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El-Hadj Omar fixa le jeune homme assis en face de lui entre Koro Mama et Issa Tounkara, les deux notables sarakolés qui avaient tenu à l’accompagner, et martela :

— Je sais ce que vous autres, Bambaras et Peuls, pensez de moi. Vous croyez que je suis avide de biens temporels. Pourtant, est-ce que je n’ai pas fait venir mon fils Amadou de Dinguiraye, et est-ce que je ne lui ai pas remis les pouvoirs en ne me réservant rien. Rien. Je ne suis que le fléau de Dieu…

Mohammed écoutait à peine ces paroles, subjugué par l’extraordinaire beauté de celui qui les prononçait, beauté dont, enfant, dans la concession de Cheikou Hamadou, il n’avait pas pris pleinement la mesure. Vêtu fort simplement de calicot blanc et bleu, El-Hadj Omar avait la peau dorée, les traits réguliers et les yeux noirs, pleins de feu et d’expression. Malgré son âge qui commençait d’être avancé, il ne paraissait guère plus de trente ans et se tenait droit comme un rônier. Ses mains, surtout, étaient admirables, comme il les tenait croisés ou comme il caressait sa barbe longue, soyeuse, partagée au menton :

— Je n’ambitionne pas d’être roi. Je n’ai jamais fréquenté les rois, et je n’aime pas ceux qui les fréquentent. Je ne suis qu’un errant, un anti-sultan.

Là, il s’adoucit, et sa voix se fit enchanteresse :

— Je me rappelle bien ton père, Modibo Oumar Traoré. Je l’avais mis en garde, lui disant : « Il ne faut point se livrer à des actes de muwalat1 avec des infidèles au nom d’une parenté ou d’une amitié. » Hélas ! il ne m’a pas écouté, et son propre frère l’a trahi. Quand j’ai appris sa mort, je me trouvais à Dyegounko dans le Kolen, à deux jours de marche de Timbo, et j’ai pleuré. Je savais pourtant que son âme immortelle avait aussitôt rejoint le féerique Djanna…

Il y eut un silence, puis il lança brutalement :

— Que me veux-tu, quant à toi ?

Mohammed fut désarçonné. Certes, il avait préparé son discours émaillé de hadiths et de références aux livres des autorités musulmanes, mais voilà que, au moment de le prononcer, la timidité et la peur le bâillonnaient. Il bégaya :

— Maître, je sais que le jihad que tu mènes peut sembler juste et salutaire. Pourtant, c’est de cela que je veux t’entretenir…

— Et que veux-tu m’en dire ?

Mohammed s’efforça de retrouver une respiration ample et régulière, d’imposer le calme au galop de son sang. Mentalement, il s’adressa à son père, le suppliant de l’emplir de sa force et de sa foi. Autour de lui, Koro Mama et Issa Tounkara retenaient leur souffle, tandis qu’un silence profond s’établissait dans la pièce.

El-Hadj Omar était entouré de ses fidèles, Bakary, un Sarakolé de la plaine de Cabou qui avait tout abandonné pour le suivre, Samba N’Diaye, un traitant de Bakel, devenu son bras droit, le vieil Abdou Alpha Oumar, Alpha Ousmane et d’autres talibés qui s’étaient distingués par leur bravoure ou leur ingéniosité. Tous ces hommes formaient le conseil de guerre avec lequel le marabout toucouleur avait élaboré le plan de ses foudroyantes victoires. Dans un angle se tenait Amadou, l’héritier, le successeur, le dynaste, garçon jeune et timide que l’ampleur de la tâche qui lui était échue semblait terrifier. N’aurait-il pas pour mission d’administrer les territoires conquis par son père ? On prétendait qu’il y avait de nombreuses dissensions entre le père et le fils, le second ayant blâmé la décision du premier de renvoyer les femmes, les enfants et les vieillards qui accompagnaient l’armée sous prétexte que la guerre contre Ségou exigeait mobilité et rapidité d’exécution. On prétendait aussi qu’il était jaloux de la confiance que son père témoignait à ses généraux et, surtout qu’il aurait été partisan de la négociation avec ceux du Macina, répétant :

— Les croyants sont des frères. Si deux partis de croyants se combattent, rétablissez entre eux la concorde.

