Ségou semblait en tout point une ville musulmane. Entre les terrasses de ses maisons, on ne comptait plus les minarets des mosquées, et, comme on approchait de l’heure de la prière, c’était un remue-ménage de babouches foulant la terre des rues. Plus d’adolescentes aux seins nus, batifolant ici ou là. Des vêtements, partout de longs vêtements de coton. Plus de bars. Des écoles coraniques où des gamins psalmodiaient en chœur :
— Bissimillahi ramani rahimi1.
— Al hamdou lillahi rabil alamina2.
Plus de griots hâbleurs guettant le noble. Des talibés au crâne rasé, tendant leur écuelle. Pas un chant. Pas un air de musique. Une pieuse retenue. Omar, quant à lui, n’avait jamais vu de ville aussi belle. Médusé, il s’arrêtait à chaque pas. Sous les arbres aux puissantes racines. Sur les petites places rondes… Devant l’énorme palais d’Amadou, surmonté de tours et de cônes. Devant la grande mosquée qui lui faisait face. Devant les façades ornementées des maisons, détaillant leurs frises. Devant les marchés, abattoirs, parcs à bestiaux d’où montait la brûlante odeur du crottin. Un torrent de joie l’inondait comme un homme qui découvre que la promise inconnue est belle et désirable. Conquis, il aurait voulu célébrer autrement que par la prière ses retrouvailles avec le berceau de sa famille, mais ne savait que répéter :
— Al hamdou lillahi, al hamdou lillahi !
Il trouva sans aucun mal la concession qu’il cherchait et reçut un coup au cœur devant son opulence. Quoi, elle appartenait aux siens, cette forteresse, richement revêtue d’un enduit brun sur lequel étaient dessinées des arabesques bleues et blanches du plus heureux effet, percée de fenêtres protégées par de jolis croisillons de bois ! Précipitamment, il entra dans le premier vestibule, déboucha dans une cour au milieu de laquelle s’élevait un arbre majestueux comme un ancêtre, les branches étendues pour bénir ou repousser l’arrivant et dut lutter contre l’impulsion, surgie on ne sait d’où, de se prosterner. Avisant un groupe d’enfants qui jouaient à se battre, il questionna :
— Où est le chef de notre famille ?
Les enfants le fixèrent, les yeux ronds, et il réalisa avec une poignante douleur qu’ils ne le comprenaient pas. Il revenait parmi les siens, et les siens ne l’entendaient pas. Il répéta en arabe :
— Y a-t-il quelqu’un ici qui parle arabe ? Ou peul ?
Les enfants s’éparpillèrent dans le plus grand désordre, à travers le dédale des cours, puis revinrent, traînant un jeune homme, torse nu, vêtu seulement d’un pantalon bouffant et les doigts tout tachés d’une encre encore humide sur laquelle il soufflait. Omar fit avec humilité :
— Je suis Omar, fils de Mohammed Traoré… Petit-fils de Modibo Oumar Traoré.
Le jeune homme poussa un cri. Tandis qu’il retournait vers les cours intérieures, un tumulte de mots incompréhensibles jaillit de sa bouche, amplifié par mille échos et résonnant comme le grondement d’un tam-tam d’accueil. Au bout d’un instant, il réapparut, entouré de femmes, d’hommes, de jeunes filles, de garçons, de vieillards, dont les traits renvoyaient Omar à son propre visage, qui tous commencèrent à crier, rire, s’exclamer, sauter, presser Omar contre eux, se reculer pour mieux le regarder, danser, battre des mains, questionner, bref, manifester la joie la plus folle. Jamais Omar ne se serait attendu à pareil accueil ! Habitué à l’extrême réserve du milieu dans lequel il avait grandi, il demeurait là, sans voix, raide comme un bout de bois que des acrobates font voltiger dans tous les sens. De nombreuses formes se détachèrent de l’exubérante mêlée et se présentèrent, en excellent peul :
— Je suis ta mère Oumou…
— Je suis ton père Amadou…
— Je suis ta mère Sira…
Puis un homme aux cheveux grisonnants exigea le silence, fit écarter tout le monde et, les mains jointes, prononça la salatul fatih, reprise par des dizaines de voix. Le soleil, qui traînait paresseusement au-dessus des toits, s’assit au milieu du ciel et incendia l’arbre central qui devint pareil à une gerbe de feu. Quand Omar se retrouva dans une case, il se demanda s’il rêvait ! Sans trop savoir pourquoi, sur la foi de ragots, d’histoires incomplètes ou à demi mensongères, il s’était imaginé les Bambaras comme un ramassis d’idolâtres brutaux, à peine humains. Voilà que la parole du vrai dieu était sur leurs lèvres ! Voilà qu’ils étaient rieurs et courtois ! En tout point, civils ! Il commença, le cœur gonflé d’émotion, de déballer ses affaires, son tapis de prières, son exemplaire du Coran, ses caftans soigneusement blanchis, ses pantalons bouffants, les plaçant dans un grand coffre maroquiné qui semblait destiné à cet usage. Des esclaves entrèrent, qui s’affairèrent autour de lui, déroulant des nattes et des tapis, emplissant d’eau les canaris et disposant de petites coupelles de terre aux quatre coins de la pièce.
