Fers aux pieds, les chefs des grandes familles bambaras furent jetés dans une barque afin d’être expédiés à Hamdallay où El-Hadj Omar lui-même déciderait de leurs châtiments. On reconnaissait les Koulibali, les Traoré, les Koné, les Dembélé, les Tangara, les Samaké, les derniers Diarra qui n’avaient pas encore pris la fuite pour rejoindre le gouvernement bambara en exil ou n’avaient pas encore été exterminés. Tous ces gens portaient leurs habits de fête, car ils avaient été pris par traîtrise, sans défense, alors qu’ils venaient rendre hommage au souverain. Et c’était grande pitié de les voir là, maltraités par les talibés toucouleurs, le visage tuméfié par les coups et abreuvés d’insultes par des gens qui ne les valaient pas.
Le complot dont parlait Amadou était-il réel ? Était-il prétexte à décourager toutes les velléités de résistance ? À sabrer d’un coup les têtes qui tentaient de se relever ? Personne dans Ségou ne le savait avec précision. Toujours est-il que ces représailles sanglantes eurent un résultat immédiat. Tous les Bambaras qui hésitaient encore décidèrent de secouer le joug toucouleur. En l’absence de leurs aînés, les cadets de famille jurèrent de retrouver la liberté. Oubliant les anciennes querelles, ils savaient qu’ils devaient resserrer les alliances avec les Peuls, les Somonos, les Malinkés, les Diawaras… afin que l’incendie de la révolte éclate aux quatre coins de cet empire qu’El-Hadj Omar prétendait édifier et leurs esprits se tournaient vers Hamdallay, Nioro, Koniakari, Kita.
Mohammed achevait ses prières surérogatoires quand il apprit la nouvelle de l’arrestation des chefs de famille. Le brusque départ d’Ahmed Dousika pour Digani l’avait contrarié en un moment où il semblait urgent de désigner les membres de la famille qui devaient l’accompagner à Saint-Louis. Il s’était demandé s’il ne devait pas prendre sur lui de le faire. Puis il s’était repenti de ce qu’il considérait comme une réaction d’orgueil, venant après la colère et tête basse, les doigts jouant sur son chapelet, il répétait ses rekkat. Il se leva, hagard, et dévisagea le messager du malheur :
— Arrêtés, dis-tu ?
— Et les fers aux pieds comme des esclaves que l’on vient de razzier.
Une fois de plus, Mohammed se laissa aller à maudire son corps qui ne lui obéissait pas assez vite. Se hâtant avec maladresse d’aller prévenir sa femme, il trouva Ayisha arc-boutée sur sa natte, les traits luisants de sueur. Il s’irrita :
— Femme, ce n’est pas le moment de commencer ces simagrées ! Elle se mordit les lèvres avant de laisser échapper en haletant :
— Veux-tu que je dise à mon enfant de rester à l’intérieur de mon ventre parce que son père n’a pas de temps à lui consacrer ?
Cette remarque cinglante cadrait si peu avec sa constante douceur qu’elle le sidéra. Il resta debout près d’elle sans plus trouver une parole et elle ordonna :
— Que fais-tu planté là ? Va me chercher mère Fatima…
Il s’accroupit tant bien que mal à son chevet et des phrases lui vinrent aux lèvres :
— J’ai les plus grands torts à ton endroit. Je t’ai épousée et je t’ai prise sans amour. Tu méritais mieux qu’un infirme au cœur froid comme les cendres d’un foyer abandonné.
Pourtant, il ne parvenait pas à les prononcer, s’apercevant, au contraire, qu’il tenait secrètement à cette compagne qui lui avait rendu tant de choses qu’il croyait ne plus jamais posséder : la tiédeur d’un corps consentant, les attentions quotidiennes, le bonheur de vérifier la virilité. Était-il condamné à ne chérir ses épouses qu’au moment de les perdre ? Il caressa son épaule :
— Dès que tu auras accouché, demande une escorte à ton frère et rends-toi à Hamdallay. Bientôt, Ségou ne vaudra rien aux Toucouleurs.
Puis, il se précipita au-dehors. Mohammed n’avait point d’intention définie. Il était poussé par l’horreur que lui causait le crime d’Amadou. Quoi, condamner sans jugement les yèrèwolo, pairs du royaume ? Or, quand il se trouva dans la cour principale, en face du dubale, le soleil dans toute sa vigueur inondait l’arbre, décorant chacune de ses feuilles de milliers d’étincelles, transformant chacune de ses branches en rameau d’or fin. Et l’arbre tout entier devenait une gerbe de feu, un brasier qui insufflait chaleur et force à ceux qui l’approchaient. Mohammed sentit s’enfler sa poitrine. À sa propre stupeur, il entendit éclater sa voix comme le tonnerre au-dessus de la brousse pétrifiée :
— Bambaras, oubliez ce que signifie votre nom, « Ceux qui refusent d’être dominés ». Enfants de Baramangolo et de Niangolo, pourquoi avez-vous traversé le Bani ? Pour courber la tête devant un peuple qui fut si longtemps vassal de ceux-là mêmes dont vous partagez l’origine ?
