’il avait vu s’éloigner son père et Mohammed, demeurait debout dans un coin de la pièce à regarder les manifestations de cette douleur dont il n’était point la cause. Au lieu d’être apitoyé, il était irrité et sa jalousie envers ce grand frère dont on faisait tant de cas s’exacerbait. Il finit par dire avec méchanceté :
— Pourquoi pleures-tu ? Parce qu’il n’a qu’une jambe ? Cela ne l’empêche pas de monter à cheval et de se tenir droit en selle…
Maryem s’essuya vivement les yeux avec un coin de son voile. Elle balbutia pour se donner une contenance :
— As-tu bien travaillé aujourd’hui ?
Abdel Salam s’approcha d’elle et poursuivit avec la même méchanceté :
— On dit que sa femme est une esclave et qu’elle vient d’un peuple fétichiste…
Maryem eut la force de gronder :
— Est-ce que tu oublies que tu parles de ton frère ?
L’enfant rit :
— Mon frère ? C’est une moitié de Bambara, et moi, je suis un Peul. Un vrai !
Maryem, qui ne frappait jamais ses enfants, fut tentée de le faire, étant donné la gravité de la faute. En même temps, elle savait qu’elle avait été l’artisan de cette arrogance, à force de ressasser à Abdel Salam l’origine glorieuse de l’ancêtre, le Shehu Ousman dan Fodio, descendant d’Uqba ben Nafi, conquérant arabe, et de la princesse Bajjomangu, élève d’Ousman Binduri et de Mohammed Sambo, en correspondance suivie avec des hommes aussi divers que le sultan du Maroc et les théologiens de l’université du Caire, auteur de nombreux traités, dont le plus célèbre était le Kitab al-Farq…
Au début de l’année, quand Abdullahi avait accompagné l’émir à Sokoto à l’occasion d’une des traditionnelles visites d’allégeance, il avait emmené Abdel Salam avec lui afin de le présenter au calife Ahmadu Zaruku qui venait de succéder à son frère. Là, dans la pompe de la capitale de l’empire, l’enfant s’était enivré des louanges des Wambabé6, tirant des sons aigrelets de leurs guitares.
— Tu es Prince Ardo. Hardi comme un harponneur d’hippopotames au moment des hautes eaux. Intrépide et prompt comme une panthère mère à la chasse. Tenace comme une mouche qui veut sucer quelque chose.
Quelle étrange aventure que celle de leur peuple ! D’abord pasteurs nomades mendiant aux agriculteurs la pâture de leurs bêtes. Puis défaisant les rois. Maîtrisant l’écrit. S’emparant de tous les pouvoirs au nom d’Allah !
Au lieu de punir Abdel Salam comme il le méritait cependant, Maryem l’attira contre elle. Au moins, il n’était pas un Traoré comme Mohammed, et les souffrances qui semblaient réservées à ces derniers lui seraient épargnées. Il aurait longue vie, nombreuse descendance. Par ce biais, sa pensée revint à Anady, l’enfant de son fils, et une vague de tendresse la submergea. Le sang de sa mère n’était pas visible en lui. Ah non ! Il promettait d’être beau comme l’astre du jour. Elle décida d’aller le chercher afin qu’il passe la nuit près d’elle. L’ombre était tombée sur la cour des femmes, mais l’animation ne ralentissait pas. Au contraire. Les esclaves portaient les calebasses de nourriture, faisaient s’endormir les jeunes enfants, tandis que les plus âgés s’assemblaient autour d’une vieille conteuse qui obtenait en échange d’un peu de rêve son repas du soir. Abdullahi, appliquant à la lettre les préceptes du Coran, n’avait que quatre épouses et point de concubines. En fait, Maryem remplaçait Amina, une Haoussa qui était morte en donnant naissance à une fille. Malgré cette origine que les autres femmes jugeaient méprisable, Amina avait été la favorite de son mari, et, à présent, par une étrange continuité, cette préférence se reportait sur Maryem.
« Une lionne recueillit un enfant et l’éleva. Mais ce qu’elle cacha, c’est qu’elle avait tué et mangé sa mère », commençait la conteuse, tandis que les enfants ravis battaient des mains. Ils connaissaient la suite de l’histoire et certains devançaient la parole, trop lente à leur gré, de la vieille femme.