Brusquement, des pas retentirent dans le vestibule, et deux hommes firent leur apparition. Celui qui venait de prononcer la salatul fatih et un autre, un peu plus âgé, les traits rugueux comme un tronc d’arbre. Ce furent ses yeux qui frappèrent Omar, des yeux curieusement ternes et pleins d’éclats à la fois, des yeux qui semblaient capables de scruter l’intérieur des choses pour en déceler le secret fonctionnement, des yeux qui semblaient capables de sonder l’insondable. Sans mot dire, il alla s’agenouiller successivement devant chaque coupelle, où il entassa des feuilles sèches et des racines auxquelles il mit le feu. Puis il revint vers Omar qui le fixait, plein d’une brusque appréhension. Posant les mains sur ses épaules, il le força à s’accroupir. Ensuite, ses mains remontèrent de ses épaules à son cou avant de venir lui enserrer étroitement la tête. Cela dura un temps interminable. Les battements du cœur d’Omar lui ébranlaient la cage thoracique. Il se sentait tour à tour brûlant et glacé, comme s’il couvait une mauvaise fièvre. Quelque part dans la concession, un tamtam hurlait l’allégresse.
— Tu ne pourras pas tous les reconnaître en un jour ! Celui-là, tu le sais déjà, c’est fa Alioune. Je crois qu’il pourrait t’en remontrer sur le Coran : il a été à La Mecque et c’est un El-Hadj… Celui-là, c’est le frère de ton père, Alfa Oumar, mais tout le monde l’appelle Sunkalo parce que l’hivernage où il est né, toutes les terres de Ségou ont été inondées. Elle, mais c’est la bara muso de fa Alioune. C’est une Malinké, elle vient de Kangaba. Elle s’appelle…
Encore sous le coup de l’étrange cérémonie à laquelle il avait été soumis, malgré lui, Omar tentait de mettre un nom qu’il puisse retenir sur tous ces visages.
— Tu sais, tu devrais m’appeler Bina3, puisque je suis le fils du frère aîné de ton père, mais tu peux m’appeler fa, si tu veux.
Omar s’efforçait de rire, comme Ali, de dissiper le malaise qui avait pris possession de lui. Mais celui-ci résistait, discret, tenace comme une nausée. Il finit par dire :
— Écoute, un homme est entré dans ma case avec fa Alioune. Un homme étrange, tel que je n’en ai jamais vu. Il a posé les mains sur ma tête…
Ali l’interrompit :
— C’est Koumaré, le forgeron féticheur. Il était venu bénir le nouveau-né de notre mère Adame. Fa Alioune lui a demandé de réciter une prière pour le bon accueil.
— Mais Ali, ces choses-là ne doivent pas se faire ! Fa Alioune est un El-Hadj…
Ali éclata de rire, un joli rire qui se perdit dans le vacarme des tam-tams, des cris d’enfants, des chants, des éclats de voix masculines.