Aussi, au fur et à mesure que Mohammed développait son discours, il se redressait, lui prêtant une totale attention, et, sous ce regard de sympathie, Mohammed prenait de l’assurance :

— Étant celui que je suis, il ne manquera pas de musulmans, voire de fétichistes, dans Ségou qui se rallieront à moi. Nous formerons un parti de l’islam, et c’est nous, enfants du pays, qui négocierons la conversion d’Ali Diarra et veillerons à la destruction des fétiches.

El-Hadj Omar l’interrompit moqueusement :

— Amadou Amadou assure que c’est déjà fait. J’ai là une lettre de sa main affirmant que les gens de Ségou ne sont plus des polythéistes !

À ces mots, l’assemblée des courtisans s’esclaffa bruyamment. Quand les rires se furent éteints, Mohammed ajouta simplement :

— Nous le savons tous, qu’il ne dit pas la vérité.

Puis il reprit son argumentation. Quand il arriva à la pièce maîtresse, c’est-à-dire au hadith d’Al-Buhari, il se fit un silence terrifié. Quoi ? ce morveux qui avait encore au coin des lèvres les traces du lait de sa mère osait menacer le Prophète du feu de l’Enfer ? Koro Mama et Issa Tounkara se demandèrent soudain s’ils avaient bien fait d’accompagner cet illuminé et si la juste fureur d’El-Hadj Omar ne se retournerait pas contre eux aussi. Ils se voyaient déjà les fers aux pieds dans quelque geôle quand le Toucouleur dit doucement :

— Tu n’étais pas encore sorti du sperme de ton père que je lisais et relisais déjà le Kitab al-Imam. Crois-tu m’enseigner quelque chose ?

Mais on sentait que cette douceur était le fruit de son empire sur lui-même et que, intérieurement, il bouillait :

— Tu dis bien : « Si deux musulmans se rencontrent l’épée à la main… » Mais Amadou Amadou n’est pas un musulman. Tu cites Al-Buhari ? Je vais te citer Al-Magili. Amadou Amadou, de tout son cœur, a abandonné l’islam. C’est un kafir2 puisqu’il pratique la muwâlât avec des infidèles. Tu le sais puisque tu as bonne mémoire : « Parmi les indices qui attestent le manque de foi selon le texte du Coran, il y a la muwâlât avec les infidèles. »

Mohammed ne se laissa pas démonter. Avec son infirmité, sa maigreur, sa jeunesse, il ressemblait à un roseau face à un redoutable baobab. Il rétorqua :

— Maître, tu sais qu’Abdallah, le frère d’Ousman dan Fodio, a apporté un commentaire plus restrictif d’Al-Magili.

El-Hadj Omar s’avança vers la natte sur laquelle il était assis, s’accroupit de manière à se trouver à sa hauteur, puis déclara lentement :

— Si tu n’étais pas celui que tu es, qui sait ce qu’il adviendrait de toi ! Mais voilà, quand tu me parles, c’est ton père que je vois. Je ne peux oublier comment il m’a reçu à Ségou, et comment il a payé de sa vie le respect dont il m’a entouré. Retire-toi dans la pièce voisine. Je vais me concerter avec mes compagnons. Ensuite, je te ferai appeler.

Comme Mohammed ramassait ses béquilles, El-Hadj Omar baissa les yeux :

— Où as-tu perdu ta jambe ?

— À Kassakéri. Je n’avais pas vingt ans…

Là-dessus, il se dirigea vers la porte.

Le dionfoutou d’El-Hadj Omar s’élevait à une heure de marche de Sansanding, comme si le marabout toucouleur se méfiait de la résistance qu’offraient les portes de cette ville. Il était fait de moellons non taillés, liés par des couches d’argile, et était entouré d’un mur de plusieurs pieds de haut, flanqué de huit tourelles où se tenaient nuit et jour des guetteurs en armes. Ceux qui en assuraient la garde étaient choisis parmi les talibés les plus habiles et les plus vigilants, et c’était une véritable armée qui circulait dans l’enfilade des cours, grimpait les escaliers menant aux terrasses, d’où l’on pouvait observer la plaine environnante, et assurait le service du Cheikh, mais aussi celui de ses femmes et de ses enfants. Le plus admirable, cependant, était la mosquée que des maçons avaient fait surgir de terre en face du dionfoutou et dont les proportions étaient au moins égales à celle de Djenné. Des troncs d’arbres avaient été transportés à dos d’âne pour en bâtir la charpente, et il n’avait pas fallu moins d’un millier de femmes transportant l’argile dans de petits paniers tressés en équilibre sur leurs têtes. La pièce voûtée dans laquelle prirent place Mohammed et ses deux compagnons était la bibliothèque du marabout, et l’on pouvait s’étonner qu’un homme en perpétuel déplacement tienne à s’entourer d’autant d’ouvrages. On remarquait en évidence toute l’œuvre de Al-Magili à côté de ses propres textes. Écrire, prêcher, guerroyer : quelle tâche exaltante ! Mohammed parcourait du regard les étagères sur lesquelles étaient rangés les volumes. Lui aussi, un jour, il posséderait une collection semblable, et la zaouia de son père, réouverte et rayonnante du feu de Dieu, serait bruissante de prières. Ségou ne serait plus un dar al-harb, mais un centre d’éducation religieuse à l’égal des plus renommés. Oui, ce jour viendrait !