« Plus tard, l’enfant et un lionceau tuent la lionne… » criaient leurs petites voix perçantes. Ah ! cruelle enfance qui se repaît des drames les plus sanglants ! Tandis qu’Abdel Salam se mêlait avec empressement au cercle des auditeurs, Maryem entrait dans la case de passage que l’on avait réservée aux visiteurs. Awa était à moitié allongée sur une natte, adossée contre des coussins dans une pose abandonnée. Comme elle était seule, elle avait rejeté son foulard et découvrait ses cheveux coupés ras, brillants comme le pelage d’un animal. Au bruit des pas de Maryem, elle releva la tête, et celle-ci réalisa avec stupeur que cette Bozo était belle. Ses yeux étaient pleins de feu. Ses lèvres richement ourlées étaient sensibles. Son cou était lisse et droit comme une branche de gonda. De toute sa personne se dégageait quelque chose qui semblait signifier :
— Me voilà telle que je suis. Prenez-moi ou laissez-moi !
Maryem s’avança à travers la pièce, tandis qu’Awa retenait étroitement Anady contre elle. C’était un affrontement silencieux dans lequel on ne savait qui avait le dessous. Finalement, les deux femmes se saluèrent, puis Maryem fit d’un ton d’involontaire prière :
— Je venais dire à l’esclave qui s’occupe d’Anady de me l’amener pour la nuit.
Awa rétorqua, froidement :
— Il n’a pas d’autre esclave que moi…
Maryem s’assit sur une natte en face d’elle. Il lui venait un désir qu’elle ne s’expliquait pas de communiquer avec elle, de découvrir ce qu’il y avait derrière cette façade paradoxalement attirante et agressive. Elle murmura :
— Je te remercie de prendre si grand soin de mon fils…
Awa répondit, tranquillement :
— Remercie-t-on une mère d’allaiter son petit ?
Si ces paroles n’étaient pas impertinentes, elles trahissaient néanmoins un certain sens de la repartie. Or, ses enfants exceptés, Maryem ne supportait pas qu’on lui tienne tête. Elle fit, avec un peu d’impatience :
— Oui, mais si le petit est maladif et refuse le sein, la mère a du mérite.
Awa laissa aller Anady, qui se garda bien, cependant, de s’approcher de cette grand-mère inconnue, et elle se mit à l’encourager à mi-voix. Maryem sursauta :
— Quelle langue lui parles-tu ?
Avec la même tranquillité, Awa répliqua :
— La mienne…
Peut-on reprocher à une mère de parler sa langue à son enfant ? Pourtant, pour Maryem, qui pendant ses années de vie à Ségou n’avait jamais qu’imparfaitement maîtrisé le bambara, les seules langues nobles étaient l’arabe et le peul. Dans son déplaisir, elle baissa les yeux. Il faudrait qu’elle entretienne Mohammed de l’éducation d’Anady. Dès qu’il serait en âge, il faudrait l’enlever à sa mère et le renvoyer à Kano, afin que la tendre cire de son esprit reçoive les impressions nécessaires. En même temps, sa curiosité à l’endroit d’Awa ne désarmait pas, et elle aurait aimé l’interroger sur son passé. À la suite de quelle série d’événements était-elle devenue l’esclave de Peuls du Macina ? Les siens descendaient-ils des exilés du royaume déchu de Ghana, réfugiés non loin du marigot de Dia ? Quand les Peuls avaient-ils détruit leurs villages entourés de filets de pêche et survolés d’aigrettes ? Elle interrogea :
— Tes parents appartenaient-ils aussi à Alhadji Guidado ?
Awa la fixa :
— Mon père et ma mère ont eu la tête tranchée parce qu’ils refusaient de se convertir à l’islam.
Comme elle prononçait ces paroles, Maryem revécut la mort de son premier mari, cette horrible scène qu’elle n’était jamais parvenue à oublier. L’estrade édifiée devant le palais du Mansa. Le bourreau et son long sabre à la lame recourbée. Le sang jaillissant du col. Le sourire et la foi tranquille de Tiékoro :
— Allah vaincra !
Du coup, elle éprouva une vive sympathie pour Awa et la regarda avec plus de douceur. Celle-ci poursuivait :
— J’étais encore au sein. Alhadji Guidado qui revenait de la mosquée m’a ramassée près du grand tamarinier au pied duquel se faisaient les exécutions capitales. Il m’a confiée à sa première femme avec mission de faire de moi une musulmane, et c’est à grands coups de bâton qu’elle s’y est essayée…
En parlant, Awa posait sur Maryem un regard moqueur qui contrastait avec le tragique de son récit. Celle-ci sentit que si elle n’y prenait garde, cette conversation lui échapperait entièrement. Peut-être même se trouverait-elle en train de mettre en question certains aspects de l’islamisation.
Elle se leva pour couper court à l’entretien et le regard d’Awa sembla lui dire :
— Tu fuis, belle princesse ! Le récit de ces souffrances t’effraie ?
