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À travers tout le pays fanti, portée par les tam-tams, la nouvelle se répandit qu’un Omanhene, ses braffo, ses linguistes et ses messagers se trouvaient détenus par des hommes sans aïeux à la solde des Anglais. Les gens commencèrent à accourir d’Abora, d’Ekumfi, de Nkusukum et même de Gomoa, de l’autre côté de la rivière Nakwa, et, très vite, une foule considérable s’amassa devant le poste de police d’Ajumako.

Au début, ce rassemblement eut des allures de fête. Malgré leur mécontentement de voir des princes enchaînés à des manguiers comme des malfaiteurs, des gens qui ne s’étaient pas rencontrés depuis longtemps se retrouvaient, échangeaient des nouvelles de naissances ou de décès. Des femmes faisaient circuler des calebasses d’épinards et d’escargots, cuits à l’étouffée dans l’huile de palme, et d’épaisses boules de foufou, tandis que les gourdes de vin de palme se vidaient. Puis, vers le milieu du jour, la colère se mit à monter. On avait appris que deux policiers avaient été dépêchés à Cape Coast pour prendre des ordres du gouverneur, et on se demandait pourquoi ce Blanc avait droit d’intervenir dans les affaires du royaume. Chacun se remémorait l’affaire de Kwaku Aputae, un Fanti d’Assin Atandanson, qui avait osé profaner la tombe d’un chef pour s’emparer de ses ornements d’or, et qui, pour échapper à la justice traditionnelle, avait pris refuge sur la côte près des Anglais. Cette fois, de quoi s’agissait-il ? Depuis des temps immémoriaux, on mettait rituellement à mort les jumeaux qui étaient le signe manifeste de la colère des ancêtres et d’un désordre dans l’ordre de la nature. Et ces Fantis de la côte à la solde des Blancs prétendaient s’y opposer ?

La chaleur et le vin de palme aidant, la fureur fut bientôt à son comble. C’est alors que Hollis fit son apparition au milieu de la foule. Pour les habitants d’Ajumako, Hollis était un personnage parfaitement ridicule et dont on ne comprenait même pas la nature. Il était blanc. Pourtant, ce n’était pas un Blanc. Il parlait fanti avec un accent qui faisait se tordre de rire les femmes et les enfants. On ne savait pas s’il était vêtu à l’africaine ou à l’européenne. Plus grave encore, le bruit courait qu’il avait refusé toutes les filles que lui offrait Kwame Aidoo, et qu’il dormait seul, nuit après nuit, dans sa case. Pourtant, même ceux qui se moquaient de lui, même ceux qui l’avaient surnommé « la couleur n’est pas un signe » et s’interrogeaient sur ce qu’il était venu chercher à Ajumako ne purent manquer de constater combien son allure était majestueuse comme il s’approchait du poste de police. Il s’arrêta à la palissade et, d’une voix forte, demanda à parler au constable Andrew. Les deux policiers en faction lui firent signe de s’éloigner. Avec douceur. Il insista. Ils répétèrent leur geste plus fermement. Alors, Hollis se tourna vers la foule et se mit à la haranguer.

Cette harangue eut d’abord un effet contraire à celui qu’il recherchait, car Hollis malmenait tellement les sonorités du fanti que cela donnait lieu à d’épouvantables contrepèteries ou à des sous-entendus licencieux. Certains commencèrent de pouffer, mais le constable Andrew sortit du poste de police et le silence se fit. Quel incroyable spectacle ! Ces deux bâtards de Blancs, face à face ! L’un défendant les Anglais ! L’autre ? Qui défendait-il ? Tout Ajumako retint son souffle. Hollis enfla sa voix :

— Habitants d’Ajumako, est-ce que vous oubliez qui vous êtes ? Est-ce que vous permettrez à des Caucasiens, créatures sorties tout droit de l’Enfer, d’interférer dans vos coutumes sacrées ?

