5

— Tu dois nous débarrasser du Toucouleur !

Koro Mama regarda la délégation de commerçants qui l’entouraient et, se contenant, répondit avec calme :

— Soyez conséquents avec vous-mêmes. Est-ce que vous ne m’avez pas envoyé le trouver il y a quelques semaines, afin de vous déclarer ses sujets ? Est-ce que vous ne l’avez pas accueilli quand il est entré dans cette ville par des chants, des battements de tam-tams et toutes les fantasias imaginables ?

Ce fut Issa Tounkara qui répondit, car c’était un des hommes les plus riches de Sansanding et son prestige était grand :

— Nous avons cru bien faire alors, et tu étais de notre avis. Nous voyions en lui un frère en Allah. Nous pensions qu’il favoriserait le commerce et qu’il nous exempterait d’impôts. Hélas ! au lieu de cela, qu’est-ce que nous voyons ? Nous sommes humiliés chaque jour par les talibés qui se partagent nos plus belles filles. Nous payons des tributs si élevés que, si cela continue, nous serons amenés à nous comporter comme des guesséré1 qui n’obtiennent l’or que par flatterie !

Koro Mama haussa les épaules :

— Et comment espérez-vous vous en débarrasser ? El-Hadj Omar est invincible. Il vient d’écraser Peuls et Bambaras à Oïtala. Il tient Niamina. Je ne lui donne pas deux mois pour entrer dans Ségou !

À ces mots, il y eut un murmure qui semblait une protestation, mais n’était, en réalité, qu’une longue plainte épouvantée. Koro Mama se leva et se mit à marcher de long en large dans la pièce. La nuit allait tomber car la courageuse assemblée des commerçants, craignant d’attirer l’attention des hommes d’El-Hadj Omar qui quadrillaient la ville, avait attendu l’ombre pour se réunir. En outre, chacun d’entre eux s’était enveloppé d’un burnous à capuchon afin de dissimuler ses traits. Malgré le mépris que toutes ces précautions lui inspiraient, Koro Mama devait s’avouer que la situation était désespérée. Ils avaient fait fête à El-Hadj Omar car, ainsi, ils espéraient se libérer de la tutelle du Mansa de Ségou à qui ils versaient annuellement des sommes considérables en or et en cauris. À présent, ils devaient s’avouer que, au lieu d’un maître éloigné qu’ils ne voyaient jamais, ils s’étaient donné un despote exigeant et incessamment présent. Que faire ? Supplier El-Hadj Omar de se montrer compréhensif ? Ne voyait-il pas que le commerce était ruiné ?

La guerre, cette guerre qui durait depuis des années, faisait le plus grand tort aux affaires. Les transports étaient interrompus, les paysans préférant vendre leurs chevaux aux Peuls du Macina qui recherchaient des montures pour leurs lanciers et leurs ânes aux talibés d’El-Hadj Omar qui acheminaient leurs femmes et leurs enfants, sans parler des marchandises qu’ils razziaient à travers le pays. Bien audacieux ceux qui s’aventuraient loin des fortifications des agglomérations ! Sansanding, Sansanding dont le nom avait été symbole d’opulence, se mourait. Comment avoir accès à El-Hadj Omar pour tenter de le fléchir ? Il s’était fait bâtir un dionfoutou2 d’où il ne sortait guère, et où, tout le jour, il étudiait avec ses stratèges le moyen de porter le coup fatal à Ségou. Il préparait, disait-on, une grande offensive pour la saison des pluies.

Dans son découragement, Koro Mama se rassit, et deux esclaves firent leur entrée afin d’allumer les lampes posées dans les niches des murs. C’était là une action fort naturelle puisque la nuit était tombée. Cependant, chacun se tut et se mit à les scruter du regard comme s’il s’agissait d’espions déguisés. On en était là, à se méfier de tout, à redouter son ombre. Quand les esclaves se furent retirés, Koro Mama proposa :

— Envoyons une lettre à El-Hadj Omar signée des notables de notre profession et demandons-lui audience.

Cette fois encore, ce fut Issa Tounkara qui prit la parole :

— Supposons qu’il accepte de nous recevoir, que lui dirons-nous ? Que nous ne pouvons payer les impôts qu’il exige ? Il nous fera tous jeter en prison. Le Toucouleur n’a pas d’entrailles. Non, il faut mettre au point un plan d’action pour se débarrasser de lui…

— Un plan ? Quel plan ?