Elle aurait aimé expliquer qu’elle avait connu son lot de malheurs et de deuil. Pourtant elle ne pouvait prononcer une parole et restait là, hésitante, silencieuse, dans une posture qui lui convenait bien peu. Au bout d’un moment, elle battit en retraite vers la porte, oui, c’était bien d’une retraite qu’il s’agissait. Alors, Awa se saisit d’Anady qui s’était réfugié à l’autre bout de la natte et, avec une sorte de hauteur magnanime, le lui tendit. Maryem, sans un mot, pressa le bébé contre elle. Dehors, les enfants hurlaient en chœur :
— Ta mère a mangé la mienne. Moi, j’ai tué la tienne. Je n’ai plus de parent que toi ; on ne peut pas tuer son père…
Frissonnante, Maryem reprit le chemin de sa case.
La nuit est la plus tendre compagne de l’homme. Si le grand jour et l’orgueil du soleil l’intimident et l’humilient, car ils cernent sans douceur les contours de ses faiblesses, elle le conforte, la nuit. Elle voile ses peurs. Elle lui souffle des mots d’apaisement, et, dans les rêves qu’elle fait éclore, elle lui permet de communiquer avec ceux qui lui sont chers et dont il est séparé. Infirme, Mohammed avait une raison supplémentaire d’aimer la nuit qui le dérobait à la curiosité de ses semblables.
Les animaux nocturnes, quant à eux, ne s’étonnaient pas de ses sautillements et de ses pas inégaux. Quand il passait sous les fromagers, les chauves-souris l’encourageaient de leurs cris. Les chats se frottaient contre lui au détour des ruelles, et les oiseaux lui pépiaient des appels affectueux.
Laissant Abdullahi regagner ses appartements, il revint vers la grande mosquée en face du palais. Si les Peuls avaient imposé le dieu unique, les Haoussas avaient imposé l’art de l’architecture. La façade de la mosquée était constituée d’une alternance de surfaces lisses et de surfaces rugueuses, enrichie de faisceaux de nervures en relief. Une fois franchie la cour sablonneuse où les fidèles déposaient leurs sandales, on se trouvait dans une vaste salle avec une toiture en voûte, réalisée au moyen d’arcs dit de Darmoun gonga qui prenaient naissance au tiers de la pièce et se joignaient en plusieurs points.
L’obscurité était totale, à part la faible lueur d’une lampe au beurre que le gardien laissait brûler dans une niche. Péniblement, Mohammed s’agenouilla sur le sol et tourna la tête vers la lumière. Une angoisse l’emplissait et il murmura :
— Père, parle-moi encore. Dis-moi le rôle que tu veux que je joue…
Mais ne lui parvint que l’écho de cette phrase qu’avait prononcée Abdullahi.
— Si deux musulmans se rencontrent l’épée à la main, l’agresseur et la victime iront dans le feu de l’enfer !
Il devina donc qu’elle avait une signification et une portée qui lui échappaient pour l’instant, qu’elle était analogue à un talisman qu’il ne savait pas encore utiliser. Il se sentit dans l’état d’esprit d’un incroyant, avide de réclamer des signes à l’invisible, et pour lutter contre cette faiblesse, résolument, il roula les grains de son chapelet, tandis que les paroles de la sourate de la Matinée qu’il affectionnait lui revenaient : « Ton Seigneur ne t’a point abandonné et il ne t’a pas pris en haine ! Et, assurément, la vie future est meilleure pour toi que la vie présente ! Et, à la fin, ton Seigneur te la donnera. »
Il resta longtemps à scruter l’obscurité comme s’il espérait y voir apparaître des formes et à tendre l’oreille. Mais il ne vit rien. Il n’entendit rien que le grignotement des rongeurs s’attaquant à la base des charpentes de bois de l’édifice. Au bout d’un moment, il se releva et revint vers la porte d’entrée. Non loin de la mosquée, malgré l’heure tardive, des hommes devisaient et la blancheur de leurs caftans trouait l’ombre. Mohammed les salua :
— As salam aleykum !
Ils répondirent. Comme à chaque fois qu’il entendait cet échange, le sentiment d’appartenir à une communauté vivante, d’être un élément d’un corps palpitant au souffle de la parole de Dieu l’envahit. Apaisé, il pénétra dans l’enceinte du palais, cependant que les gardes qui le reconnaissaient à son infirmité abaissaient leurs lances, et s’engagea dans le dédale des cours.