Un talibé, coiffé d’un énorme turban noir et la main sur le poignard, apporta des rafraîchissements et une grande jatte de lait caillé. Machinalement, Mohammed commença à se restaurer.

 

Retrouver sa ville natale après une longue absence, c’est retrouver la femme que l’on chérit par-dessus tout, non pas l’épouse ou l’amante. Mais la mère. Non pas celle que l’on a connue dans la jeunesse ou l’âge adulte et que l’on a prise dans ses bras. Mais celle dont le sang, la chair, la lymphe pendant un temps ne se distinguaient pas des vôtres. Celle dont chaque battement de cœur impulsait le vôtre et à laquelle vous reliaient mille chuchotements ténus, audibles de vous seuls.

Mohammed approchait de Ségou. Et chaque brin d’herbe de la brousse, chaque motte de terre, chaque pétale de fleur au flanc d’un arbrisseau lui adressait un salut secret et vigoureux.

— Enfin, tu es de retour ! Et qu’as-tu glané sur les chemins du monde ? As-tu découvert que seuls comptent le dubale sous lequel ton placenta a été enfoui et la terre chaude qui enveloppe le corps des tiens ? Enfin, tu es de retour !

Le cheval lui-même galopait en hennissant comme s’il savait que son maître abordait à un rivage privilégié. Après avoir tenté de ralentir son allure et d’attendre Awa, Anady et le petit cortège d’esclaves, Mohammed le laissa aller. L’air lourd, chargé de pluies, sifflait à ses oreilles, préfigurant la musique que composeraient en l’honneur de son arrivée les flè3, bourou4, n’goni5, bala6 des griots de la famille.

Notre fils s’en était allé

À présent, il est de retour.

L’enfant revient toujours manger

Le tô de sa mère

Il avait plu toute la nuit. Le chemin était coupé de petites rivières mousseuses et les arbres étaient feuillus. Mais, à part cela, quelle désolation ! Partout, les carcasses calcinées des cases des villages détruits. Là où croissaient autrefois des champs soigneusement cultivés par des esclaves s’étendaient des espaces désolés et boueux que parcouraient des paysans, paniers ou ballots sur la tête, fuyant le saccage des soldats. C’est que trois armées campaient aux alentours. Les Peuls d’Amadou Amadou tenaient le gué de Thio et, à l’aide de leurs lances, clouaient en terre tous ceux qui leur paraissaient suspects. Les talibés d’El-Hadj Omar, malgré les ordres express de leurs généraux de ne risquer aucune attaque, ne pouvaient s’empêcher de harceler les unités peules grâce aux fusils et munitions qu’ils s’étaient procurés en abondance. Les Bambaras ne se résignaient pas à demeurer derrière les murs de la ville. De petits détachements venaient rejoindre les Peuls et à la hache ou au sabre achevaient les méfaits commencés par leurs alliés. En fin de compte, chaque jour, on ne comptait pas moins de deux dizaines de blessés dans l’un ou l’autre camp.

Pourtant, Mohammed ne voyait rien, n’entendait rien. Les yeux fixés sur l’horizon au bout de la plaine plate et brune, creusée de trous d’eau, il attendait le moment où la blancheur lumineuse du fleuve surgirait à nouveau, tranchant contre les galets sombres de la berge, au pied des hautes murailles de terre. Ce serait un moment poignant comme celui où, enfin distincts l’un de l’autre, mère et enfant se regardent et se découvrent.

— Je t’imaginais plus belle. Mais je t’aime davantage dans l’usure de tes traits sur lesquels des années ont passé dont, un jour, tu me raconteras l’histoire !