Koro Mama haussa les épaules. Tous les regards étaient braqués vers lui, et il s’irritait de voir ses compatriotes si dépendants de lui, faibles comme des enfants. Koro Mama était le chef d’une grande famille sarakolé dont les ancêtres avaient fondé Sansanding quand les divers clans sarakolés s’étaient dispersés du fait de la chute du royaume de Ghana dont ils étaient originaires. Pendant des générations, ils avaient gouverné la ville jusqu’à ce qu’une autre famille, celle des Cissé, achète cette faveur au Mansa de Ségou. Pourtant, quand il avait fallu négocier la reddition de Sansanding à El-Hadj Omar, c’est Koro Mama que l’on était venu trouver tant son nom et sa personne étaient auréolés de prestige. Il prit une noix de cola, la cassa par le milieu et en regarda attentivement les lobes, comme s’il était un féticheur déchiffrant un signe. Puis il fit :

— Bon, laissez-moi. Toute la nuit, je vais rester en prière et j’espère qu’Allah m’indiquera la conduite à suivre.

L’un après l’autre, ses hôtes se levèrent, enfilèrent leurs babouches qu’ils avaient laissées à l’entrée de la pièce comme s’ils avaient peur d’en souiller le sol et, après avoir échangé des paroles de bénédiction, se dirigèrent vers la cour. Koro Mama demeura seul, en proie à une extrême angoisse. Puis, ne pouvant contrôler son agitation, il s’empara d’une des fortes cannes appuyées contre le mur, et sortit à son tour dans la nuit.

Grosse ville commerciale, Sansanding ne s’était jamais souciée de s’entourer de murailles. N’était-elle pas un lieu d’échanges où toutes les races et les parlers se rencontraient ? Il avait fallu l’avancée d’El-Hadj Omar pour qu’elle songe à s’entourer d’un rempart de deux mètres de haut, que perçaient çà et là des portes, faites de planches hâtivement assemblées. De toute manière, cette construction avait été inutile, puisque sous la pression de ses notables elle s’était livrée sans combat. Koro Mama quitta la partie est de la ville où habitaient les notables et les riches commerçants et gagna la partie ouest, faite de paillotes et de bicoques de branchages. Quel piège s’était refermé sur eux ! Ils avaient cru que leur appartenance à l’islam les protégerait. Mais, voilà, aux yeux d’El-Hadj Omar, leur islam était trop tolérant, livré en fait aux œuvres du polythéisme. N’était-il pas allé jusqu’à leur reprocher de permettre aux criminels bambaras de venir se réfugier sur la tombe du saint Moulaye Abbas, afin d’avoir la vie sauve selon une pratique qui datait de près d’un siècle ? Fallait-il voir en mal la tolérance ? Ne donne-t-elle pas la mesure du respect que chaque peuple se porte, en dépit des différences ? Comment convaincre El-Hadj Omar qu’il fallait desserrer l’étau qui enserrait la ville, discipliner ses talibés qui se comportaient comme en pays conquis, volant, violant, rançonnant tout ce qui pouvait l’être ? Koro Mama se le demandait. C’est alors qu’à la lueur de torches, il vit des talibés d’El-Hadj Omar entourer un petit groupe d’individus, visiblement des étrangers, montés sur de beaux chevaux poussiéreux. Sans doute avaient-ils l’intention de les dépouiller de leurs biens et de s’emparer de leurs montures. Son sang ne fit qu’un tour et il s’approcha vivement :

— Que faites-vous là ?

Un des talibés dut le reconnaître, car le groupe se dispersa dans toutes les directions sans demander son reste. Alors, l’un des étrangers rejeta en arrière le capuchon de son burnous, découvrant un visage jeune et pourtant extrêmement émacié d’ascète, et fit gravement :

— Merci, frère, au nom du Tout-Puissant et Miséricordieux ! Je croyais aborder à un dar al-islam, et je me voyais traité comme dans une caverne de voleurs…

Koro Mama eut un rire :

— Une caverne de voleurs ! Tu ne sais pas si bien dire ! Tu es un étranger ici, n’est-ce pas ? Veux-tu accepter mon hospitalité pour la nuit ?

