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Le village était perché tout en haut des rochers comme le nid d’un oiseau malfaisant. Au premier regard, l’œil ne distinguait qu’un enchevêtrement de rocs, fauves et pelés, que tachait çà et là une broussaille d’épineux. Puis, il discernait dans cette aridité la paille plus sombre d’un toit, le pan de clayonnage d’une case, le tissu bariolé de vêtements séchant sur une ligne.

Deux communautés de Marrons vivaient à la Jamaïque, cela, Samuel l’ignorait, et il avait découvert que les Trelawny, auxquels sa mère appartenait, habitaient non point le cœur feuillu des Blue Mountains, mais une zone semi-désertique, entassement de rochers, que creusaient des fossés à pic, à l’extrémité occidentale de l’île. Il aurait aimé s’assurer les services d’un guide, par exemple de Toizoteye, dont c’était le métier. Mais celui-ci s’était catégoriquement refusé à se rendre en pays marron, ainsi qu’une demi-douzaine d’hommes que Samuel avait approchés.

Alors, Samuel était parti seul sur une forte mule qu’il avait achetée au marché de Morant Bay. Il ne savait pas combien de temps il lui avait fallu pour traverser le pays, combien de jours il avait passés dans l’enfer du soleil, combien de nuits il avait dormi, fourbu, dans les cases de passage des villages ou en plein champ, roulé en boule sous un figuier. À sa surprise, malgré les conditions de ce voyage, il s’était pris d’amour pour la terre qui se révélait à lui. Sa relative exiguïté lui semblait une source de beauté supplémentaire, car, ainsi, forêts, montagnes, déserts, champs cultivés étaient resserrés comme autant de bijoux à l’intérieur d’un écrin. Fleurs mauves des cannes à sucre, feuillage vert sombre des bananiers, taches écarlates des volutes de la liane crête à coq, pétales d’une blancheur immaculée de la schnella, tout l’enchantait. Peu à peu il comprenait l’exclamation de sir Anthony Shirley : « Cette île est une merveille. » Habitué à la touffeur de Lagos et de la Gold Coast, elle l’avait d’abord profondément dépaysé. À présent, sa splendeur l’habitait.

Il enfonça au ras de ses yeux son chapeau de paille, avala une gorgée de l’eau tiédasse que contenait sa gourde et poursuivit bravement son escalade, se rappelant les propos de Toizoteye :

— Nous appelons ce pays celui des Pit’à coqs1. Il est aride et violent. La terre a beau la supplier, l’eau du ciel refuse de l’arroser, et les animaux eux-mêmes le désertent. C’est là que résidait Kodjoe avec ses hommes, leurs femmes et leurs bêtes…

Son imagination tentait de lui représenter les combats qui avaient pris place dans ce lieu et les embûches qui y avaient été dressées : il n’y parvenait pas, trop assommé de chaleur, abruti de fatigue. Il tressaillit, car des roches avaient dévalé le long de la piste, mais ce n’était qu’une horde de cochons sauvages qui se poursuivaient en grognant. Il flatta de la main le col suant de sa mule et l’encouragea de la voix :

— Allons, ma belle, nous serons bientôt arrivés !

En réalité, il disait cela pour lui-même, pour se donner le courage de continuer à avancer. Combien de fois avait-il été tenté de rebrousser chemin ? De partir à la recherche de Victoria ? Ou de retourner vers Amy ? Tout son corps, tout son cœur hésitait entre ces deux femmes, et, soudain, il comprenait les hommes qui mènent une double vie, qui entretiennent deux foyers ou alors les polygames qui passent d’une couche à une autre avec un égal désir. Victoria, c’était la gamine effrontée pour qui le sexe servait à payer un mouchoir rouge ou un collier de perles bleues. À son côté, il se sentait fort, raisonnable. Amy, c’était la femme dans la plénitude de son être. À son côté, il redevenait petit enfant, avide d’être chéri, heureux d’être faible.