Il éperonna son cheval. C’est alors qu’une petite troupe déboucha du sentier. En tête venait un jeune homme, vêtu comme un chasseur d’un ample pantalon bouffant s’arrêtant au ras des mollets sous une tunique de peau constellée de gris-gris resserrée à la taille par une ceinture de peaux d’animaux et portant une coiffure en forme de cimier, chargée, elle aussi, de gris-gris et de queues de bêtes. À la vue de Mohammed, il sauta vivement à terre et tira en l’air plusieurs coups de son beau fusil soigneusement graissé. Ses compagnons l’imitèrent, et ce vacarme chassa les oiseaux du ciel. Ne sachant que faire, Mohammed s’apprêtait à brandir son chapelet et son Coran pour indiquer qu’il n’était qu’un homme de Dieu, quand le jeune homme s’exclama :

— Que nos ancêtres soient remerciés ! Pardonne-moi d’arriver si tard, Mohammed. C’est hier seulement que ton message nous est parvenu. Je suis Kosa, le fils du père de ton père, Diémogo Traoré…

Kosa ! Mohammed gardait le souvenir d’un adolescent outrageusement gâté et volontiers querelleur. Il descendit de cheval aussi vite que cela lui était possible et se jeta dans les bras de son binaakè7. Kosa désigna ses compagnons du geste :

— Ce sont les Karamoko de Ségou. Car, par ici, des animaux qui prennent le nom d’hommes tuent plus sûrement que les fauves…

Après salutations et effusions, le cortège prit la direction de Ségou. Un soleil sans couleur apparut entre les nuages, comme s’il s’était tardivement décidé à saluer le retour de Mohammed, et ses rayons effleurèrent mollement les épineux de la brousse. Un troupeau de buffles passa au loin, le front levé vers le ciel, à croire que leurs beuglements le suppliaient de ramener la paix. Des crapauds, dissimulés dans les herbes, scandaient ces prières de coups de trompe mélancoliques. La tristesse du paysage pénétrait l’âme. Kosa prit la parole :

— Tu trouveras bien des changements dans Ségou et dans notre famille ! On dirait que tout ce qui faisait de nous ce que nous sommes se dégrade et se dénoue. Ce ne sont qu’intrigues et querelles. Dans notre concession, fa Ben s’est blessé avec sa daba. La plaie s’est infectée, et l’on n’espère plus pour sa vie. Déjà, les tractations commencent pour savoir qui lui succédera. Celui-ci voudrait que le conseil de famille élise un musulman. Celui-là s’y oppose. On ne se soucie plus guère des règles de succession.

Mohammed interrogea avec douceur :

— Et toi, que souhaites-tu ?

L’autre détourna la tête :

— Je suis trop jeune pour avoir un avis là-dessus. C’est aux aînés de décider…

On chevaucha des heures, Awa, Anady et quelques esclaves fermant la marche. Comme la grossesse d’Awa était avancée, les esclaves lui avaient construit un siège rembourré de cuir, et elle se balançait d’avant en arrière, au pas de sa monture, les yeux clos. Mohammed revint vers elle et lui toucha l’épaule :

— Nous serons arrivés bien avant la nuit…

Même s’il ne l’aimait pas et ne l’avait épousée que pour se garder du péché de fornication, il lui témoignait les attentions que l’on doit à une épouse. Mais puisqu’elles ne s’accompagnaient d’aucun élan du cœur, elles n’en semblaient que plus cruelles.

Le fleuve qui avait disparu depuis le passage du gué resurgit. On apercevait, dominant sa trace sinueuse et argentée, la masse sombre des murailles et des toits de Ségou au-dessus desquels flottait un nuage ferrugineux. Kosa étendit la main :

— Ce sont les charognards. Ils savent qu’à tout moment ils ont de quoi faire bombance.

Le cœur de Mohammed se serra, car il lui semblait voir là un présage sinistre. Ces charognards sur la ville, c’était la grande ombre de la mort. De la destruction. Vivement, il se reprocha ces craintes. Ne devait-il pas avoir foi en Dieu ? Le marabout toucouleur n’avait-il pas accepté son plan ? En partie seulement, il est vrai. Il s’était engagé à retarder l’assaut final contre Ségou, qu’il avait prévu pour la fin de la saison des pluies, jusqu’au début de la saison sèche. Si, dans trois mois environ, Mohammed n’était point revenu le voir pour notifier la reddition de la ville, il y entrerait par le fer et le feu. Ses paroles résonnaient encore dans l’esprit de Mohammed :

— Dieu nous a donné l’avantage sur tous et nous a assistés aux dépens de nos ennemis. Combien d’États polythéistes avons-nous détruits ? Combien de souverains polythéistes avons-nous détrônés ? Si je cède à ta requête, c’est seulement en souvenir de ton père !

