« Article premier.
« Les chefs, notables et habitants du pays de Kita déclarent qu’ils vivent indépendants de toute puissance étrangère et qu’ils usent de cette indépendance pour placer, de leur plein gré, leur pays et les populations qu’ils administrent sous le protectorat exclusif de la France… »
Samba N’Diaye acheva la traduction du texte en peul et l’assemblée se regarda.
Puis Amadou fit avec lenteur :
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Samba N’Diaye expliqua avec la brutalité à laquelle l’autorisait le souvenir de la considération d’El-Hadj Omar :
— Cela veut dire que les Français ne respectent plus le traité qu’ils avaient signé avec ton père, qu’ils commencent à s’installer sur la rive droite du fleuve Sénégal et à grignoter tes possessions. C’est d’abord Kita, ce sera ensuite le Bélédougou, ensuite ils viendront tirer le canon aux portes de Ségou.
Amadou ne dit rien et fit signe à Samba de reprendre sa lecture. Il n’était certes pas le seul à pouvoir passer de l’arabe au peul, mais son âge lui donnait le droit de se voir attribuer cet honneur :
« Article deux.
« Le gouvernement français se réserve le seul droit de faire sur le territoire de Kita les établissements qu’il jugera nécessaires aux intérêts des parties contractantes, sauf à indemniser, s’il y a lieu, les particuliers dont les terrains seraient choisis pour servir d’emplacement à ces établissements. »
Samba N’Diaye traduisit, puis ricana :
— Ça, c’est clair ! En un rien de temps, les gens de Kita ne seront plus maîtres chez eux. Les Français vont se mettre à bâtir un fort pour leurs troupes, un palais pour leur gouverneur, comme ils l’ont fait à Saint-Louis. En un rien de temps, les gens de Kita vont être mis à la culture de l’arachide et du coton comme dans le Cayor et le Baol…
Un silence lourd régna, que l’espion interrompit timidement :
— Maître, il y a autre chose…
Tous les yeux se braquèrent sur lui, et, sous le poids de tant de regards, il bafouilla :
— On dit que les Français s’apprêtent à armer les Bambaras contre toi. Ils vont leur vendre des fusils et des canons.
— Des canons !
Amadou s’exclama dans le brouhaha général :
— Mais qu’est-ce que les Blancs veulent ? Est-ce que ce n’est pas encore l’hivernage dernier qu’un Blanc était ici, dans ce palais, et m’assurait de l’amitié de son roi ? Tout ce qu’il me demandait, est-ce que je ne l’ai pas accordé ? Libre circulation des personnes entre les deux rives du fleuve Sénégal, abaissement des taxes sur les marchandises françaises ?
Seydou Dieylia, cousin et gendre d’Amadou, prit la parole :
— Écoute, il ne faut rien précipiter. Rien n’indique avec certitude que les Français soient soudain mal disposés à ton égard…
Amadou ironisa :
— Même pas ce traité avec Tokouta ?
Seydou Dieylia insista :
— Il est trop tôt pour agir. Tous ces cadeaux que les Français amènent avec eux, à qui penses-tu qu’ils soient destinés ? Alors, laisse-les venir devant toi et s’expliquer…
Amadou ne fit aucun commentaire et s’approcha de l’espion, tout poussiéreux et ployé par terre :
— Les Bambaras ont-ils pris contact avec les Français ?
— Je ne le crois pas, maître…
— Tu ne le crois pas ? Est-ce pour des suppositions que je te paye ?
L’esclave se recroquevilla.
Le silence régna à nouveau, chacun, dans le secret de son esprit, se trouvant confronté à l’effrayante énigme que représentaient les Français. Les histoires les plus incroyables circulaient sur leur compte. Dans le Goy, ils avaient fait fouetter des chefs qui n’avaient pas hissé dans leurs villages les rectangles de tissu tricolore qu’ils leur avaient remis. Les terres des habitants du Logo avaient été, par leurs soins, distribuées à d’autres. Des fils de princes et de chefs étaient envoyés en otages à une école qu’ils avaient ouverte à Saint-Louis et forcés de renoncer à leur langue et à leurs mœurs. Pour construire leur chemin de fer, ils recrutaient des agriculteurs qu’ils traitaient comme des esclaves.
Amadou s’approcha d’Omar qui écoutait ces propos avec incrédulité, se demandant s’il rêvait :
— Ne veux-tu pas travailler pour ton Dieu ?
