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La mer cerne l’île. C’est la gardienne de sa prison. Et la nuit aussi fait le guet. Boitant hors de leurs trous, les crabes se faufilent parmi les pourpiers et les amarantes vers le bord de mer. Le sable semble gris, endeuillé par l’ombre. Vivre quand on n’a plus goût à rien. Samuel s’assit sous un cocotier. Ce serait facile d’aller jusqu’à la mer, de marcher, marcher jusqu’à ce que l’eau lui atteigne les épaules, puis lui recouvre la tête, puis l’emporte vers le large. Il avait appris que les esclaves de la Jamaïque croyaient qu’une fois morts leur esprit revenait vers la terre d’Afrique et s’incarnait dans un corps d’enfant. Alors, la vie recommençait. Hélas ! il lui était interdit de se donner la mort !

Pendant des jours, il avait parcouru Stony Gut où, déjà, la nature avait repris possession de l’espace. Il avait frappé à la porte de toutes les prisons de Morant Bay, déclinant humblement son identité et l’objet de sa requête. Parfois, quelque gratte-papier le prenait en pitié et consultait la liste de ses prisonniers avant de hocher négativement la tête. Il fallait donc accepter l’inacceptable.

Au fur et à mesure que les jours passaient, il ne savait plus ce qui le faisait le plus souffrir. N’avoir pas été aux côtés de Deacon Bogle et s’être ainsi par deux fois éloigné de celui qu’il aurait dû soutenir. Ou avoir perdu Amy. Il ne savait quelle culpabilité était la plus grande, et quelle faute il devait expier en priorité.

Il frissonna, car il n’avait pratiquement plus de vêtements. Deux nuits plus tôt, comme il dormait à la lisière d’un champ, des vauriens l’avaient dépouillé. Toute la région vivait dans l’insécurité. Ceux qui avaient échappé aux balles des Anglais ou déjoué les arrestations, ceux dont les maisons avaient été rasées et les villages incendiés se terraient dans les ravines, dans les anfractuosités des rochers ou les criques et rançonnaient les voyageurs imprudents. Samuel était heureux de son dénuement. Il était arrivé en conquérant dans l’île. Quelle naïveté ! Comme Toizoteye et ses amis avaient eu raison de le railler en chantant :

« Ah ! tous les buckra ne sont pas blancs

Certains sont noirs

Noirs et africains. »

Bien vite cependant, le sort s’était chargé de lui révéler sa véritable identité.

De là où il était, Samuel apercevait les navires à l’ancre dans Morant Bay, car l’Angleterre avait dépêché une commission d’enquête pour évaluer l’ampleur et la justesse de la répression. On affirmait que le gouverneur Eyre serait déposé de ses fonctions. On parlait d’une nouvelle constitution pour l’île. De la fin de la suprématie des planteurs. La foule en liesse, encore ointe du sang des martyrs, célébrait l’avènement des temps nouveaux, tandis qu’aux carrefours des prêcheurs en turban blanc remerciaient les dieux noirs qui enfin se penchaient sur leurs enfants.

Samuel se refusait de prêter l’oreille à ces propos, et toute cette excitation populaire avait à ses yeux couleur d’ingratitude. Qu’on oubliait vite ceux qui étaient sous terre ! Un temps, il avait été tenté de se rendre à Villa de la Vega et de se faire rapatrier. Puis, il avait réalisé que ce serait l’ultime lâcheté. Fils de Marrons, il s’était voulu. Fils de Marrons, il devait rester, solidaire de leurs crimes, alors même qu’ils l’avaient rejeté. Deacon Bogle était mort, livré par les Marrons. Son corps s’était balancé au bout d’un gibet d’infamie. Il devait expier.

Samuel se roula en boule sous l’arbre pour lutter contre la fraîcheur et l’humidité. Redoutant le sommeil qui est la sarabande des rêves, des visages enchevêtrés, des voix discordantes, Emma, Hollis, Amy, Deacon Bogle, Victoria, la vieille du village marron, la femme de Falmouth, Eucaristus, Eucaristus surtout, il ferma les yeux. Il se revit petit garçon ânonnant les Saintes-Écritures, butant exprès sur chaque mot, choriste, chantant faux :

Plus près de toi,

Mon Dieu, plus près de toi…

Il se revit adolescent, morveux, teigneux, les bottines mal lacées. Que n’avait-il fait la paix avec son père ? Aujourd’hui, au lieu de grelotter sur cette plage, il entrerait dans Ségou. Il traverserait le vestibule aux sept portes, tandis que les griots lui rendraient son nom. Le fumet des viandes grillées s’élèverait vers le ciel, et les curieux se presseraient :

— Est-ce que ce n’est pas un de nos enfants qui a retrouvé le chemin ?