Le mot « sacrées » mit le constable Andrew en rage. Sacrée, la mutilation de deux fœtus à peine expulsés du tiède abri d’un ventre maternel ? Dans sa rage, il arma son fusil et tira. En l’air, afin d’effrayer Hollis et de disperser la foule. La déflagration ébranla les dalles bleutées du ciel et produisit un choc. Les gens avaient l’habitude des coups de fusil. Néanmoins, ils retentissaient lors des grandes cérémonies annuelles. Mêlés à la frénésie des tam-tams, des trompes, des cymbales, ils signifiaient la joie et l’allégresse. Or, en cet instant, chacun réalisait que ce coup isolé, lugubre comme le hurlement d’une bête, exprimait le défi et la menace. D’abord surpris, Hollis se tut. Puis, bien vite, il se remit à parler. Andrew tira une seconde fois. La foule bondit, enjamba la palissade et se rua jusqu’au poste où les policiers trompaient leur inquiétude en buvant de la cachaca. Ils n’eurent pas le temps de se servir de leurs armes.

Le tumulte de ces événements atteignit Samuel, alors qu’il aidait le père Earl à recopier les mots et expressions d’un dictionnaire fanti-anglais. Il courut de toute la vitesse de ses jambes, suivi des deux prêtres moins alertes. Le spectacle était horrible. Le périmètre de terre entourant le poste de police était jonché de têtes, de bras, de jambes, de lambeaux de chair et de restes d’organes dont on aurait pu difficilement reconnaître la nature et la fonction. Des tourbillons de mouches se gobergeaient déjà en attendant l’arrivée des charognards.

Samuel trouva Hollis le long de la palissade, là où l’avait frappé la balle d’Andrew, là où l’avait piétiné la foule dans sa fureur et sa révolte. Il respirait encore, et comme Samuel, aveuglé par les larmes, se penchait sur lui, il écarta les paupières, laissant filtrer son regard lumineux, vert comme la mer, vert comme l’espoir – absurde – qui l’avait habité. Éperdu, Samuel le serra contre lui. Ah non ! il ne fallait pas qu’il meure ! Car, alors, comment dénombrer ses assassins ? Ne serait-il pas aussi coupable que ceux qui l’avaient blessé, piétiné ? Ne lui avait-il pas porté, le premier, un coup mortel en allant prendre refuge à la mission ? Ah ! il fallait qu’il vive pour aborder aux rives de son rêve, et combien, désormais, Samuel l’y aiderait ! À ce moment, Hollis eut une crispation du visage, comme s’il s’efforçait de sourire ou de parler. Une écume écarlate mouilla ses lèvres. À genoux derrière Samuel, le père Earl récitait à mi-voix la prière des agonisants.

 

Le gouverneur Richard Pine, abrité de son casque colonial, les fesses posées sur un de ses inconfortables tabourets de bois que les indigènes affectionnaient, regardait l’aréopage autour de lui. L’Omanhene Kwame Aidoo avait convoqué tous les chefs d’Ajumako, et ils étaient présents, harnachés comme des chevaux de parade, rutilants d’or, avec leurs colliers, leurs bracelets aux poignets et aux chevilles, leurs tiares, leurs anneaux. Pas une flèche ne manquait aux carquois de leurs braffo, une queue d’éléphant aux mains de leurs messagers, une plume d’autruche aux larges éventails que leurs esclaves agitaient. Cependant, cette formidable assemblée ne l’effrayait pas. Au contraire. Il était fort satisfait du tour que prenaient les événements. Puisque l’agitateur, le coupable, avait trouvé une juste mort, et que les habitants d’Ajumako, dégrisés, se repentaient de leur folie et de leur crime, il pouvait se payer le luxe d’être généreux. De ne pas raser et brûler les villages en guise de représailles après avoir fait fusiller les chefs. Ne pas exiger d’énormes tributs en guise de réparation. Il s’était contenté de deux douzaines de moutons, de paniers d’ignames et de manioc, de trois défenses d’éléphants, d’une livre de poudre d’or, et, surtout, il avait fait signer à cet illettré d’Omanhene un traité reconnaissant la souveraineté de la reine Victoria sur ses terres et interdisant toute pratique contraire à la civilisation. Le gouverneur Mac Lean1 n’aurait pas fait mieux. Le Foreign Office serait satisfait, et les esprits chagrins qui affirmaient à Londres qu’il était inutile de chercher à coloniser l’Afrique seraient bien marris.