Omar le regarda avec une involontaire méfiance, car, dans les échanges dont il venait d’être le témoin, il n’avait guère été question de Dieu. Mais de terres, d’armes, de marchandises, de commerce… Amadou poursuivit :
— Imagine si ces incirconcis, fils d’incirconcis, s’unissaient à ces fétichistes de Bambaras ce qu’il adviendrait de cette région ! Ne voudrais-tu pas t’opposer de toutes tes forces à cette alliance ?
Omar baissa la tête, se demandant à quoi son oncle voulait en venir. Néanmoins il ne tarda pas à le savoir, car Amadou posa sur son épaule une main affectueuse et dit d’un ton persuasif :
— Retourne dans la famille de ton père ! Je sais qu’un enfant ne doit pas juger les siens. Pourtant, tu n’ignores pas que ce sont des ennemis de Dieu, et que ton père est mort en le combattant…
Omar faillit protester, puis réalisa son incohérence. N’était-ce pas en fin de compte parce qu’il le croyait qu’il avait quitté la concession des Traoré ?
— Retourne dans la famille de ton père. Rapporte-moi tout ce qui s’y dit, tout ce qui s’y fait. Je veux savoir si ceux de Ségou prennent contact avec ceux du Bélédougou, du Fouladougou, du Bakhounou. S’ils renouent les vieilles alliances avec Tombouctou et des nostalgiques du Macina…
Omar ne trouva rien à dire sinon :
— Kaw, je comprends à peine le Bambara…
Amadou balaya l’objection d’un geste :
— Eh bien, mets-toi à son école !
L’espion reprit sa lecture. Néanmoins, Omar ne l’entendait pas. Il se rappelait l’allégresse qui avait emporté les Traoré à son arrivée. Les avoir quittés sans un mot d’excuse ni d’explication était déjà coupable. Revenir vers eux comme un espion, n’était-ce pas une honteuse trahison ? L’amour de Dieu l’excusait-elle ? Son esprit juvénile rêvait d’une tout autre solution. Qu’Amadou prenne les armes et qu’à nouveau le jihad se déclare contre un nouvel ennemi.
« Article cinq.
« En cas de contestation entre un individu de nationalité française et un chef du pays ou l’un de ses sujets, l’affaire sera jugée par le représentant du gouverneur. En aucune circonstance et sous quelque prétexte que ce soit, les opérations commerciales d’un traitant ne pourront être suspendues par ordre des chefs indigènes. »
Le tollé qui suivit la traduction de cet article ramena Omar sur terre. Samba N’Diaye résuma l’opinion générale :
— Les Français se croient des dieux !
Pourtant, la conclusion qui devrait, de l’avis d’Omar, suivre un pareil constat ne fut pas atteinte, et chacun se remit à parler, taxes commerciales, profits, rétributions matérielles. Écœuré, Omar se dirigea vers la sortie.
— J’ai appris que les Français sont disposés à nous vendre des armes. Même des canons. Ils se sont entendus avec ceux du Gangara et vont bâtir un fort pour les défendre contre Amadou.
Alioune éclata de rire :
— Pourquoi le feraient-ils ? Ils n’ont aucune raison de nous favoriser par rapport aux Toucouleurs. Et puis, il y a des années que l’on répète cette chanson…
L’espion, encore tout poudreux et ployé par terre, secoua fermement la tête :
— Aujourd’hui, maître, tout est différent. Les Français ont un nouveau chef à Saint-Louis. Et ce n’est pas seulement vers Tokouta qu’il va envoyer ses hommes pour leur proposer des traités. C’est vers tous ceux qui haïssent comme eux les Toucouleurs.
— Nous ne signerons aucun traité avec les Français !
La protestation avait jailli spontanément, avec force. Puis Alioune sembla s’en repentir. Après tout, il n’était pas là pour imposer ses vues, mais se concerter avec les membres de la famille. Il fit, d’un ton plus mesuré :
— Cela ne me plaît pas. Je prévois que les Français vont vendre des armes à la fois à Amadou et à ceux qui veulent le combattre. Dans quel dessein ?
Sunkalo haussa les épaules :
— Mais qu’est-ce que cela peut faire ? Achetons les armes, nous verrons bien.
Kégué Mari, récemment revenu de Djenné où il étudiait la théologie, l’appuya :
— Que nous importent les intentions réelles des Français ? Il suffit de ne jamais manquer de vigilance. Il suffit de répondre à la ruse par la ruse.
— Y parviendrons-nous ?
Personne ne releva cette remarque et Dawad vint au secours de son cadet Kégué Mari :
— On dit que les Français sont des gens honnêtes et qui aiment notre peuple. C’est Mamadou qui me l’a dit. Vous savez, Mamadou, fils de Diémogo qui a longtemps vécu à Saint-Louis… !