Dès le lendemain, Abdullahi le présenterait à l’émir et à l’Amir al-Jais, commandant des forces armées qui, lui, habitait hors de l’enceinte royale. Il avait porté à leur intention nombre de présents, burnous de soie, pièces d’étoffe, fioles d’huile de rose, encens, car toutes ces choses venant de Tombouctou se trouvaient en abondance sur les marchés de Hamdallay. Il méprisait un peu ces coutumes qu’il jugeait matérialistes. Pourtant, il s’y pliait, car il savait que c’était manière de montrer à quelle lignée il appartenait.
Quand il entra dans la case, Awa ne dormait pas. La lampe était encore allumée, et elle était assise sur sa natte, les yeux perdus dans le vide. Que voyait-elle ? Mohammed avait renoncé à lui faire occuper ses instants d’inactivité par la récitation du chapelet ou de quelque sourate du Coran car elle raillait :
— Si je pouvais prier dans ma langue, avec mes mots à moi, ce serait différent. Mais pourquoi prier en arabe ?
Quand il était auprès d’elle, il éprouva toujours un sentiment confus de rancœur et d’exaspération, comme si il lui en voulait de s’être substituée à une autre. Il interrogea :
— Où est Anady ?
— Ta mère est venue le chercher…
Il fit avec sévérité :
— Ma mère ?
Elle corrigea vivement.
— Notre mère…
Mais il savait que cette soumission était feinte, et que son cœur se refusait à Maryem. Il s’assit par terre, se déshabilla, gardant seulement l’ample pantalon bouffant qui lui permettait de cacher son moignon, puis, s’appuyant sur ses bras, gagna la natte aux côtés d’Awa. L’odeur du baume qu’elle fabriquait avec du beurre de karité, des plantes connues d’elle seule et quelques gouttes d’huile de rose donnait à son corps ce parfum pénétrant, rare comme celui d’une fleur qui choisirait ses jardiniers pour ne s’épanouir qu’entre leurs mains. Mohammed se tourna vers elle et la prit dans ses bras. Comme à chaque fois, avant l’amour, lui qui était si profondément croyant, qui savait que l’acte de chair est chose méprisable, il ne put s’empêcher de remercier Dieu de lui avoir laissé au moins cette joie. Cette plénitude. Cette satisfaction intense. Avec un léger râle, il se retira.
Elle resta un moment silencieuse, puis, posant sa petite main, à la fois sèche et très douce, sur son torse, elle murmura :
— Tu dois le savoir, Kokè. Je porte une autre vie…
Mohammed resta un moment sans comprendre. Puis les lames de fond du bonheur le submergèrent, l’emportèrent, le firent dériver. Il hoqueta comme un noyé. Un enfant ! L’instant d’avant, anxieusement, il cherchait un signe. N’était-ce pas celui qu’il réclamait ? Car Dieu ne comble pas un homme sans avoir ses raisons. Il ne répand ses bienfaits que sur ses élus, et l’enfant n’est-il pas le premier des bienfaits ? Un signe, c’était le signe qu’il attendait ! Le cœur débordant de reconnaissance, il s’exclama :
— Awa, cette fois, notre fils naîtra à Ségou !
Elle se redressa sur un coude, et, dans l’obscurité, il l’entendit rire. Puis elle interrogea, moqueuse :
— Notre fils ? Et si c’était une fille ?
Il la reconnaissait bien là ! Toujours à poser la question que l’on n’attendait pas. À mêler l’irritation au plaisir et au relatif bonheur qu’elle offrait. À déconcerter. Oui, pourquoi avait-il parlé d’un fils ? Sa mère Maryem, Ayisha, sa bien-aimée interdite n’appartenaient-elles pas au sexe féminin, et ne le vénérait-il pas à travers elles ? N’empêche ! C’est par ses fils qu’un homme sait qu’il est un homme ! Avec un peu d’agacement, il se tourna sur le côté pour chercher le sommeil.
Il s’assoupissait, il se trouvait dans cet état confus qui commence aux rives de la veille quand il entendit à nouveau ces paroles qui l’avaient frappé : « Si deux musulmans se rencontrent… »
Et, peu à peu, la mémoire lui revint. Il s’agissait d’un hadith qu’il avait déjà rencontré au cours de ses lectures pieuses. Un hadith. Mais quel traditionaliste l’avait rapporté ? Et pourquoi venait-il hanter sa pensée ? Le narguer ? C’est qu’il était chargé d’une signification toute particulière ? Mais laquelle ? Brusquement, au moment précis où il allait perdre conscience et tournoyer dans les vagues du sommeil, la lumière se fit en lui. Comment ne l’avait-il pas compris plus tôt ! « Si deux musulmans se rencontrent l’épée à la main, l’agresseur et la victime… » L’agresseur et la victime. C’est-à-dire les deux partis. El-Hadj Omar comme Amadou Amadou. La solution était là.