Cela compenserait en partie l’humiliation que les troupes britanniques venaient de subir à Praso, où elles avaient dû reculer devant les Ashantis. Les Ashantis ! Tant qu’ils n’auraient pas été soumis et que leur capitale, Kumasi, n’aurait pas été réduite en cendres, la pax britannica ne pourrait pas régner dans la région.

Malgré la protection du casque colonial, la sueur ruisselait sur la nuque du gouverneur Pine, et il avait la tête en bouillie. Maudit pays ! Il tira son mouchoir de sa poche et s’essuya le front. Sourd aux sollicitations des missionnaires, il n’avait pas fait détruire les autels de Naaman, dressés à chaque carrefour et derrière chaque case, convaincu qu’il mourrait de sa belle mort, ce dieu qui n’avait pas doté ses suppliants de fusils, de canons, d’alcool et de chiffons rouges. Pas de souci à se faire : il suffisait d’être patient ! Replaçant son mouchoir dans sa poche, Pine rencontra le regard de Samuel, et, tel un acide lancé par un voyou, sa haine le brûla. Depuis la mort de Hollis, la haine dévorait Samuel. Quelle sordide farce se jouait ? Les Anglais feignaient de croire que Hollis était le seul coupable. Kwame Aidoo et Ajumako tout entier acceptaient cette version, trop heureux que ce soit cet étranger, et cet étranger seul, qui soit sacrifié sur l’autel des bonnes relations entre les habitants de la Gold Coast et les Britanniques. D’une même voix, les femmes avaient entonné :

Il est dissipé le mauvais nuage au-dessus du champ

Il est dissipé

Le manioc refleurit

Les lianes de la patate douce

Étreignent à nouveau la terre

Il est dissipé.

Et ce chant traditionnel, il l’avait chargé de sous-entendus. Que disaient les femmes, en réalité ?

Il est mort cet étranger trouble-fête

Il est mort

Celui qui n’était pas né du ventre connu

D’une femme

Alors la paix et le calme

Reviendront

La décision de Samuel était prise : il ne resterait pas un jour de plus à Ajumako. Il n’y avait été que trop retenu par son manque de courage. Les missionnaires avaient l’intention de le confier au gouverneur qui le ramènerait avec son escorte à Cape Coast et, là, le mettrait dans le premier navire en partance pour Lagos. Eh bien, malgré son désir de revoir sa mère, il refuserait ce plan. Oui, il avait un tout autre devoir à accomplir : venger Hollis, avant de faire voile vers la Jamaïque ! Car il partirait, il secouerait la poussière de ses sandales sur cette terre sans espoir ! Comme personne ne prêtait attention à ses faits et gestes, Samuel se glissa hors de la concession. Un détachement de soldats venus de Cape Coast demeurait au garde-à-vous, le doigt sur la couture du pantalon, le long de la clôture de tulipiers. Quelques hommes, cependant, avaient pris des libertés avec le règlement et étaient assis à même le sol, ocre et poussiéreux. Ils avaient posé près d’eux leurs fusils, leurs baïonnettes, et Samuel fut dévoré du désir de se saisir de ces engins de mort et de les retourner contre leurs possesseurs. Venger, venger Hollis ! Samuel était d’autant plus désespéré, fiévreux qu’il se sentait plus coupable. Judas, lui aussi, il était un Judas. Il se dirigea vers le lopin de terre, au-delà des champs cultivés du village où Hollis avait été enseveli. Anonyme rectangle, entouré de cailloux sur lequel la main attentionnée du père Earl avait planté une croix. Bientôt, la brousse le recouvrirait de ses anneaux verdâtres, et nul ne se souviendrait qu’un Antillais, naïf et généreux, avait versé son sang. Pourquoi ? Pour rien. Samuel s’essuya rageusement les yeux. Il n’était plus temps de pleurer. Il fallait agir.

Par Hollis, il avait appris qu’Africanus Horton entretenait des relations d’amitié avec des Anglais haut placés et collaborait à un journal publié à Londres, The African Times. Sa ligne de conduite était simple. Grâce à ces alliances, il ferait reconnaître le triste sort de Hollis afin d’exciter colère et compassion. Dans quels cœurs ? Samuel ne le savait pas exactement. Il savait seulement que s’il acceptait cette fin sans réagir, alors, il ne saurait continuer à vivre. Il se porterait un tel mépris qu’il ne deviendrait jamais un homme. Ou alors un homme pareil à son père, amer comme un fruit maudit !