Alioune réfléchit un instant, tandis que personne n’osait l’interrompre, puis décida :
— Il faut réunir les chefs de toutes les grandes familles de Ségou. Même les Kane, les Dyire, les Tyere…
— Des Somonos ?
Alioune inclina fermement la tête :
— Oui, des Somonos, car ils haïssent les Toucouleurs autant que nous. Il faut redoubler de prudence, car vous le pensez bien, les espions d’Amadou l’ont informé, lui aussi, des bonnes intentions des Français à notre égard.
Il prononçait ces mots d’un ton d’ironie, mais personne ne songea à sourire. Depuis des années, la faiblesse en armement des Bambaras les condamnait à l’inaction. La seule zone de résistance se situait aux alentours de Niamina, à Farako, où les fils du défunt Mansa Ali Diarra entretenaient une agitation permanente. À part cela, les Bambaras rongeaient leur frein, attendant l’instant favorable. Voilà que, enfin, ils allaient pouvoir détendre leurs muscles, tels des carnassiers.
Comme Alioune s’apprêtait à regagner sa case, il vit Omar assis sous le dubale de la cour, son inévitable fusil entre les jambes. Son premier mouvement fut de l’apostropher, puis de le renvoyer vers le palais d’où il venait. Pourtant, son air penaud et désemparé contrastant avec ses habituelles manières avantageuses le peina. Il se repentit de cette tentation d’intransigeance. La parole ne dit-elle pas que le corps de l’enfant est d’or, mais sa tête de cuivre ? Ne dit-elle pas que celui qui a engendré un serpent doit s’en faire une ceinture ?
Omar était un Traoré, le seul fils qui leur restait de Mohammed. Et il était encore si jeune ! Il s’approcha donc et lui demanda, affectueusement railleur :
— Mais où étais-tu passé ? Est-ce que tu ne sais pas que tes femmes ont pleuré toutes les larmes de leur corps à cause de ton absence ?
Cette indulgence crucifia Omar, déjà honteux de lui-même. Il bégaya, surpris de cette sincérité qui jaillissait de zones incontrôlables de son être :
— Père, pardonnez-moi. Je n’arrive pas à me croire entièrement des vôtres. Je me crois étranger. Je me crois autre. Mon père, Tassirou, m’a donné la raison quand je quittais Ouro. Il m’a dit : « Un fils qui ne connaît pas son père ne parvient pas à se connaître lui-même. » Il faut que vous m’aidiez à découvrir celui qui était mon père. Alors, seulement, je serai un Bambara.
Alioune eut le cœur serré devant cette détresse. Quel temps vivait-on donc où les fils allaient, cherchant leur père, orphelins et angoissés ? La guerre, la guerre avait causé tout cela. La guerre et l’occupation des Toucouleurs, et son cœur se gonfla de haine pour les usurpateurs du trône des Diarra. Il prit le bras d’Omar et l’entraîna :
— Tu veux que je te parle de ton père ? C’était un saint. On croit à tort qu’un saint c’est un homme qui accomplit des actions extraordinaires et ne commet jamais d’erreur. Eh bien non ! Un saint, c’est un être comme toi et moi, mais dont à un moment la vérité illumine la confusion des autres hommes. Mohammed était de ceux-là.
Tout en parlant Alioune s’efforçait de prendre une décision. Oui, il serait le père de cet enfant. C’était son devoir de faire de lui, en dépit de la diversité de son sang, un vrai, un fier Bambara. En même temps, et presque malgré lui, il s’interrogeait. Par les temps qui couraient, qu’est-ce que cela signifiait : être un Bambara ? Un vrai Bambara ? Toutes les valeurs étaient dans la confusion. Les uns s’étaient choisi un dieu. Les autres s’en tenaient à un autre. Les uns se vantaient de maîtriser un certain savoir. Les autres prétendaient le mépriser. Ce n’étaient pas seulement les frontières du royaume que les Toucouleurs avaient fait disparaître. C’était ces mille liens invisibles qui font qu’un peuple est un peuple et non pas seulement une addition d’hommes qu’ils avaient déchirés. Et, à présent, autour de quoi se referait l’unité ?
Par-dessus le mur de la concession voisine parvenait la voix d’une femme chantant un vieil air de Ségou :
Quatre mille
Quatre cent
Quarante
Quatre balanzans
Et un petit au tronc tordu.
Cette époque-là ne ressemble pas à la nôtre ;
En ce temps-là, Ségou ne s’appelait pas Ségou
Ségou s’appelait Sikoro, Sous-les-Karités.
Sans qu’il parvienne à savoir pourquoi, les yeux d’Alioune s’emplirent de larmes.