— Écoute, tu es à Ségou, ici…
Ségou ! Ce n’était pas seulement une ville imposante avec de majestueuses constructions. C’était, Omar s’en apercevait déjà, une métropole où cultes, coutumes et croyances s’enchevêtraient, Bambaras, Peuls, Bozos, Somonos mais aussi Sarakolés, Toucouleurs, Sonraïs ayant mêlé leurs sangs, leurs langues et leurs fois, au cours des guerres rallumées aussitôt qu’éteintes et d’alliances renouées aussitôt que rompues, où aucune race n’était pure, aucune caste rigide, aucun savoir souverain. Et ceux qui l’entouraient reflétaient bien cette diversité de leur cité, cette tolérance, cette complexité. Qu’on était loin d’Ouro et de l’uniformité de ses règles ! Dans un élan de chagrin et de nostalgie, il pensa à sa mère. Dire qu’elle avait vécu dans ce cadre ! Dire qu’elle avait aimé un membre de cette famille ! Et ce père qu’il avait inconsciemment refusé pendant des années, fugitivement aimé, redevenait étranger, effrayant et paradoxalement attirant comme tous ceux qui l’entouraient.
Ali le prit par le bras, soufflant :
— Viens ! Fa Alioune veut te parler.
En se levant pour le suivre, Omar eut l’impression que se terminait le prélude ludique et bruyant à ce qui serait peut-être un drame. Le cœur serré, il traversa l’enfilade des cours, notant cependant le bel ordonnancement des cases, soigneusement crépies, le nombre de chevaux rongeant leur frein sous les enclos, de chèvres, de volailles caquetant au bruit des pas. Fa Alioune n’était pas seul. Il était entouré d’une demi-douzaine d’hommes qui devaient composer le conseil de famille. Il vint vers Omar, le pressa à nouveau contre sa poitrine, puis lui fit signe de s’asseoir sur le tapis, couleur d’ivoire, agrémenté de motifs bleu sombre qui couvrait le sol.
Alioune avait accédé à la faya deux ans auparavant. C’était le dernier fils de Tiékoro, né de son mariage avec Adame, une Peule du Macina. Cependant, comme sa mère était morte peu après son père, il avait été élevé par tous les pères et toutes les mères de la concession et pétri harmonieusement de toutes leurs différences. C’était un musulman convaincu, le premier de la famille à s’être rendu à La Mecque, un fin lettré qui connaissait l’ensemble et le détail de la Parole révélée de Dieu. Et, pourtant, tout le monde le voyait traiter les forgerons féticheurs avec la plus grande révérence, n’omettant jamais de faire appel à eux quand la famille l’exigeait. En outre, il s’était attiré un prestige immense en refusant toute collaboration avec le pouvoir toucouleur. C’est en vain qu’Amadou lui avait offert poste après poste. Il ne franchissait même pas l’enceinte du palais lors des cérémonies d’allégeance annuelle, et personne n’osait l’y contraindre. Il avoua avec émotion :
— Tu ne peux comprendre le bonheur que ton retour nous cause. Une fois ta mère repartie dans le Toro et la première femme de ton père disparue avec nos fils, il ne restait rien de lui. Que son souvenir dans nos têtes et dans nos cœurs. Que la parole des griots. C’était comme s’il n’avait jamais pesé sur la terre et laissé de traces mesurables. Mais, enfin, tu es là. Je vais renvoyer tes esclaves avec des présents qui signifieront notre gratitude à ta mère et à son mari. Puisse Dieu, le Seigneur des mondes, les combler de ses dons !
Pour Omar qui ne savait rien de Mohammed, ce discours était presque incompréhensible. Il devinait seulement qu’aux yeux de celui qui parlait son père était un héros, et un fol orgueil commençait de naître en lui.
— Il est interdit de demander à un enfant de choisir entre son père et sa mère, qui doivent être aussi chers à son cœur. Aussi, je ne te demanderai pas de ne pas te rendre chez ton oncle Amadou de Ségou. Il y a assez de Peul en moi pour savoir l’importance du kawiraddo4…
À ce point, l’assemblée rit. Pourtant, la tension était sensible.
— … mais il faut que tu saches que ces gens-là sont nos ennemis. Ils ont tué les nôtres. Ils ont usurpé le trône des Diarra. Ils se maintiennent par la terreur. Ils lèvent des impôts excessifs, ruinant des familles entières. As-tu vu le palais d’Amadou ? Une forteresse, car il a peur. Peur ! Il sait que les nôtres n’ont pas renoncé. Et ne renonceront jamais !