Avec un accent de gratitude, l’homme fit simplement :

— Frère, sois béni…

Puis il ajouta :

— Je suis Mohammed Traoré, le fils de Modibo Oumar Traoré, premier martyr de l’islam à Ségou. Voici ma femme Awa et mon fils Anady…

Abasourdi, Koro Mama resta un moment silencieux. Qui n’avait entendu parler de Modibo Oumar Traoré ? Et quel honneur de recevoir sa descendance ! En même temps, les pensées se pressaient dans l’esprit de Koro Mama. D’où venait Mohammed ? Fuyait-il Ségou, et allait-il se mettre à l’abri avec sa famille dans une cité étrangère ? Non, cette conduite était indigne d’un homme d’une si haute naissance. C’était sûrement pour une tout autre raison qu’il entrait à la faveur de la nuit dans Sansanding. Courtoisement, Mohammed descendit de cheval pour accorder son pas à celui de cet hôte providentiel. Koro Mama s’aperçut alors qu’il était infirme.

 

— Tata, le propre fils d’Ali Diarra, le Mansa de Ségou, a conduit plus de trente mille hommes à Oïtala, ce village à quatre jours de marche de la capitale. Les Peuls du Macina lui ont envoyé dix mille lanciers montés sur des chevaux de choc et mille fusiliers. Ils ont repoussé un premier assaut des talibés d’El-Hadj Omar, puis un deuxième. Cela a enragé les Toucouleurs qui se sont mis à gravir le tata3 d’Oïtala et à offrir leurs poitrines nues aux armes. On ne comptait plus les morts dans leur camp. On racontait déjà qu’enfin les fétiches de Ségou s’étaient repris et qu’Allah était en déroute. Mais voilà qu’El-Hadj Omar a fait avancer ses canons. Il paraît qu’il les avait pris aux Blancs de la région de Saint-Louis du Sénégal et les gardait en réserve. Alors la victoire a changé de camp. À chaque boulet que les terribles engins tiraient, trois cents hommes tombaient. La lutte est devenue trop inégale. Les Peuls et les Bambaras ont été battus. Battus ! Ensuite, El-Hadj Omar et ses hommes en liesse ont pris le chemin de Sansanding, mais, cette fois, ils n’ont pas eu besoin de se battre. Notre ville s’est rendue…

— Je crois qu’elle a bien fait !

Koro Mama crut avoir mal entendu et releva la tête vers Mohammed, le fixant avec incrédulité. Celui-ci, après une dernière bouchée de houto4, se lava soigneusement les mains et les lèvres dans une calebasse d’eau où flottaient des rondelles de citron, prit une serviette de coton des mains d’un esclave, enfin, se tourna à nouveau vers son hôte. L’expression de son visage était grave.

— Elle a bien fait, car ce n’est pas à El-Hadj Omar qu’elle s’est rendue, mais à Dieu !

Il y eut un silence pendant lequel Koro Mama revit le rougeoiement des villes en flammes, tandis que résonnaient les cris de terreur des femmes et des enfants quand tombaient les têtes des hommes. Était-ce vraiment la volonté de Dieu ?

— Écoute-moi bien, Koro Mama, c’est le Tout-Puissant qui t’a mis sur ma route. Tu m’accompagneras auprès d’El-Hadj Omar et je l’entretiendrai, car j’ai un plan qu’il ne saura pas refuser.

Se retenant de sembler sceptique, Koro Mama interrogea :

— Un plan ? Quel plan ?

Mohammed demeura silencieux, et Koro Mama se repentit d’avoir posé une question si directe, car, agissant ainsi, il avait manqué à la plus élémentaire courtoisie. Confus, il tendit à Mohammed sa lourde tabatière d’or. Mais celui-ci la refusa d’un geste, il observait encore les préceptes appris à Hamdallay et ne prisait pas. Après un silence, Mohammed reprit :

— Tu me dis que le Toucouleur prépare son ultime assaut contre Ségou pour la fin de la saison des pluies. Crois-moi, cela ne sera pas nécessaire, je lui ouvrirai les portes de la ville et j’amènerai le Mansa à lui prêter serment d’allégeance…

