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Étendu sur un bat-flanc, l’auxiliaire indigène Ahmed Traoré prenait un repos bien gagné. Il avait toutes raisons d’être satisfait. Pour la deuxième fois, il venait d’être cité. Archinard parlait de lui faire décerner une décoration, ce qui se traduirait de façon concrète par une augmentation de sa solde. Si, en outre, il entendait le laisser à Ségou, dont il le savait originaire, avec cette fonction de chef de bataillon, c’était bien pour lui manifester l’estime dans laquelle il le tenait.

Et, cependant, Ahmed n’était pas satisfait, éprouvant pour la première fois un confus sentiment de remords et de malaise qu’il n’avait ressenti ni dans le Damga, ni à Kita, ni dans aucune de ses expéditions précédentes. Qu’il y avait-il dans l’air de Ségou ? Qu’est-ce qu’on y respirait qui y faisait les sentiments plus affinés et subtils, l’âme plus exigeante ? Sa vengeance ne lui laissait qu’un goût amer, et s’il s’était écouté, il se serait élancé dans les rues, interrogeant les passants :

— Aidez-moi, dites-moi de qui je suis le fils ! Ma mère ne m’en a guère parlé, disant seulement que c’était un yèrèwolo. Aidez-moi !

Alors pour calmer ces impulsions si peu conformes à sa mission dans cette ville, il se repliait sur lui-même, aboyant des ordres à ses subalternes et toisant sombrement ses supérieurs qui lui faisaient pareillement horreur. Tout avait commencé quand le madhi était tombé. Il n’avait même pas fait mine de se servir du fusil qu’il tenait, comme s’il la réclamait, cette mort, et d’une manière subtile se la donnait à lui-même. Aussi, Ahmed avait eu l’horrible impression d’être non pas un agresseur, mais un bourreau. Il était tombé, la sève de son corps assombrissant son boubou blanc en répétant le dernier témoignage du croyant attestant l’existence et l’unicité de Dieu et la shahada sur ses lèvres avait bouleversé Ahmed. N’était-il pas un musulman, lui aussi ? Les Grandidier avaient fait de leur mieux pour extirper de son esprit et de ceux de ses frères l’islam, qu’ils considéraient, ainsi que tous les Français, comme une religion dangereuse, mais ils n’y étaient jamais parvenus. Ni les frères de Ploërmel. Seul Dieudonné oscillait entre l’église et la mosquée, sans parvenir à choisir entre l’une ou l’autre. Appartenant à une communauté que l’islam avait chassée de chez elle, paradoxalement les enfants trouvaient en lui l’élément de grandeur qui manquait dans leur éducation. Et puis, il symbolisait le refus d’une soumission totale aux bienfaiteurs. Mme Grandidier était femme pieuse et bonne, qui consacrait un peu de son temps à l’action de l’école des sœurs de Saint-Joseph. Jamais ni Anady, ni Ahmed, ni Dieudonné n’avaient eu à se plaindre d’elle, à la différence de son mari qui avait coup de pied et gifle faciles. Pourtant, c’était elle que, chacun à leur manière, ils s’efforçaient de blesser !

Tout avait commencé quand le madhi était tombé, c’était bien cela ! Ahmed se releva et s’assit sur sa couche. Il devait être 3 heures de l’après-midi, heure la plus chaude du jour. Archinard et ses compagnons dormaient, assommés sous les moustiquaires, et, cependant, dans quelques instants, ils seraient alertes, traçant des plans pour les futures campagnes. Après la prise de Ségou, Archinard envisageait de revenir vers le Sénégal avant d’affronter Amadou, lui-même retranché dans Nioro. Car il fallait à tout prix démanteler l’empire toucouleur.

Celui qui fait la guerre doit s’interdire de penser. Sinon son bras retombe le long de son corps, incapable de frapper avec précision l’adversaire. Ahmed pensait trop depuis quelque temps. Le beau mécanisme de son corps s’enrayait. Il sortit dans la cour, limitée par un quadrilatère d’énormes constructions, assorties de tours. Quelle beauté dans cette architecture ! Témoin d’un temps révolu ! Bientôt, les Français courberaient, selon leur art, la terre et la pierre. Ahmed marcha jusqu’à l’entrée monumentale du dionfoutou. Deux tirailleurs, adossés à la muraille, sacrifiaient à la cérémonie du thé vert. Ahmed reconnut Mamadou Diop, un Ouolooff qui avait partagé bien des combats avec lui, et une jeune recrue, venue d’un village de liberté1 de Kayes. Les deux hommes, tout en sirotant l’âpre liquide brûlant, commentaient le partage des femmes toucouleurs dans lequel ils s’estimaient lésés, accusant Mamadou Racine, responsable du tirage au sort, de n’en faire, en réalité, qu’à sa tête. Ahmed interrompit cette conversation qui, soudain, lui semblait choquante :

— Que savez-vous de ce madhi que nous avons rencontré à Ouéta ?