Certes, il y avait moyen de tenter ce retour. Aller jusqu’à la mer, marcher, dériver vers le large. Néanmoins, il le savait, cela lui était interdit. Il amassa le sable sous sa tête pour s’en faire un oreiller. Le temps passa. Il dut s’endormir car en écartant les paupières il se trouva nez à nez avec l’œil étincelant du soleil. Le sable avait blanchi, et deux hommes tentaient de mettre à l’eau une pirogue peinturlurée. La vague était haute. Aussi l’embarcation se cabrait comme une bête, faisant tomber dans de grands éclats de rire ceux qui s’efforçaient de la guider. Que les hommes sont oublieux ! À quelques kilomètres de là, Deacon Bogle était mort, et ceux-là riaient, faisaient semblant de lutter et s’aspergeaient de sable.

Samuel se leva, épousseta ses haillons. Où aller ? Comment vivre quand on n’a plus goût à rien ? Comme il restait debout là, ne sachant trop que faire de lui-même, les deux pêcheurs l’aperçurent et lui signifièrent d’approcher. Sa première impulsion fut de tourner les talons. Puis, il se ravisa. Pourquoi éviter ces hommes ? Ils n’étaient pas responsables de ses crimes. Il s’approcha. L’un des pêcheurs l’accueillit d’un sourire :

— Donne-nous un coup de main, veux-tu ? La mer est mauvaise ce matin.

Samuel entra dans l’eau jusqu’aux genoux, bandant ses muscles et éprouvant un fugitif bien-être dans cet effort. Avec un vif rétablissement, les deux hommes sautèrent dans la pirogue et lui tendirent la main. Il tomba parmi les cordages, les rames, les nasses et les couis, tandis que ses compagnons éclataient de rire :

— Toi, tu n’est pas un homme de la mer. D’où viens-tu ?

Sans répondre, Samuel regarda le large. Un envol d’oiseaux au plumage bigarré traversa le ciel. Il se rappela son arrivée dans l’île quelque six mois plus tôt, et ses yeux s’emplirent de larmes comme s’il songeait à un défunt. C’est vrai qu’il n’était plus le naïf venu à la recherche de la famille de sa mère ! Qu’est-ce qui avait poussé racine à sa place ? Un arbre tout tordu, tout desséché… Le jeune pêcheur, un chabin, à la peau constellée de taches de rousseur, l’interrogea avec curiosité :

— On t’appelle comment ?

Samuel releva la tête, cherchant une réponse. Finalement, il murmura, prenant presque involontairement l’intonation de l’endroit :

— Mon nom, c’est Sans-Nom, oui !

La mer cerne l’île. C’est la gardienne de sa prison. Et le soleil, à présent, fait le guet, le soleil aux dents carnassières. Autrefois, les esclaves croyaient qu’une fois morts leur esprit se détachait de leur corps et retournait vers l’Afrique. C’est du faite de ce mapou ou de cet acomat qu’il s’élançait, traversant l’immensité de l’eau jusqu’à ce que l’odeur d’huile de palme et de poisson séché de la terre natale les saisisse à la gorge. Mais, moi, je n’y ai point droit à ce retour. Alors, je ne reviendrai jamais à Ségou. Je ne franchirai jamais ses murailles de terre, rouges, éternelles et friables à la fois. Je ne traverserai jamais le vestibule aux sept portes et n’entendrai jamais décliner mon identité. Ah ! il est de très haute et très noble naissance, celui-là qui nous revient aujourd’hui ! Eucaristus, père dénaturé.

Le jeune pêcheur regarda avec pitié Samuel accroupi, presque hébété au fond de la barque. Cet homme souffrait. Il lui tendit une gourde de rhum et sourit :

— Tiens, bois ça, Sans-Nom ! Est-ce que tu ne sais pas que ça aide à supporter la vie ?

À force de ramer, l’embarcation atteignit la pleine mer.