À ces paroles, les gens sortirent des maisons et une véritable foule se forma bientôt qui le suivit, tandis qu’il remontait vers la rive où stationnait la barque contenant les prisonniers. Malgré ses béquilles, il avait grande allure, Mohammed ! Les pans de son écharpe flottaient autour de son cou, lisse et droit comme un tronc de rônier et qui supportait fièrement sa tête, empreinte d’une nouvelle majesté. C’était bien le fils de Tiékoro Traoré, mort pour sa foi des années plus tôt ! C’était bien le petit-fils de Nya, Nya Coulibali, et les griots, saisissant leurs balas, se mirent à clamer :
Ah ! le revoilà, le fils de ceux
qui ont courbé le monde comme une faucille,
qui l’ont redressé comme un chemin net
Le revoilà !
Ah, Traoré, Traoré !
l’homme au long nom ne paye pas le prix
de son passage du fleuve !
La foule contourna le marché, se grossissant des habitants des quartiers lointains et des villages de culture qu’avait attirés la rumeur de l’emprisonnement des chefs des grandes maisons. Cette marée humaine s’avança vers le palais d’Amadou, et les sofas qui le gardaient, malgré leurs armes, eurent d’abord dans l’idée de se barricader derrière les murailles. Ils commencèrent de reculer.
À ce moment, le griot Soukoutou se précipita avec un groupe de talibés, munis de fusils à deux coups. Soukoutou avait à se faire pardonner. Il n’avait pas suffisamment épié les rumeurs de la ville, pris son pouls comme à un malade dont on surveille les mouvements de fièvre. Jusqu’alors, Amadou, trop occupé par sa vengeance, n’avait pas parlé de châtiment. Néanmoins, Soukoutou connaissait assez son maître pour redouter le pire. Il flaira tout de suite une occasion de se réhabiliter et s’époumona :
— Enfants de Dieu ! Avez-vous peur d’une poignée de fétichistes ? Tirez, mais tirez donc ! Les talibés hésitèrent. Ils connaissaient Mohammed qui avait été si longtemps un compagnon constant d’El-Hadj Omar et ne mettaient pas en doute sa piété. Tirer sur lui alors qu’il s’avançait, visiblement sans armes, la poitrine offerte, s’agrippant à ses béquilles ?
Soukoutou hurla de plus belle :
— Tirez ! Allez-vous les laisser mettre à sac le palais de votre roi ?
C’est alors que Moussa Samaké, un gamin de quinze ans que son âge avait empêché de prendre part aux combats et qui rongeait son frein dans la concession de son père, se saisit d’une pierre et la lança à la volée. La pierre atteignit Soukoutou au front et, aussitôt, un filet rouge dégoulina à travers le visage du griot. La vue du sang attisa la colère de la foule et excita son désir de vengeance. Ceux qui s’étaient joints au cortège de Mohammed par hasard, ceux qui voulaient seulement jeter un coup d’œil à la barque des suppliciés et murmurer une prière à leur intention rejoignirent dans la fureur et l’exaspération ceux qui ne supportaient pas l’usurpation du trône des Diarra. D’un même mouvement, ils se ruèrent en avant. Les talibés tirèrent.
Et le sang rougit la terre de Ségou. Les ruisseaux écarlates colorièrent à jamais l’argile et les affleurements gréseux sur lesquels étaient construits les maisons, le palais, les marchés, les mosquées et les cases aux fétiches. Ils s’amassèrent au pied des balanzas, des fromagers, des rôniers qu’ils fertilisèrent, donnant à leurs branches et aux fruits de leurs branches un éclat inconnu. Ils finirent par se déverser dans le Joliba, teintant au passage le sable des grèves qui vira au brun, et dessinèrent des cercles concentriques dans l’eau plate, entre les barques apeurées des pêcheurs.
Et les cadavres s’entassèrent sur la terre maternelle, cherchant à tâtons les chemins de son ventre. Leurs chairs se mêlèrent aux grains de l’argile, à la poussière des sables et se confondirent avec la bouse des vaches, le crottin des chèvres et des chevaux, hennissant d’effroi dans les enclos. Douce, la terre céda sous le poids de tant de corps, se creusa sous leurs dos, leurs poitrines ou leurs fesses, et murmura à leurs oreilles les dernières paroles de réconfort.