Mamadou Diop se mit à rire :

— Madhi ? Tu dis fou, oui !

Ahmed haussa les épaules :

— Madhi ou fou, c’est pareil pour moi ! Mais est-ce que vous avez entendu parler de lui ?

Mamadou eut un geste d’ignorance, tout en remplissant pour la troisième fois les petits gobelets fleuris :

— Qu’est-ce que tu veux qu’on sache ? Pas plus que toi. Qu’il venait de Gao, c’est tout.

Ahmed fit avec espoir, comme si cela diminuait sa faute :

— Alors c’était un Sonraï ?

Les autres le regardèrent avec stupeur. S’il ne voulait pas éveiller leurs soupçons et voir se répandre dans le camp la rumeur qu’il agissait d’étrange façon, il valait mieux changer de conversation. Il se leva. Devant la forteresse, des captifs qui avaient entendu dire que les Français les autorisaient à quitter leurs maîtres formaient de longues files d’attente. Ils ignoraient qu’ils étaient souvent enrôlés de force dans les futures campagnes, et qu’alors leur liberté se réduisait à un triste et violent exercice. Ahmed détourna les yeux de ce pitoyable spectacle et longea les rues silencieuses. Ce n’était certes pas la première fois qu’il parcourait une ville en soudard. En outre, il l’avait réalisé, ce rêve, qui l’avait tenu éveillé pendant des semaines ! Et ne devait-il pas la savourer, cette vengeance qu’il allait offrir comme une ultime offrande à sa disparue ? Mère, mère, c’est moi, ton fils, qui te venge ! Or ne voilà-t-il pas que, une fois l’action accomplie, il ne ressentait ni plaisir, ni fierté, ni griserie. Seul le goût poisseux du remords. Il aurait aimé que les regards des rares passants ne se détournent pas de lui, que les enfants qui jouaient au seuil des cases ne l’interpellent pas sur un ton indéfinissable :

— Eh, toubab !

Qu’au contraire, un chant d’accueil jaillisse de la terre et de l’eau :

— Un fils était perdu qui est retrouvé.

Quelle absurdité ! Quelle inconséquence !

Comme si Dieu l’avait pris aux épaules, il se trouva soudain devant une mosquée. À sa vue, les talibés qui somnolaient, leur calebasse entre les jambes, se levèrent et se mirent à le supplier d’une façon féroce qui augmenta encore son malaise. Retrouvant une brutalité qui n’était plus que le masque de sa vulnérabilité, il les chassa, puis entra dans la cour où l’imam s’entretenait avec deux fidèles. Son apparition, le fusil sur l’épaule, entraîna un silence hostile, et trois paires d’yeux le dévisagèrent sans aménité. Au bout d’un moment, l’imam se ressaisit cependant et s’approcha de lui :

— Est-ce que ce n’est pas toi, l’interprète des Blancs ?

Ahmed haussa les épaules et fit rudement :

— Peu importe ! Parle-moi de ce madhi sonraï qui a voulu barrer la route à nos troupes à Ouéta…

L’imam parut surpris :

— Ce n’était pas un Sonraï. C’était un Bambara. Un Bambara de Ségou. Mais que veux-tu savoir de lui ?

Ahmed dit d’un ton troublé :

— C’était un Bambara… ?

— Oui, de la famille des Traoré. Que veux-tu savoir de lui ?

Comme Ahmed ne répondait pas, il s’enhardit et interrogea :

— Tu es un Bambara toi-même. De qui es-tu le fils ?

Ainsi, c’était un Bambara, un Traoré ! Comme il avait raison de se sentir un bourreau ! Il revit les yeux tristes et étincelants de sa victime, et, pour contenir cette pitié, ce remords qui, s’il les laissait, allaient changer le goût de sa vie, transformer chacune de ses victoires en douleurs et en hontes, il tourna vivement le dos à son interlocuteur. Comme les talibés qu’il avait pourtant chassés revenaient à la charge, il leur assena quelques bons coups de crosse. Puis il reprit le chemin du dionfoutou.

 

Ce n’est pas immédiatement que l’esprit d’Omar commença d’investir la ville avant d’en prendre entièrement possession. Cela se fit en plusieurs jours, voire en plusieurs semaines. Un jour, un homme marcha jusqu’à la place centrale où flottait le drapeau tricolore tout neuf et cria :

— Souvenez-vous du madhi de la « lumière d’Allah ». Qu’avait-il dit ? Nous sommes un. Un.