Se serait-il agi d’un autre que Koro Mama n’aurait pas manqué d’éclater de rire. Ainsi, ce naïf, cet orgueilleux s’imaginait qu’Ali Diarra qui, malgré le soutien des Peuls, avait déjà perdu tant d’hommes, oublierait cet amoncellement de cadavres et se changerait en mouton bêlant se battant la coulpe et répétant :

— Il n’y a de dieu que Dieu…

Néanmoins, il y avait dans l’attitude et le visage de cet homme quelque chose qui forçait le respect et l’attention. Il ne parlait pas à la légère : l’esprit de Dieu était en lui. Il était peut-être fort capable de réaliser ce qu’il assurait. Koro Mama murmura :

— Fasse le ciel que tu dises vrai ! Les habitants de cette région prétendent que si la terre autour du Joliba est rouge, c’est à cause du sang versé. Ils prétendent aussi que si on empilait les os des combattants défunts, la montagne qu’ils formeraient atteindrait le ciel.

Mohammed posa sur la sienne une main apaisante :

— Tout cela changera. Le mil et le coton refleuriront. L’islam s’épanouira comme un bel arbre protégeant nos cultures. Bientôt, il s’intégrera si bien à nos paysages que nos peuples perdront le souvenir du temps où il leur était imposé par force. Aie confiance !

Koro Mama fit humblement :

— Sois béni !

Quand Koro Mama s’en fut allé, Mohammed tira son exemplaire du Coran de sa poche et tenta de se plonger dans la lecture d’une sourate. Car si son visage et ses propos donnaient une impression de paix, c’est qu’ils ne trahissaient pas ce qui se passait en lui. Honte de soi, douleur, remords se disputaient son cœur. Malgré les résolutions qu’il avait prises, il n’avait pu s’empêcher, en revenant de Kano, de s’arrêter à Hamdallay. Il avait beau prétendre qu’il avait seulement pour intention de saluer Alhaji Guidado et de prendre des nouvelles de sa famille, il savait bien qu’il n’avait qu’un désir : revoir Ayisha et tenter désespérément de la convaincre. Or, s’il s’était trouvé maintes fois en sa présence, il n’avait jamais été en tête à tête avec elle, et, à chaque fois, elle lui opposait un regard lointain, hostile, qui le désespérait. Comme elle était belle dans son mutisme et son austérité ! Qu’elle était différente de l’épousée encore adolescente au pied de laquelle il s’était effondré ! Ayant renoncé à la parure, elle ne portait qu’un petit anneau d’argent au nez et, suspendus aux oreilles, de discrets cercles du même métal, tandis que le cimier et les tresses de ses cheveux ne s’ornaient plus ni de boules d’ambre ni de perles de coraline. Elle se drapait, comme une Touareg, d’une ample pièce de cotonnade bleu foncé, et le désir de tout homme en l’approchant était de la supplier de se débarrasser de cet accoutrement informe pour consentir à vivre. Ne savait-elle pas qu’on souffre, qu’on peine, puis qu’on retrouve la joie ? Ne savait-elle pas que les pleurs ne ramènent pas le mort ? Ne savait-elle pas que c’était faute de refuser des enfants à sa famille, à sa vieillesse ?

Mon enfant est plus beau que la lune

Plus beau que le soleil levant

Plus fort que l’éclair

Quand il déchire les nuages.

Mohammed se rappelait ces paroles que lui fredonnait sa mère. Ayisha ne voulait-elle point les adresser à un petit être sorti des profondeurs de son corps ? Et, à présent, à cause de cette obstination morose et morbide, Mohammed en venait à haïr son ami Alfa Guidado qui en était la cause.

Il se leva, se dirigea vers la pièce voisine où reposaient Awa et Anady, puis, songeant à la déception qu’il éprouverait d’abord en retrouvant le corps et le visage familiers de son épouse, il prit la direction de la sortie.