Le soleil allait atteindre le milieu du ciel. Samuel imagina l’interminable voyage de retour vers la côte. Pourtant, il n’avait pas peur. Il lui semblait que les dernières sensibilités de l’enfance avaient disparu de son être, et qu’il avait fait irruption dans l’univers de violence et de meurtre des adultes. Armé. Armé de la haine. Il arracha la croix que le père Earl avait plantée, et, à coups de talon, il combla la béance qu’elle avait laissée.

 

La vie devrait être donnée deux fois. La seconde pour approfondir les échanges et les rencontres de la première. Pour mieux cerner les êtres, recueillir au plus profond de la mémoire leurs propos et leurs pensées. Samuel s’aperçut très vite qu’il ne savait rien de Hollis, de sa naissance, de sa petite enfance, de ses errances à la poursuite de son idéal, de ses déboires. Même, il s’aperçut qu’il oubliait le son de sa voix, l’écho de son rire ou l’odeur de ses cheveux quand il défaisait son turban et griffonnait page après page, le soir quand tout était endormi. Il ne le retrouvait que dans ses rêves, au point qu’il en venait à se demander quelle part de sa vie était réelle, quelle part était imaginaire. Vivait-il quand il cheminait misérablement parmi une troupe de commerçants ? Vivait-il quand, sous un mince pagne de coton, étendu à même la terre, son esprit se détachait pour aller à la rencontre de l’absent ? Il était assis dans un champ parsemé de plantes qu’il n’avait jamais vues, mais dont il savait le nom comme si, enfant, la main d’une mère attentive l’avait conduit à se pencher sur chacune d’elles. Allamanda, poinsettia, lavande rouge, scorpion, liane, orchidée, hibiscus. Hollis parlait, et les mots de sa bouche lui donnaient foi :

— Courage, fils ! Nous finirons par triompher, et, alors la terre nous appartiendra.

Au terme d’un trajet qui lui sembla interminable, Samuel arriva en vue de la mer. La saison des pluies avait commencé, et des rigoles brunâtres dévalaient le long des rues de Cape Coast. Des douzaines de grenouilles semblaient avoir pris refuge dans cette eau trouble et emplissaient l’air de leurs cris. Où passer la nuit en attendant de reprendre la route qui le conduirait à Anomaboe, où il espérait bien obliger Africanus Horton à quelque action ?

Trois pâtés de maisons plus bas, il apercevait la masse d’une mission trônant au milieu de son jardin. Résolument, il lui tourna le dos, s’enfonçant au contraire dans le secteur indigène de la ville, amas de cases tellement serrées les unes contre les autres qu’on ne distinguait qu’avec peine une façade d’une autre.

— Hé, est-ce que ce n’est pas toi qui étais à Anomaboe avec… ce mulâtre ?

Samuel virevolta. Il la reconnaissait, cette voix, comme il la reconnaissait cette effrontée avec ses fossettes, son teint d’un noir de jais et ses tétons naissants. Est-ce que ce n’était pas à cause d’elle et de ses propositions déshonnêtes qu’il avait reçu un déluge de coups sur la tête ? Il se mit à marcher à grands pas pour la fuir, mais elle le suivait, questionnant de sa voix fluette :

— Tu es tout seul ? Où est le mulâtre ? Est-ce que tu habites à Cape Coast maintenant ? Et chez qui ?

Ils arrivèrent au bout de la ville. Devant eux, la forêt recommençait, avide de reprendre possession des espaces. Où continuer ? Comme si elle comprenait le désarroi de Samuel, la fillette reprit :

— Écoute, cesse de bouder. Ce n’est pas de ma faute s’ils t’ont battu. Viens, accompagne-moi. Je suis chez la sœur de ma mère. Il y a du kenkey et de la bonne sauce à l’huile de palme.

Samuel fut lâche. Il ralentit son pas :

— Comment t’appelles-tu ?

— Victoria…

Il bondit :

— Victoria ? Tu es donc chrétienne, petite malheureuse ?