Puis avant que les tirailleurs en faction n’aient pu l’interpeller, il s’était enfui.

Le lendemain, des hommes venus on ne sait d’où surgirent sur les marchés, aux abords des mosquées, sous les arbres à palabres, et s’exclamèrent :

— Oui, le madhi de la « lumière d’Allah » l’avait dit, et nous ne l’avons pas écouté. Nous sommes un. Un.

Bientôt un petit opuscule à couverture jaune sur laquelle était imparfaitement dessiné un beau visage commença de circuler. Il s’intitulait La Lumière d’Allah et retraçait la vie et l’enseignement d’Omar Diémogo Traoré, le sage de Tacharant. On y parlait de sa naissance miraculeuse après la mort de son père, de sa longue initiation religieuse auprès de sages du Fouta Djallon, de son mariage avec une esclave toucouleur, de son refus des concubines, de sa retraite de cinq années à la lisière du désert, enfin, de sa longue marche, puis de sa mort avec sur les lèvres la parole :

— Rabbi labaïka2 !

Cela donna le signal d’un revirement total. Cette pensée hérétique condamnée en son temps par les autorités religieuses fut réhabilitée, les commentateurs trouvant là une source de développement infini. Puisqu’il était le lieu de plusieurs cultures, bambara et peul par son père, toucouleur par sa mère, le madhi n’avait-il pas puisé dans chacun de ces peuples une part de sa spiritualité ? Les Ségoukaw, traumatisés par une victoire à goût de défaite, suivie de l’humiliation excessive des anciens maîtres et de la restauration sans grandeur d’autorités traditionnelles, se rappelèrent cette parole du Coran : « Souviens-toi, car le Souvenir est utile… » Et sans désemparer l’appliquèrent à Omar.

Le camp de Ouéta devint un lieu de pèlerinage, et les foules qui ne tardèrent pas à y affluer choisirent dans l’anonymat de ce champ de dunes un emplacement particulier devant lequel elles s’agenouillèrent. Les griots, qui ne savaient plus qui vanter, éprouvant quelque scrupule à appeler Mari Diarra « casseur de grosse tête », trouvèrent là le héros idéal qui manquait à leur épopée et prenant leurs koras chantèrent :

Depuis que Dieu a créé le monde, les bénis ont pouvoir sur

les maudits ! Traoré, Traoré, Traoré !

Quatre fois, il fit le tour de Niamina

Son cheval s’enleva

Et il trouva l’entrée

Atinari3 l’entendit et il dit :

« Si tu entres dans cette ville,

je te tue… »

 

Alors Omar Traoré revint vers l’entrée :

 

C’est à Dieu que j’obéis, ce n’est pas à toi !

Traoré, Traoré, Traoré !

Tu es parti, mais un seul homme ne finit pas le monde !

Et le soir, dans les cours de Ségou ; chacun se répétait cette chanson. Oui, il l’avait dit le madhi, ils étaient un, un Toucouleur, Bambara, Peul, Somono, Bozo, Sarakolé, Malinké, Diawara, Dogon et même ceux dont on ignorait le nom, qui vivaient sur le rivage de la mer ou sur les marches du désert… Un, un et ils ne l’avaient pas compris. Était-il trop tard ?

Quand cette légende se forma autour d’Omar, Kadidja se fâcha. De quel droit triturait-on les éléments de la vie de son compagnon ? Qui mieux qu’elle savait combien de douleurs, de doutes et d’angoisses ils recouvraient ? Or, nul ne l’avait interrogée. On préférait, sans doute, s’appuyer sur les souvenirs à moitié imaginaires des rares survivants de la « lumière d’Allah » ? Et il lui semblait qu’elle le perdait une deuxième fois et à jamais, tandis qu’on le transformait ainsi en image pieuse et édifiante. Puis elle se calma. Après tout qu’importait ? Peut-être cette transformation était-elle nécessaire ? Peut-être Ségou avait-elle besoin de ces mensonges pour tenter de retrouver sa voix ? Peut-être, à cause d’Omar, le grand silence de la cité vaincue frémirait-il de révoltes d’abord souterraines, puis éclatant au grand jour ? Insensiblement, elle s’habitua à cette pensée et la transmit à ses enfants.

1- Villages créés par Gallieni où l’on regroupait les esclaves libérés.

2- Dernières paroles que le croyant doit prononcer avant sa mort.

3- Archinard.