Le ciel était couleur noir de fumée. Pas un croissant de lune. Pas une étoile. On aurait dit que les astres eux-mêmes se cachaient, attendant l’ultime bataille, l’assaut final qui déciderait du sort de Ségou. Mohammed quitta la concession et prit au hasard une rue. Il lui semblait que l’angoisse qui l’emplissait s’étendait à l’univers tout entier. Pas un cri d’animal, pas un bruissement furtif d’herbes piétinées. Pas un pleur d’enfant. Dans l’ombre, les arbres avaient la rigidité des gisants. Allons, allons ! Il ne fallait pas avoir peur. Animé du souffle de dieu et de l’esprit de son père, de quoi ne serait-il pas capable ? Il convaincrait El-Hadj Omar qu’il fallait un peu de temps. Un peu de temps.

 

Awa avait entendu le pas de Mohammed s’approcher de la porte, puis s’en écarter. Elle resserra Anady contre son ventre à présent lourd et distendu comme une calebasse, comme si conjugués, les battements du cœur de ses enfants allaient impulser les siens. Elle avait besoin de se rappeler leur présence, leur dépendance à son endroit pour continuer à vivre. Car elle souffrait le martyre.

Venant après le voyage à Kano, le séjour à Hamdallay lui avait prouvé combien, en dépit du temps, elle comptait peu dans le cœur de son mari. Deux femmes l’occupaient entièrement. Et elle s’était aperçue que, d’une certaine manière, ces deux femmes se ressemblaient. Impérieuses, hautaines, pénétrées du sentiment de leur importance et de leur supériorité sur les autres mortelles. Certes, Ayisha avait redoublé de prévenances à son égard et couvert Anady de présents. Mais Awa savait bien ce que cela signifiait : c’était manière de blesser Mohammed en lui faisant comprendre qu’à ses yeux il n’existait pas. Quand Ayisha traversait sans presque le saluer la cour ou la salle où il se trouvait, pour l’entraîner et lui faire admirer la pièce de cotonnade ou le bijou qu’elle venait d’acquérir à son intention, il prenait envie à Awa de refuser ce jeu cruel, de jeter à terre, puis de piétiner ses présents. Il lui prenait envie d’apostropher Ayisha :

— Pour qui te prends-tu ? Es-tu la seule à aimer un homme et à ne point le posséder ? Crois-moi, l’absence est moins douloureuse que la présence qui se dérobe…

Mais la courtoisie lui interdisait pareil comportement, et elle remerciait en souriant cette femme qu’elle détestait, notant sa beauté, désespérant de jamais lui ressembler. Une fois, une seule, Ayisha lui avait parlé d’Alfa Guidado, et, malgré elle prise de pitié, Awa avait réalisé cette grande injustice que la guerre fait aux femmes. Elle aurait souhaité aller plus avant dans les confidences et tirer son interlocutrice de l’erreur dans laquelle elle semblait se trouver. Ce n’était certainement pas Mohammed qui avait poussé Alfa à s’engager, et, de ce fait, c’était absurde de le tenir pour responsable de sa mort à Kassakéri. Car Mohammed lui-même avait subi la guerre et l’avait faite en la haïssant. Depuis, il n’avait qu’un désir, remplacer le jihad par quelque forme de conversion sans violence. Pourtant, si elle parlait ainsi, ne risquait-elle pas de réconcilier Mohammed et Ayisha, avec une conséquence possible ? Avoir Ayisha pour coépouse ! Autant se jeter tout de suite dans un puits ! L’enfant bougea dans le ventre de sa mère comme pour lui interdire pareilles pensées. Awa caressa la tiède rotondité. Petit être encore informe et aveugle, nageant dans l’océan utérin, quand aborderait-il aux rivages de son corps ? Si elle avait porté Anady dans l’enthousiasme, espérant que sa naissance scellerait l’harmonie et la communication avec Mohammed, elle portait ce deuxième enfant dans la désillusion et l’angoisse. Rien ne changerait plus. C’était le sens du silence de ses parents. Car, depuis des mois, elle n’avait pas senti leurs esprits voleter autour d’elle, leur souffle la caresser. Jusqu’à présent, il ne s’était guère passé de nuits sans que, d’une manière ou d’une autre, ils ne se manifestent. Ils étaient présents à son mariage. Présents à son accouchement. Comme ils étaient présents dans son enfance, chaque fois que la femme d’Alhaji Guidado la brutalisait ou la réprimandait injustement. Quelques instants après leur mort, alors qu’on jetait leurs corps dans la fosse réservée aux condamnés, ils avaient conclu un pacte avec elle, murmurant :

— Nous ne te quitterons jamais. Jamais !