Brusquement, le vent se leva, couchant les herbes avec un long hurlement, ébouriffant le feuillage des arbres. Quand il se tut, dans le silence de la nature, un éclair déchira le ciel de sa fourche avant que les chevaux du tonnerre ne l’ébranlent, et le ciel dégorgea une pluie épaisse. La petite troupe n’eut pas le temps de relever les capuchons de ses burnous ni de sortir ses couvertures de laine. En un rien de temps, elle fut trempée jusqu’à l’os.

Ségou, l’aubergine a poussé des fleurs, puis elle a donné des fruits,

L’aubergine a donné des fruits, un par un, deux par deux,

Et Faro, sorti du fleuve, les mangeait

Faro, Faro, tous les jours sont chanceux pour le voleur

Un petit jour malheureux appartient à la victime

Ce chant de la fondation de Ségou, il ne l’avait pas entendu depuis des années, et, pourtant, il emplissait de sa musique l’esprit de Mohammed entrant au pas de son cheval dans sa ville natale. Et il se retrouvait enfant, blotti tout contre Maryem. La nuit était noire, les branches saignaient sous la morsure des flammes dans la cour de la concession et, fantastiques, les ombres des hommes, des arbres et des bêtes s’allongeaient sur la terre.

Faro, Faro, tous les jours sont chanceux pour le voleur

Un petit jour malheureux appartient à la victime

Faro qui est aquatique, qui peut entrer dans l’eau

Faro qui sait nager

Fantastiques, les ombres s’allongeaient sur la terre. La peur, délicieuse, envahissait l’enfant, et il se pressait plus étroitement contre le corps maternel. Mais, aujourd’hui, ce n’était pas cette peur-là qui s’emparait de tout l’être de Mohammed. C’était une terrible angoisse.

Où était Ségou ? Le marché principal sur lequel les femmes vendaient tout ce qui peut se vendre était vide. Les artisans avaient déserté leurs boutiques et les cordes sur lesquelles ils avaient coutume de suspendre sandales, selles de chevaux, bandes de coton tissé dégoulinaient tristement de pluie. Quant au bazar, à gauche du marché, sur lequel s’entassaient les captifs de guerre liés les uns aux autres par des branches arrachées aux jeunes arbres, il n’abritait plus que quelques bêtes errantes, chèvres, moutons, chiens et un âne pelé qui, par intervalles, poussait des braiements misérables. Devant les hautes façades des maisons, on avait édifié des remparts de bois, çà et là percés d’étroites ouvertures rectangulaires par lesquelles pouvaient passer des flèches. Pas un passant dans les rues, hormis quelques silhouettes furtives, lourdement encapuchonnées. Ségou, Ségou, la ville aux quatorze cent quarante-quatre balanzas avait peur !

La peur s’inscrivait dans la décrépitude du revêtement des maisons, la saleté des rues, autrefois soigneusement balayées, à présent encombrées de détritus de toutes sortes, et le vol implacable des charognards se perchant parfois sur les terrasses des toits comme pour supputer le futur chiffre des victimes. Une armée se tenait devant le palais du Mansa Ali Diarra, fusiliers, archers, sofas en amples culottes rouges brandissant leurs haches de façon menaçante, tandis que le mur de terre qui l’entourait avait été surélevé et touchait presque le ciel. Pourtant, peut-on élever des murs contre Dieu ? Mohammed rencontra le regard de Kosa et dit tout haut ce qu’il venait de penser. L’autre baissa vivement les yeux sans répondre, et Mohammed sut qu’il était de ceux qui refusaient leur cœur à Allah. On arriva devant la concession des Traoré. Oui, elle faisait encore bon effet. Mais les fenêtres de ses tourelles étaient barricadées. Des troncs d’arbres placés en diagonale protégeaient sa porte d’entrée. Deux esclaves étaient postés sur la terrasse afin d’observer tous ceux qui approchaient et en avertir la maisonnée. Dès qu’ils eurent annoncé l’arrivée de Mohammed et de Kosa, cependant, une foule se précipita au-dehors, et les nouveaux venus se trouvèrent pressés dans mille bras, bousculés, emportés, assourdis, ovationnés. Des salutations et des phrases de bienvenue s’entrecroisèrent. Des rires et des plaisanteries fusèrent. Tous les visages, jeunes ou vieux, portaient cette ressemblance secrète et inimitable que donne la parenté du sang, et Mohammed, par jeu, s’efforçait de deviner : « Est-ce que ce n’est pas mon frère Mustapha ? » ou encore : « Est-ce que ce n’est pas ma mère Niélé ? », pour le plaisir d’entendre protester gaiement : « Allons donc, c’est ton frère Diémogo ! », « Allons, c’est ta mère Fatima ! ».

