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La présence des Français à Kita et la signature du traité avec Tokouta donna le signal du ballet des espions et des émissaires de confiance. Ce furent des allées et venues d’hommes choisissant la nuit pour voyager, entrant furtivement dans les villes et couvrant d’or toutes les traces de leur passage.

Les espions toucouleurs, à cheval, en pirogue ou à pied, prirent la direction des provinces du Fouladougou, du Kaarta-Bine, du Bakhonou, du Diafounou, tandis que les émissaires sûrs étaient dépêchés en direction des frères d’Amadou qui contrôlaient l’empire, Tidjani au Macina, Mountaga à Nioro, Bassirou à Koniakari, non pas tant pour les informer de la situation que pour s’assurer de leur fidélité souvent chancelante. En même temps, on faisait la chasse aux espions des Français que l’on savait nombreux. Tous ceux qui, ayant vécu à Saint-Louis ou quelque part au Sénégal, portaient un pantalon ou une veste achetés à un traitant et baragouinaient un peu de français étaient surveillés, arrêtés et traduits devant Amadou qui les interrogait lui-même.

Dans cette atmosphère de suspicion, deux nouvelles éclatèrent comme la foudre qui pétrifie les arbres et lézarde les murs de banco, à peu de temps d’intervalle. D’abord, on apprit que les Bambaras du Bélédougou avaient attaqué les Français, fait main basse sur les présents qu’ils emportaient avec eux et laissé pour morts nombre de leurs hommes. Loin de susciter l’enthousiasme comme on aurait pu s’y attendre, cette nouvelle consterna et Bambaras et Toucouleurs. Les Français étaient gens vindicatifs et qui l’avaient prouvé à plusieurs reprises, rasant, incendiant les villages de ceux qui avaient osé s’affronter à eux. Aidés de leurs spahis et de leurs auxiliaires indigènes, qui sait s’ils n’allaient pas se répandre dans la région en semant la mort sur leur passage ? Les Bambaras de Ségou, surtout, étaient inquiets. Voilà que cette action téméraire et isolée risquait fort de leur aliéner des alliés potentiels ! Comment convaincre les Français qu’ils étaient prêts à s’entendre avec eux afin d’avoir des armes ?

La deuxième nouvelle réconcilia tous les esprits. On apprit comme on le redoutait que les Français s’étaient livrés à de terribles représailles contre ceux qui avaient osé les attaquer, puis, s’appuyant sur le traité signé par le malheureux Tokouta, avaient envahi Kita et commencé d’y bâtir un fort. Un fort dans lequel seraient casernés des soldats ! C’est-à-dire une menace constante sur toute la région, une épée suspendue au-dessus de toutes les têtes, une lance prête à transpercer toutes les poitrines !

Cependant, si tout le monde ergotait, réfléchissait, ratiocinait, personne ne parlait de riposter, de prendre les armes, ce qu’aurait souhaité Omar. Lors de la traversée du fleuve Sénégal, l’expédition française comptait vingt tirailleurs, dix spahis et des laptots autour de cinq Blancs, les espions en avaient fait le détail. Après l’attaque des Bambaras du Bélédougou, combien d’hommes valides restait-il ? Quant à la colonne qui avait pris Kita, de combien d’hommes se composait-elle ? Est-ce que des sofas bien entraînés et qui avaient déjà fait leurs preuves ne pouvaient venir à bout de ces adversaires ?

Omar rageait. De quelle espèce timorée et friable sont faits les adultes ? Comme, en proie à ces pensées, il retournait dans sa case après la prière de zohour, il se trouva nez à nez avec une jeune fille qu’il ne reconnut d’abord pas, car elle était vêtue, cette fois. Vêtue d’un pagne d’indigo passé, mais très propre, sous une courte blouse blanche. Puis la mémoire lui revint, et tout le sang de son corps lui monta au visage. Il souffla :

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

Elle désigna le panier qu’elle portait :

— Ma mère Fatima m’envoie porter un cadeau à ta mère Djenéba.

Il demeura là à la fixer d’un air interrogateur et, alors, elle expliqua :

— Je suis la fille du maccuddo Aboubakar qui est né dans la maison de El-Hadj Seydou qui habite la concession voisine.

Si Kadidja avait été de haute naissance, Omar n’aurait certainement pas pu la regarder en face, tant le souvenir de son indiscrétion, tout involontaire pourtant, l’aurait brûlé de honte ! Apprenant qu’elle n’était qu’une esclave de case, il s’enhardit, détaillant sournoisement son corps délié qui alliait la gracilité de l’enfance à une souplesse provocante déjà féminine. Il s’efforça de rire, tout en continuant son inspection :

— Je devais avoir l’air bien ridicule, l’autre jour !

Elle pouffa :

— Tu peux le dire !