Chaque jour davantage, Samuel pensait à son père, Eucaristus. Le jour, il croyait voir sa haute silhouette se dissimuler derrière les arbres pour épier ses hésitations et ses pas. La nuit, il ne cessait pas d’entendre sa voix railleuse :

— Ah ! tu avais choisi le camp de ta mère. Et qu’as-tu trouvé sur l’autre rive ?

Que n’avait-il prêté plus d’attention à ses paroles ! Que n’était-il parti à Ségou ! En ce cas, la déception, sans doute, aurait été moindre, et la famille, retrouvée, aurait fait fête à l’enfant prodigue.

— Mangeons et réjouissons-nous parce que mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie.

Le tam-tam aurait résonné. Des moutons entiers auraient tourné sur les broches, cependant que les jeunes filles nubiles auraient entonné le chant de l’accueil. Samuel, qui avait tant désespéré de l’Afrique, se prenait à la regretter en la poétisant. Il lui semblait soudain qu’il ne l’avait jamais connue, enfant d’une famille urbanisée et christianisée qui l’appréhendait à travers le prisme de valeurs étrangères. Ah oui ! Mary Kingsley et nombre d’Anglais avaient bien raison de le fustiger, lui et ses pareils, les évolués, les nègres en pantalon ! Ils devaient se remettre à l’écoute de leurs frères de la brousse ! Mais le pouvaient-ils ? La communication n’était-elle pas à jamais rompue ? Des pierres dévalèrent bruyamment le long de la piste, et Samuel eut conscience d’autres présences.

C’est alors que quatre hommes surgirent au milieu du chemin, rugueux, hostiles comme les rocs autour d’eux. Vêtus de pantalons très courts qui leur cachaient à peine le mollet et de vestes d’uniforme à galons rouges, ils pointaient avec ensemble des fusils démodés, mais parfaitement graissés et qui semblaient efficaces, sur la poitrine de Samuel. Celui qui marchait en tête, aboya :

— Descends de cette mule et jette ton arme !

Samuel obéit en hâte, bredouillant :

— Je n’ai pas d’armes.

— Lève tes mains au-dessus de ta tête.

Samuel s’exécuta. Il avait prévu toute éventualité, et, tandis que des mains sans douceur le palpaient, il commença d’expliquer :

— Écoutez-moi ! Je suis un Trelawny comme vous…

Avant qu’il ait pu terminer sa phrase, un formidable coup l’envoya rouler dans la rocaille. La douleur l’enragea. Essuyant le sang qui commençait à couler en abondance de sa bouche, il hurla :

— Mais quelles brutes êtes-vous donc, qui ne savez même pas écouter avant de frapper ?

Un des hommes s’approcha et, sans mot dire, lui décocha un magistral coup de pied dans le bas-ventre. Il perdit connaissance. Quand il revint à lui, il se trouva ligoté si serré que ses liens lui entraient dans la chair, étendu à même le sol de boue d’une petite case où, à en juger par l’odeur, des générations d’hommes s’étaient accroupies pour déféquer. Son estomac se contracta. Il rendit et le goût du vomi se mélangea à celui du sang dans sa bouche. Un de ses yeux était complètement fermé. L’autre était douloureux. Il tenta de prendre la mesure du lieu où il se trouvait, tournant la tête de droite et de gauche, mais il ressentait une effroyable douleur à la base du cou et il y renonça bien vite. Comme il commençait à pleurer, à travers le brouillard de ses larmes et de son désespoir, il lui sembla qu’une forme se détachait du mur et venait se pencher sur lui. C’était celle d’Eucaristus qui ricanait :

— Te voilà beau, à présent ! Qu’es-tu venu chercher dans cette Babylone ?