Elle posa sur lui un regard innocent et, cependant, tout chargé de rouerie, répondant :

— Je ne sais pas !

Depuis près de deux semaines, Samuel ne s’était pas lavé et s’était tant bien que mal bourré le ventre avec des aliments de fortune. Matin après matin, il enfilait son pantalon tout raidi de crasse et sa chemise en lambeaux, qui lui laissait le dos à l’air, car sa veste avait depuis longtemps rendu l’âme. Retrouver la brûlure de l’eau bien chaude dans des calebasses, s’envelopper d’un pagne fleurant bon le savon de coco, avaler des mets savoureux ! Quels délices oubliées ! Victoria, accroupie sur ses talons, le regardait faire d’un air protecteur. Autour d’eux, c’était le bourdonnement et le va-et-vient d’une grande concession. Comme tout le monde à Cape Coast, le mari de la tante de Victoria faisait le commerce d’huile de palme, commerce qui, pour l’instant, rapportait des fortunes, car des puissances européennes étaient en guerre.

Quand Victoria estima Samuel repu et, par conséquent, en état de parler, elle le questionna :

— Comme cela, tu es tout seul ? Qu’est-il arrivé au mulâtre ?

Samuel comprit bien qu’il n’arriverait à rien sans son aide. Et quelle meilleure alliée que cette enfant du pays qui en connaissait les langues et les mœurs ? Il expliqua tout ce qui s’était passé depuis qu’il avait quitté Anomaboe ainsi que ses projets d’avenir. Elle l’écouta sans l’interrompre, apparemment indifférente au sort de Hollis, puis s’exclama :

— Le docteur Africanus Horton ? Est-ce que tu ne sais pas qu’il n’est plus à Anomaboe ?

Samuel bégaya :

— Plus à Anomaboe ? Et où est-il donc ?

Victoria eut un geste d’ignorance :

— Il paraît qu’il n’était pas heureux dans ce fort. Les officiers anglais l’appelaient « sale nègre » et refusaient d’être soignés par lui. Peux-tu imaginer pareille chose ?

Samuel n’était pas en état de s’apitoyer sur le racisme dont Africanus Horton avait été victime. Autour de lui, tout s’effondrait. Ce qui l’avait tenu debout, ce qui lui avait permis de supporter sans trop de remords la mort de Hollis, c’était la conviction d’en tirer vengeance. Il le savait, Africanus ne manquerait pas d’alerter l’opinion sur l’assassinat de son ami, car c’était bel et bien d’un assassinat qu’il s’agissait, et tous les esprits épris de justice en seraient révoltés. Les lettres afflueraient à l’African Times, dénonçant et la barbarie africaine et la barbarie anglaise, qui s’étaient conjuguées pour mettre à mort un idéaliste.

Si Africanus n’était plus à Anomaboe, que faire ? Vers qui se tourner ? Samuel, qui croyait n’avoir plus de larmes, éclata à nouveau en sanglots. Au bout d’un moment, Victoria se rapprocha de lui et posa les lèvres sur ses joues. Des lèvres tièdes, tendres, doucement poisseuses comme celles d’un enfant qui a sucé un fruit, et animées d’une science surprenante, comme elles descendaient le long de son cou, remontaient à ses lèvres, redescendaient plus bas, toujours plus bas. À un moment, terrifié, il se redressa sur son séant, protestant :

— Mais qu’est-ce que tu as en tête ?

Elle le regarda, et sa mine à la fois contrite et effrontée avait tant de charme que, vaincu, il se rejeta en arrière, n’opposant plus de résistance. Bientôt, il prit une part active à ce jeu inconnu. Quand ce fut terminé, il resta haletant, ne songeant qu’à son père. Voilà pourquoi Eucaristus reluquait les femmes de telle façon. Voilà pourquoi tant d’histoires circulaient sur son compte. Voilà à quoi il occupait tous ses instants entre deux sonores lectures de la Bible. Mais il n’allait pas lui ressembler. Il allait domestiquer, enchaîner cet instinct diabolique en lui. Il balbutia :

— Victoria, il faut que je t’épouse !

Elle rit dans l’ombre :

— Si tu veux !

1- Prédécesseur de Pince, apprécié pour ses bons contacts avec Fantis et Ashantis.