Et cela ne s’était jamais démenti. Jusqu’à ces derniers jours. La nuit était fraîche, Awa attira vers elle la couverture rêche de laine de mouton. À ce moment, elle entendit le pas inimitable de Mohammed. Sa promenade dans la nuit n’avait pas été longue. Il entra, la lueur de la lampe cernant les contours de sa silhouette, et Awa, sans bouger, observa les gestes familiers avec lesquels il ôtait ses vêtements. Qu’il était maigre ! Chacun de ses os se dessinant sous la peau mince ! Ceux qui l’approchaient vantaient sa piété et murmuraient qu’il passerait son père en sainteté. Allons donc, c’était d’amour humain qu’il se consumait !

Mohammed, s’allongeant sur sa natte, souffla :

— Tu dors ?

Sans attendre de réponse, il poursuivit, car il ne voulait qu’exprimer ses pensées à haute voix :

— C’est Dieu qui a mis cet homme sur notre chemin. El-Hadj Omar le connaît, et il m’accompagnera auprès de lui.

Awa interrogea, un peu sarcastique :

— T’aidera-t-il à faire triompher tes idées ?

— C’est Dieu qui m’y aidera.

Sur cette rebuffade, il se tourna vers le mur. Et le silence prit possession de la pièce. Mais non la paix.

Si son amour pour Ayisha puis la guerre l’avaient détourné de l’Université, la culture de Mohammed n’en était pas moins considérable, et tous pensaient qu’il avait l’étoffe des plus grands prêcheurs. Il connaissait l’ensemble et le détail de la Parole révélée de Dieu. Il avait repensé et fait siens les commentaires classiques et ceux des grands penseurs soufis. Il connaissait par cœur l’œuvre de Bahrâm, Al-Busiri, Al-Magili, Ousman dan Fodio, tandis que son livre de chevet était les Révélations mecquoises de Mouhieddine ibn el-Arabi, l’Andalou. Aussi, avec l’aide du malam Idrissa, auquel l’avait présenté Abdullahi, il n’avait eu aucune peine à retrouver l’auteur et l’origine du hadith que lui avait visiblement soufflé son père. Il venait du Kitab al-Iman de Al-Buhari. Dès lors, Mohammed, comme un théologien qui s’apprête à rencontrer une autre théologie, ô combien redoutable, avait échafaudé toute une argumentation. À coup sûr, la position d’Amadou Amadou n’était pas défendable quand il volait au secours de Ségou, puisqu’il est dit : « Le croyant et l’infidèle, leurs feux ne se rencontrent pas. » Quand il prétendait que les gens de Ségou s’étaient convertis et avaient brûlé leurs idoles, ce n’était que mensonges, indignes d’un bon musulman. Les victoires de El-Hadj Omar semblaient donc l’illustration de son bon droit, la preuve qu’Allah était avec lui. Et, pourtant, Allah lui-même avait dit :

— Si deux musulmans se rencontrent l’épée à la main, l’agresseur et la victime iront dans le feu de l’Enfer.

Voilà le danger qu’Amadou Amadou faisait courir à l’âme éternelle d’El-Hadj Omar, même si l’action de ce dernier était juste ! Ne fallait-il pas tout faire pour l’éviter ? Et lui, Mohammed Traoré, fils du premier martyr de l’islam en terre de Ségou, serait celui qui, d’une certaine manière, protégerait le Cheikh. Il reviendrait dans sa ville natale et l’amènerait au vrai dieu. Après, El-Hadj Omar y entrerait pour sceller l’alliance. Et ce serait grande joie au royaume de Dieu ! Dans l’ombre, Anady se mit à pleurer, chagriné ou taquiné par un esprit. Mohammed se redressa et, s’appuyant sur ses bras, vint prendre le petit garçon qui reposait au flanc de sa mère. Au passage, il caressa doucement le ventre d’Awa, pensant avec émotion au fruit qu’il portait. Puis il dit avec force :

— Notre enfant naîtra à Ségou !

Awa ne répondit rien, notant seulement que, cette fois, il n’avait pas dit « notre fils ».

1- Griots sarakolés.

2- Palais fortifié.

3- Mur d’enceinte.

4- Couscous de mil.