Omar, tremblant, osa prendre la parole :
— Père, vous l’avez dit, je ne suis qu’un enfant. Je balbutie et je bégaie. Cependant, on m’a toujours enseigné que tout cela était fait pour le plus grand empire du vrai dieu. Est-ce qu’on m’a trompé ?
Alioune vint s’accroupir devant lui, et son regard transmettait des ondes brûlantes.
— Au début, Omar, il en était ainsi. Peut-être ! Mais c’est ton père, ton propre père qui, le premier, a posé la question : si la création des êtres procède de l’amour de Dieu, peut-il vouloir en même temps la mort ou l’humiliation de ces êtres ? Peut-on tuer, opprimer au nom de Dieu ? Doit-on ôter à des peuples le respect et la foi en eux-mêmes ?
Omar frémit, refusant du plus profond de son être cette théorie. Il le savait, Dieu l’avait ordonné à ses élus, de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils attestent qu’il n’y a de dieu que Dieu. Et ceux qui périraient les armes à la main dans ce combat vivraient à jamais. Mais il était trop jeune, trop faible pour s’opposer à cet adulte ! Alors, il garda le silence, et Alioune se releva, retrouvant son calme et même le goût de la plaisanterie :
— À présent, va faire honneur au mouton grillé des femmes.
Omar sortit, suivi par Ali qui respectait son silence, comprenant sans doute ce qui se passait en lui et entra dans sa case. Mais ce décor qui lui avait semblé agréable et accueillant lui paraissait sinistre. Il se laissa tomber sur le tapis et se tourna vers Ali :
— Parle-moi de lui… Je veux dire, de mon père !
Ali eut un geste d’embarras :
— Je ne sais pas grand-chose, moi-même. Quand tout cela s’est passé, j’étais comme toi dans le ventre de ma mère. Je sais qu’il était infirme…
— Infirme !
Ali inclina la tête :
— Infirme ! Et, pourtant, c’était le plus grand cavalier de Ségou.
Quand il chevauchait ce cheval arabe que lui avait offert sa mère, la princesse de Sokoto, tous les gens sortaient pour l’admirer. Il se tenait debout sur la selle rouge damasquinée. La bête levait ses pattes de devant…
Omar en avait assez entendu ! Voilà qu’il avait un père voltigeur, équilibriste, pareil à ces acrobates qui, frappant sur des calebasses de leurs doigts chargés de bagues, attiraient autour d’eux tous les enfants d’Ouro. Il dit sèchement :
— Bon, j’ai eu une rude journée. Laisse-moi dormir, à présent !
Quand Ali se fut retiré, il éteignit la lampe comme si, dans le noir, il allait voir plus clair en lui-même. Il revit son enfance d’aristocrate, son enseignement paisible auprès d’un marabout du Fouta-Djalon que lui avait choisi Tassirou. Toutes ces années-là, des questions sur son père lui étaient montées aux lèvres. Il les avait toujours refoulées, sachant bien qu’elles le précipiteraient hors de son univers douillet comme un nouveau-né expulsé en hurlant du ventre de sa mère.
Il est interdit de demander à un enfant de choisir entre son père et sa mère, avait dit justement fa Alioune. Oui, mais l’enfant peut choisir de lui-même ! Il fallait choisir. Il se redressa dans l’obscurité, disant à voix haute :
— Il me faut partir d’ici !
En même temps, pouvait-il s’en aller en pleine nuit, abandonner une concession tout à la joie de son retour ? Que devait-il faire ?
La voix du muezzin déchira l’aube, éparpilla les oiseaux qui, comme un grand nombre de Segoukaw, n’étaient pas parvenus à s’habituer à cet appel funèbre saluant la naissance du jour.
Omar se dressa en sueur sur sa natte. Voilà qu’il avait dormi comme une bête et allait laisser passer l’heure de la prière de fadjer5 ! Il se précipita dans le vestibule où, à sa surprise, il trouva une satala pleine d’eau à côté d’un chapelet. Il s’efforça de ne songer qu’à Dieu en faisant son lazim6, mais il n’y parvint pas. Sa résolution était prise : il ne resterait pas un jour de plus chez les Traoré, car il y était en danger mortel. Danger de contester, d’interpréter de manière erronée la parole de Dieu. Danger de mêler polythéisme et islam. Danger de privilégier les considérations ethniques au détriment des considérations religieuses.