Et le souffle de tant d’esprits, se pressant en même temps vers l’univers des invisibles, causa une vapeur qui s’étendit comme un brouillard à travers la cité. La vapeur noya les toits en terrasse, les minarets des mosquées et monta jusqu’au ciel, humectant, au fur et à mesure, les outres floconneuses des nuages. Se tenant le ventre à deux mains, au moment de se taire à jamais, un griot entonna le chant de Biton Coulibali, le fondateur, comme si la cité agonisante avait besoin de se ressouvenir de sa naissance. Biton, le chasseur d’hommes, Biton l’étranger le matin, le maître le soir, Biton, le casseur de grosses têtes, Biton le déchireur de grandes bouches, Biton, le maître de Ségou.
El-Hadj Omar s’éveilla, la salive amère, son exemplaire du Coran grand ouvert sur les genoux, et s’étonna. Comme le démon peut prendre un sage en défaut au beau milieu d’un échange avec son Créateur ! Voilà qu’il s’était endormi ! Il frappa dans ses mains pour qu’on lui apporte une calebasse d’eau, et le talibé qui se tenait derrière la porte entra promptement :
— Ah, maître ! Deux messagers sont là qui arrivent de Ségou. Veux-tu les recevoir ?
Les messagers n’étaient autre que Seydou Dieylia et Abibou Tall, frère cadet d’Amadou, ce qui prouvait l’importance de la mission dont ils étaient chargés. Ce fut Seydou qui prit la parole :
— Maître, ta clairvoyance n’a pas été prise en défaut. Le complot que tu viens de mater ici à Hamdallay avait des ramifications dans Ségou. Ton fils a fait arrêter les chefs des grandes familles, et ils sont là, dans une barque sur le Bani, attendant tes ordres. Pourtant, ce n’est pas tout. Les habitants de Ségou ont pris fait et cause pour leurs nobles et ont marché sur le palais. C’est ainsi que Mohammed a été tué…
El-Hadj Omar souffla, les yeux, la voix chargés d’incrédulité :
— Quel Mohammed ?
— Mohammed Traoré, le fils de Modibo Oumar Traoré, le propre époux de ta fille Ayisha.
Le Cheikh se prit la tête entre les mains, et bientôt, aux mouvements de ses épaules, les messagers durent se rendre à l’évidence : il pleurait. Leurs esprits furent partagés. Pleurer pour un Bambara ? Pleurer pour un traître qui excitait la foule à la révolte ? En même temps, ce chagrin qui ne parvenait pas à se contrôler leur rendait la figure du Cheikh moins terrifiante et lointaine. Cet envoyé de Dieu qui lisait dans le cœur des hommes, ce mujaddid, ce wali pouvait donc s’attendrir et manifester les sentiments du commun des mortels ? Bienheureux celui qui causait à ce point sa compassion ! De telles larmes devaient peser lourd au moment du jugement !
El-Hadj Omar pleura longtemps. Il avait chéri Mohammed comme un fils, et il revoyait le jeune garçon, à la fois téméraire et naïf, qui s’était adressé à lui dans le dionfoutou de Sansanding :
— Grand Cheikh, rappelle-toi le hadith d’Al-Buhari : si deux musulmans se rencontrent l’épée à la main, l’agresseur et la victime iront dans le feu éternel.
Ah ! pourquoi fallait-il que son sang soit versé ? Était-ce une épreuve que Dieu lui envoyait pour lui faire souvenir que seul comptait Son amour ? La poursuite de Sa plus grande gloire ? Sans doute était-ce cela ! Car il s’attardait dans Hamdallay. Car il ménageait les grands du Macina. Car il semblait oublier qu’il devait continuer le jihad jusqu’à ce que la main de Dieu l’arrête. Et alors, profitant de sa faiblesse, tous complotaient. Paradoxalement raffermi par le chagrin qu’il éprouvait, El-Hadj Omar se redressa et ses interlocuteurs furent frappés de la modification de ses traits. On aurait dit qu’il s’était débarrassé de ses derniers liens avec la terre pour devenir pleinement l’expression du feu de Dieu. Il ordonna :
— Qu’on fasse exécuter ces chefs bambaras. Je ne veux même pas les voir. Et qu’on y ajoute le Mansa Ali Diarra avec les princes de sa suite ! Mon aveuglement les laissait en vie dans les geôles de la ville. Maintenant, qu’on fasse venir mes chefs de guerre Alfa Ardo Aliou, Alfa Ousmane, Alfa Oumar Baïla et mon neveu Tidjani…
Par les meurtrières du dionfoutou, le jour pénétrait, gris comme si la nature avait craint par une pompe déplacée de déplaire au Cheikh. Mohammed était mort. Mohammed Traoré, fils du premier martyr de l’islam à Ségou !