On entra enfin dans la cour centrale. En voyant le dubale qui, depuis des générations, était le témoin de la vie des Traoré, qui avait vu naître les ancêtres, entendu leurs vagissements de nouveau-nés avant d’apaiser leurs râles de mourants et de parsemer leurs tombes de ses feuilles toujours vertes, Mohammed, tout musulman qu’il était, se sentit tenté d’aller s’agenouiller au pied de l’arbre pour le supplier de bénir sa mission. Malgré lui, des paroles lui montaient aux lèvres :

— Père, qui as connu mon père et le père de mon père, protège-moi. Je suis venu ici pour faire pousser l’islam. Que ses branches s’étendent comme les tiennes au-dessus de chaque concession. Que son feuillage comme le tien soit vivace en toute saison, pendant la sécheresse comme pendant l’hivernage. Qu’il dure comme toi au-delà de ma vie et de celle de mes enfants.

Il ne put résister à cette impulsion, et il se porta sous le dubale, tête levée, scrutant le dessin de son feuillage comme si quelque signe y était caché. Tous ceux qui redoutaient sa venue, car ils savaient à quel musulman austère et convaincu ils allaient avoir affaire, furent touchés, se rappelant brusquement les propos des sages :

— Un Bambara ne peut jamais être entièrement acquis à Allah. Faro y veille !

Et la chaleur de l’accueil familial s’en accrut encore.

Soudain, un groupe d’hommes sortit de la case centrale qui était celle du fa de la demeure. L’un d’entre eux, de haute taille et les cheveux prématurément grisonnants, ressemblait à s’y méprendre à Tiékoro, la dernière fois que Mohammed l’avait vu, lors de son départ pour Hamdallay, et celui-ci se demanda si, dès son entrée dans la concession, les dieux ancestraux ne tenaient pas à multiplier les tours pour lui prouver de quoi ils étaient capables. Éperdu, il allait se jeter au pied de cette apparition quand l’homme s’exclama :

— Enfin ! nous craignions que tu n’arrives trop tard. Fa Ben ne voulait pas partir sans te voir. Entre vite, il est au plus bas…

Puis, il sembla réaliser l’interrogation des yeux de Mohammed et fit :

— Je suis ton frère Dousika, le fils de ton père Tiékoro Traoré…

La douceur de sa voix, l’empressement de son accueil ne masquaient pas la dureté de son regard et Mohammed, sans savoir pourquoi, eut l’intuition qu’il aurait là son principal adversaire.

Comme il s’agenouillait près de la natte sur laquelle reposait l’agonisant, dans l’âcre odeur des fumigations qui ne masquait pas la puanteur de son haleine, brutalement, il bascula du présent dans le passé. Ce n’était pas fa Ben qui reposait là, la bouche ouverte sur une plainte basse et déchirante, les yeux clos sur le monde visible. Mais fa Siga. L’histoire se répétait cruellement, comme si, à chacun de ses retours en terre natale, la mort venait lui adresser un funèbre salut. Comment interpréter ce présage ? Était-ce un présage ? Ah non ! sitôt revenu, il n’allait pas céder à cette tentation puérile de voir dans tout événement de la vie la manifestation de volontés secrètes à l’œuvre dans l’univers.

L’univers, le présent, l’avenir n’appartenaient qu’à Allah dont la parole était révélée dans le Saint Livre.

1- Lien de solidarité.

2- Incroyant.

3- Instruments de musique.

4- Instruments de musique.

5- Instruments de musique.

6- Instruments de musique.

7- Oncle paternel, père selon la tradition.