Là-dessus, comme si la conversation avait assez duré, elle s’éloigna. Omar resta un moment planté à la regarder, puis, se précipitant derrière elle, la prit par le bras :

— Est-ce que je dois toujours sauter par-dessus les toits, si je veux te voir ?

Elle se dégagea et le fixa, l’expression de ses yeux démentant la rebuffade de ses paroles :

— Pourquoi aurais-tu besoin de me voir ? Vous ne manquez pas d’esclaves chez les Traoré.

Mortifié, Omar n’insista pas. D’avoir su cependant que Kadidja n’était pas une jeune fille de haute naissance lui donna toute liberté de rêver à son corps, ce qu’il s’était jusqu’alors interdit. Il eut beau se répéter la première récitation de la lazima, comme s’il se trouvait en danger, rien n’y fit. À la fin de la journée, il n’y put tenir et alla trouver Ali qui était absorbé dans une partie de wari :

— Qu’est-ce que tu sais de cet El-Hadj Seydou qui habite la concession voisine ?

Ali ne leva pas le nez du petit tablier de bois creusé de trous à intervalles réguliers :

— C’est un Toucouleur qui est arrivé ici avec El-Hadj Omar. C’est un moquaddem1. Je ne peux rien t’en dire de plus. Nous ne le fréquentons guère.

Issa, fils aîné d’Alioune et que la faveur de son père pour Omar indisposait fort, interrogea, méchamment :

— Est-ce que tu ne l’as pas rencontré au palais ? Il y est, lui aussi, très fréquement…

Il était de ceux qui n’appréciaient pas les nombreuses visites d’Omar à la famille de sa mère et ne lui pardonnait pas d’être à moitié toucouleur. Omar ne répondit rien. Pendant près d’une semaine, il parvint à résister à la tentation. Le neuvième jour, il y céda.

 

La concession d’El-Hadj Seydou différait considérablement de celle des Traoré. Derrière le mur d’enceinte, au lieu des solides constructions en banco aux toits en terrasse, reliées par des cours fermées, c’était un groupement de cases légères aux toits de paille, comme si ces anciens nomades se tenaient prêts, à tout moment, à aller s’établir ailleurs. Des poules, des chèvres, quelques vaches circulaient librement, et l’odeur de crottin, de lait frais et d’urine qui régnait rappela à Omar celle de la concession de Tassirou à Ouro et lui mit les larmes aux yeux.

Des groupes d’enfants sous la supervision d’élèves plus âgés s’exerçaient à la récitation du Livre sacré, tandis que d’autres réunissaient des bandes de coton et que d’autres encore coupaient ou brodaient des étoffes. El-Hadj Seydou était un homme encore jeune, mais squelettique, le front marqué du cal noir des prosternations. Il accueillit Omar avec une extrême affabilité et, au bout de quelques minutes, se découvrit des alliances avec lui. Est-ce que la grand-mère maternelle d’Omar n’était pas une des filles d’Ousman dan Fodio comme sa première femme ? Est-ce que Tassirou n’était pas son cousin croisé ? Avalant goulûment une calebasse de lait caillé, Omar oublia presque la véritable raison de sa visite et tarda à poser sa question favorite :

— Père, crois-tu que les Français menaceront cette région ?

El-Hadj Seydou hocha tristement la tête :

— Je crains, en effet, qu’ils ne parviennent plus à limiter leurs ambitions et n’aient l’intention de s’emparer des richesses de l’empire…

— Et, alors, Amadou déclenchera le jihad contre eux ?

— Je crois qu’il fera d’abord tout pour se les concilier. Omar reposa sa calebasse :

— Que veux-tu dire ?

El-Hadj Seydou eut un soupir :

— Nous sommes entrés dans un monde où seules comptent les armes. Les Français en ont à vendre. Les Bambaras en veulent pour lutter contre les Toucouleurs. Amadou en veut pour écraser les dernières velléités de révolte des Bambaras. Tu vois que ce n’est pas si simple ! Personne n’ose brusquer des fournisseurs d’armes !

Puis il sembla prendre la mesure de la déception de son jeune interlocuteur et fit, d’un ton apaisant :

— Gardons espoir ! Si c’est nécessaire, Dieu nous enverra un madhi !

Dans un élan, Omar interrogea :

— Père, est-ce que je peux devenir un de tes élèves ? El-Hadj sourit :

— Misérable pécheur, que veux-tu que je t’apprenne ? Néanmoins, ma maison est la tienne. Si tu veux, je t’initierai à l’art de la broderie. Sur ce point, je suis proche de la perfection.