Pourtant, il ne fallait plus pleurer. La preuve était donnée que ces fois, mêlées de complaisances ethniques, en fin de compte, menaient à la trahison. Qu’avait dit Mohammed avant de quitter Hamdallay ?
— Avant d’être un musulman, je suis un Bambara.
Eh bien, que les gens de Ségou creusent sa sépulture et portent son deuil !
Les lieutenants d’El-Hadj Omar entrèrent. Scrutant son visage, car ils avaient été informés de la mort de Mohammed, ils en constatèrent l’impassibilité et furent fiers de servir pareil maître. Seul Tidjani, avec cette connaissance plus intime que donne la parenté, devina l’effort qu’El-Hadj Omar s’imposait. Le Cheikh parla :
— Vous vous êtes assez engraissés dans Hamdallay : nous allons reprendre les combats et marcher sur Tombouctou.
Alfa Ousmane, qui guerroyait aux côtés d’El-Hadj Omar depuis près de douze ans, se permit une remarque :
— Est-ce que tu n’es pas en correspondance avec le Cheikh Al-Bekkay pour la reconnaissance de ta suzeraineté sur cette ville ?
El-Hadj Omar pirouetta sur lui-même :
— Ne me parle plus de ce traître ! J’ai eu trop de patience à son endroit. Alfa Ardo Aliou, tu prendras une forte colonne et tu te mettras en marche dès que possible.
Tidjani interrogea prudemment, car il le savait, dans l’état d’esprit du Cheikh, toute objection pourrait sembler dictée par la lâcheté :
— Est-il bon de se diriger vers Tombouctou ? Ne faut-il pas d’abord éteindre les derniers feux de la révolte dans le Macina ? Porter secours à Amadou dans Ségou ? Mater Sansanding ?
El-Hadj Omar l’interrompit :
— Non, c’est Tombouctou qu’il faut frapper. Ce n’est plus Ségou, ce n’est plus le Macina qui importent. C’est là la source de tous les complots et la base de l’agitation contre moi.
Personne n’osa plus protester. Un à un, les hommes se retirèrent. Et El-Hadj Omar resta seul. Pendant un moment, il lui sembla qu’il ne savait plus pourquoi il combattait. Les premières années, tout était clair. Il fallait purifier et rénover l’islam, rendre la chaleur et la virulence à une foi qu’affaiblissaient les querelles de clans et les oppositions entre provinces. Il fallait convertir les païens, leur mettre sur les lèvres la phrase sublime :
— Il n’y a de Dieu que Dieu !
Mais, à présent, que se passait-il ?
Voilà qu’au nom des nationalismes, des résistances s’organisaient ! Les hommes défendaient leurs territoires, leurs dynasties, leurs parentés et n’acceptaient pas qu’à l’est du fleuve Sénégal s’étende un même empire dont le souverain serait Dieu. Beau rêve si difficile à réaliser ! Idéal que rendaient inaccessible la petitesse et la mesquinerie des esprits ! Mohammed lui-même avait été dans l’incapacité de comprendre cela ! Lui comme les autres avait oublié la parole d’Abou Ousmane Al-Hariri : « La fraternité d’origine est brisée par la diversité de religion, alors que la fraternité de religion n’est pas brisée par la diversité d’origine. »
El-Hadj Omar se mit en position de prière. Mais son esprit ne connaissait pas cette paix qui doit accompagner tout entretien avec Dieu. Il frisonnait de courtes pensées défensives. Il fallait renforcer les fortifications de Hamdallay afin que la ville puisse résister au plus long des sièges. Il fallait fabriquer des balles comme lors de la bataille de Tayawal. Peut-être fallait-il lever de nouvelles armées sur les populations soumises. Acheter leur loyauté à coup d’or. Et, surtout, malgré l’agitation des révoltes à moitié soumises ou plutôt à cause d’elle, il fallait faire venir Amadou de Ségou pour lui signifier ses dernières recommandations, compléter son initiation tidjane, afin qu’il devienne le détenteur et le dispensateur du wird1, en un mot, il fallait mettre en lui ce qui avait été mis en son père jusqu’à ce que cela le remplisse entièrement.
El-Hadj Omar ferma les yeux. Une fois ces choses faites, il pourrait mourir en paix. Comme un vrai musulman doit mourir. En combattant pour Dieu. Louange à Dieu, l’Absoluteur très miséricordieux ! Dans son infinie miséricorde, pardonnerait-il à Mohammed d’avoir méconnu la voie droite et emprunté le mauvais chemin ?
1- Ensemble de l’enseignement tidjane, édifié sur trois piliers : yazim, wazifa et tahlil.