Comment quitter la concession sans attirer l’attention ? Il avait remarqué que l’enclos aux chevaux donnait sur un mur bas par-dessus lequel on pouvait aisément sauter. Il s’habilla en hâte, abandonnant non sans regret les caftans brodés qu’Ayisha avait fait confectionner en vue de son voyage, se saisit de son beau fusil et se glissa au-dehors.
Des chèvres caracolant déjà dans la poussière le fixèrent d’un air soupçonneux. Des esclaves qui, la daba sur l’épaule, s’apprêtaient à aller cultiver les champs de la famille le saluèrent respectueusement. Il ne put s’empêcher de flatter le col d’un cheval du Macina, une bête au regard langoureux comme celui d’une adolescente, puis se jucha d’un bond sur le mur d’enceinte qui se prolongeait dans la concession voisine par un toit en terrasse. Il prit son élan et atterrit en plein milieu de la construction. Pendant un instant, l’armature qui soutenait la paille résista, et il resta suspendu en l’air. Ensuite, elle céda doucement, doucement, sous son poids, et il se retrouva gigotant sur le sol boueux d’une case d’eau, au pied d’une jeune fille complètement nue qui se frottait le corps avec du savon de sene. Elle hurla. Il rampa jusqu’à ses pieds, d’une main étreignit ses chevilles, pendant que de l’autre il tenait toujours son fusil :
— Au nom de Dieu, Seigneur des mondes, je ne te veux aucun mal ! Aide-moi seulement à sortir d’ici.
En même temps, comme il n’avait jamais vu de femme nue, il ne pouvait s’empêcher de fixer le triangle noir de son pubis, le renflement de son ventre et la rondeur de ses seins là-haut, au-dessus de sa tête. Elle parvint à se dégager, à s’enrouler dans un pagne, mais demeura pétrifiée, trop effrayée pour parler, prête, il le sentit bien, à hurler de nouveau. Il bégaya :
— Par Notre Seigneur Mohammed, l’envoyé de Dieu, je te jure que je ne te veux aucun mal. Aide-moi seulement !
Au bout d’un moment, elle se décida, poussa la porte de la case d’eau, regarda de droite et de gauche avant de lui faire signe de la suivre. C’était une concession bien moins opulente que celle des Traoré, tranquille à cette heure matinale, hormis un brouhaha de voix enfantines. On contourna deux ou trois cases. On prit refuge dans un ou deux vestibules. Puis on atteignit la rue, encore déserte. Omar souffla :
— Dis-moi, dans quelle direction le palais d’Amadou ?
Elle eut un geste. À présent, sa grande frayeur dissipée, elle le fixait avec beaucoup de curiosité et comme une envie de pouffer. Svelte comme un roseau, elle ne devait pas avoir plus de quinze ans, et ses cheveux mouillés, pointant dans tous les sens, entouraient comiquement son joli visage. Omar pria :
— Dis-moi au moins ton nom que je demande à notre Seigneur de te bénir !
Elle sembla hésiter, puis lâcha :
— Kadidja…
Comme un fou, Omar prit la direction du palais. Une des portes était grande ouverte, béante sur une sorte d’antichambre très sombre, très haute dont la toiture était soutenue par d’énormes piliers en bois de caïlcédrat. Dans les coins, les lits en bambous des gardes étaient déserts. Aussi, Omar franchissant deux marches arriva-t-il dans la cour de l’enceinte fortifiée, au centre de laquelle s’élevait un petit fortin aux ouvertures masquées par une mince couche de terre. Il entra et se trouva devant un homme plutôt frêle, coiffé d’un bonnet bleu et d’un boubou de coton de même teinte, qui, un chapelet à la main, terminait visiblement ses prières et qu’il reconnut sans l’avoir jamais vu. L’homme l’apostropha :
— Les Français ! Les Français ! A-t-on des nouvelles des Français ? Et sait-on enfin ce qu’ils fabriquent à Kita ?
Il tomba à genoux :
— Vous faites erreur ! Je ne suis pas un sofa et je ne sais rien des Français. Je ne suis que le fils de votre sœur Ayisha.