Quelle humilité ! Tirant son exemplaire du Coran de sa poche, Omar allait se laisser emporter par l’océan de la prière quand un groupe de jeunes filles passa, qui, chacune, esquissèrent une petite génuflexion devant le visiteur. Kadidja portait sur la tête une bassine de linge mouillé. Elle ne put dissimuler un sourire narquois, et le cœur d’Omar s’emplit de honte. Quel hypocrite il faisait ! Que venait-il faire dans cette concession ? Se rapprocher de Dieu ? Ou d’une femme ? Cela ne l’empêcha pas de rôder dans les cours intérieures, espérant apercevoir Kadidja. Hélas ! la matinée s’acheva sans qu’elle ait reparu !

Omar était amoureux de Ségou. Tout comme au premier jour de son arrivée, son animation ne cessait pas de l’enchanter. Il ne comprenait pas ceux qui disaient qu’elle avait perdu son attrait avec la venue de l’islam, car, pour lui, au contraire, les gestes de la foi s’y paraient d’une originalité et d’une vie qui n’appartenaient qu’à elle. Les mosquées lui semblaient plus riantes, les écoles coraniques moins sévères que partout ailleurs, tandis que les psalmodies des talibés et l’appel des muezzins se répercutaient sur des notes hautes, presque joyeuses, parlant d’espoir. Il aimait rôder sur les rives du fleuve et regarder les pirogues enluminées glisser sur l’eau. Parfois, il aidait les pêcheurs à haler leurs barques sur la rive, et ceux-ci raillaient :

— Eh, Torodo, est-ce que tu prétends être un homme de l’eau ?

Alors, il expliquait qu’il n’était pas un Torodo, et les hommes hochaient la tête, comme s’il leur plaisait que fraternisent dans leur antique cité toutes les races et toutes les origines, et qu’y naissent des êtres hybrides, participant de cultures diverses. Il arriva jusqu’au marché aux bestiaux, où, selon une coutume qui avait résisté aux guerres et aux rivalités, les Peuls venaient offrir leurs bêtes de trait et de selle. On y entourait deux hommes qui, avec force gestes, racontaient une histoire extraordinaire. Alors que tous semblaient hésiter devant eux, un Malinké, originaire de Bissandougou, avait résolu de tenir tête aux Français. Il avait déjà soulevé le Ouassoulou, le Kourbari-Dougou et, à présent, marchait vers le Bélédougou dans l’espoir de rencontrer les Français. On le disait invincible, grâce aux gris-gris que lui confectionnait une véritable armée de marabouts et de féticheurs attachés à ses pas. Omar haleta :

— Son nom, son nom ?

— Samori…

Il enchâssa ces trois syllabes dans son cœur ! Ah ! pourquoi un chef de ce calibre ne se levait-il pas de ce côté du fleuve ? Malgré sa jeunesse, il l’aurait suivi et aurait prouvé de qui il était fils ! L’esprit enfiévré, il retourna vers la concession des Traoré et marcha droit à la case d’Alioune, pour lui faire part de ce qu’il venait d’apprendre. Il le trouva en grande conversation avec Koumaré, venu sans doute bénir une naissance dans l’une des nombreuses cours.

Comme à chaque fois qu’il était en présence du forgeron féticheur, Omar éprouva un violent malaise. Il lui semblait que ces yeux, curieusement glauques et étincelants à la fois, pareils à l’eau étale de ces marigots qu’agitent en profondeur tant de houles, le transperçaient et pouvaient déceler en lui des forces qu’il ignorait lui-même. Paradoxalement, alors qu’il était sensible à l’esprit de syncrétisme de Ségou, il se choquait qu’une maison musulmane accueille un tel personnage et allait se retirer en hâte, quand Koumaré l’arrêta d’un geste, prenant Alioune à témoin :

— Ah, Traoré ! il faut que je fasse brûler chez ce garçon du korosoni et du ngokubeleni.

Alioune sourit devant la mine effarée d’Omar :

— Pourquoi ? Est-ce que tu lui vois quelque maladie ?

Le féticheur émit des sons incompréhensibles.

 

Malade, il l’était, hélas ! du désir de s’approcher d’une femme ? Omar s’efforça de répéter la fatiha. Mais force lui fut de s’avouer qu’il songeait à tout autre chose. Est-ce cela que Koumaré avait vu en lui, cette attirance bestiale ? Il ferma les yeux pour mieux se concentrer :

— Guide-nous dans le droit chemin, le chemin de ceux que tu as comblés de bienfaits, non pas de ceux qui ont encouru la colère, non pas de ceux qui s’égarent.

Comme rien n’y faisait, il se releva et s’assit tristement dans le vestibule. Tassirou ne lui avait appris qu’à s’efforcer de se perdre en Dieu, lui qui s’était retiré du monde. Cette attitude ne convenait point à tous, et pour le plus grand nombre le monde était une réalité qu’il fallait affronter. Comment y parvenir sans perdre son âme… ? Peut-être son père Mohammed l’avait-il su ? Peut-être en le regardant vivre, son fils aurait trouvé les directives qui lui faisaient si cruellement défaut ? Quelle énigme que ce père unijambiste et voltigeur que certains appelaient héros ! Sans avoir besoin d’interroger les uns et les autres, à les écouter parler, Omar avait fini par réunir des éléments contradictoires de sa personnalité.

Sa mère, Ayisha, le lui avait dépeint comme fragile, alors qu’il avait répudié sans ménagement une première épouse. On s’accordait à reconnaître sa foi en l’islam. On le dépeignait comme un fils spirituel d’El-Hadj Omar, et, pourtant, il l’avait abandonné au milieu de ses ennemis à Hamdallay pour retourner à Ségou. On rappelait qu’il était à moitié peul, et, pourtant, il était mort en exhortant les Bambaras à se révolter. Mais peut-être est-ce cela, un homme ? Un ensemble de contradictions. Il sortit dans la cour. Les enfants étaient assemblés autour d’une femme qui leur contait l’histoire de Sériba :

— La mère de Sériba devint si vieille qu’on plantait des piquets entre elle et le feu. L’hivernage arrivé, Sériba dit : « Ma mère est vieille, je suis obligé d’aller aux champs, à qui vais-je la confier ici ? »

À ces paroles qu’ils écoutaient pour la centième fois, ils firent avec des éclats de rire la réponse bien connue :

— Au chat !

Brusquement, Omar se sentit seul, abandonné à lui-même, orphelin à jamais. Il lui semblait qu’un danger qu’il ne pouvait éviter allait fondre sur lui et changer radicalement le cours de sa vie. Quelle arme un homme possède-t-il contre le danger ? La prière, encore et toujours.

Derrière lui, les enfants riaient et battaient des mains :

— La poule dit : « Grand frère chat, tu as accepté cela ? C’est ton affaire, je n’ai rien à y voir ! S’il arrive une histoire, ne m’appelle pas en témoignage… »

Il envia leur innocence et leur sérénité. Qu’il aurait aimé s’asseoir dans le cercle pour écouter la parole magique ! Mais, voilà, le désir d’une femme était dans son corps.

Cette nuit-là Omar fit un rêve. Il descendait le fleuve en barque quand, venant en sens inverse, une embarcation s’arrêta à la hauteur de la sienne. Se penchant par-dessus bord, il découvrit un garçon, endormi, qu’il n’avait jamais vu, mais qu’il savait connaître. Il le secoua par l’épaule, pour tenter de le réveiller, et, alors, un flot de sang sortit de sa bouche, rougit lentement sa poitrine, puis, jaillissant de plus en plus vite, emplit l’embarcation jusqu’à ce qu’ils se trouvent tous les deux noyés dans ce flot rouge et visqueux. Il s’éveilla.

Profondément troublé, il quitta sa case dans l’intention de se glisser dans celle d’Ali qui, peut-être, ne dormait pas encore et d’engager avec lui une de ces inévitables parties de wari qu’il affectionnait. Mais la nuit devait être fort avancée, car il n’entendit aucun bruit. Ses pas le menèrent dans la première cour. Des grappes de chauves-souris s’envolaient du dubale avec des cris aigus, et celui-ci semblait soudain doué de mille voix, presque humaines. Omar n’ignorait pas l’importance que les Traoré accordaient à cet arbre qui, disaient-ils, avait été planté par l’aïeul du temps que « Ségou ne s’appelait pas Ségou, mais s’appelait Sikoro, Sous-les-Karités ». S’il n’osait pas en rire ouvertement, il rangeait cet attachement parmi les superstitions, à la fois singulières et naïves, qui faisaient le charme des Traoré et des Bambaras dans leur ensemble.

Pourtant, quand il se trouva seul, face à l’arbre que la nuit entourait de mystère et magnifiait, il lui sembla qu’il prenait conscience d’existences secrètes, impalpables, condamnées à se terrer pendant le jour, mais qui, dans l’ombre, reprenaient force et vigueur. Les branches lui semblèrent mouvantes, tandis que les racines prenantes devenaient autant de niches entre lesquelles s’insinuaient des formes imprécises. Puisqu’il était né dans cette concession, sa mère, Ayisha, comme toutes les femmes qui enfantaient chez les Traoré, avait-elle enfoui son placenta dans cette terre nourricière ?

Ainsi, son double se promenait-il quelque part en attendant d’être réuni avec lui ? Il prit peur. N’était-ce pas une des choses qu’il avait redoutées : être peu à peu gagné par ces croyances délétères ? Il tenta de se ressaisir et revint rapidement vers sa case. La lampe à huile s’était éteinte. Il tâtonna jusqu’à sa natte.

1- Chargé de recevoir les néophytes et de leur donner l’initiation de base.