 

L’homme devait bien mesurer deux mètres de haut, et on l’aurait cru taillé dans le tronc massif d’un mapou. Il était vêtu d’un vieil uniforme de l’armée anglaise et coiffé d’un chapeau de paille à large bord comme celui des hommes de Stony Gut, qui mettait une note familière dans son apparence redoutable. En écoutant Samuel, il mâchonnait une racine et, de temps à autre, en crachait les débris par terre. Une douzaine d’hommes l’entouraient, debout, un peu en retrait, tandis que trois vieilles femmes étaient assises sur des escabeaux de bois, le visage aussi effrayant que celui des sorcières de Shakespeare. Samuel termina son récit. Il s’était efforcé de parler d’une voix claire et distincte. Mais, à tout instant, on l’avait fait répéter des mots, voire des phrases entières, comme s’il parlait un jargon inaudible. L’homme se leva, et il sembla à Samuel qu’il se trouvait devant un arbre en mouvement :

— Est-ce que tu nous prends, nous, ici, pour des couillons ? Toi, un Marron ? Tu n’es même pas un Jamaïquain. Qui t’envoie ? Qu’est-ce que tu veux ?

Samuel se tordit les mains :

— Je ne veux rien. Je vous ai dit la vérité. J’ai acheté un terrain, et je devais le mettre en culture. Mais c’était parce que je voulais quitter l’Afrique où les Anglais s’installent chaque jour davantage. Parce que je voulais retrouver le pays de ma mère, la fière et libre Jamaïque !

Ce discours était si ridicule, si invraisemblable en fin de compte, que Samuel ne s’étonna pas de l’entendre accueilli par un vaste éclat de rire. Dans son désespoir, il cria :

— Si vous ne me croyez pas, demandez à Paul Bogle et aux hommes de Stony Gut. Ce sont eux qui m’ont recueilli.

Le silence se fit aussitôt, et Samuel réalisa la gravité de sa faute. Amy ne l’avait-elle pas informé des mauvaises relations entre son frère et les Marrons ? Pourtant, il croyait qu’il ne s’agissait que de ceux des Blue Mountains. L’homme s’avança et le prit aux épaules :

— Tu connais Deacon Bogle ?

Samuel ne put qu’acquiescer.

— Alors, tu sais ce qu’il dit de nous ? Les calomnies et les mensonges qu’il déverse sur nous ? Tu sais qu’il prétend que, sans nous, aujourd’hui la Jamaïque serait comme Haïti d’où tous les Blancs ont foutu le camp ? Que c’est grâce à notre soutien que les Anglais se maintiennent dans l’île ? Tu connais les surnoms qu’il nous donne : valets des Blancs, chiens des montagnes ? Tu sais la chanson que ses hommes ont composée sur nous ?

Samuel bégaya :

— Monsieur, je ne sais rien de tout cela.

— Ne m’appelle pas monsieur. Appelle-moi colonel. Qu’on le tue !

Les trois ordres étaient tombés de la même voix, sur le même ton. Sans appel. Deux hommes se saisirent de Samuel, lui lièrent à nouveau les mains derrière le dos et l’entraînèrent au-dehors. Samuel revit sa vie. Si brève. Si pleine de faux pas comme une danse à contretemps. Ainsi, il ne reverrait pas sa mère. Emma. Pourtant, c’était pour l’amour d’elle qu’il mourait.

— Attendez !

Une des trois vieilles femmes avait parlé et s’était levée :

— Tu aimes trop tuer, Brodrick ! Je te l’ai déjà dit. Emmenez-le dans ma case.

Le village de Maroon Town se situait légèrement en dehors de la paroisse de Trelawny, dans celle de St James, à l’extrémité du Cockpit Country. C’était à coup sûr un des lieux les plus désolés de la terre. Deux douzaines de cases adossées à la rocaille, quelques chèvres sautillant d’une pierre à l’autre, quelques ânes et quelques mules cherchant désespérément un brin d’herbe. Invisibles, les hommes, les femmes et les enfants qui, tout le jour, travaillaient dans les bandes fertiles qui s’étendaient entre les rocs et ne remontaient au village qu’à la tombée de la nuit. La case de la vieille femme était adossée à deux ou trois bananiers qui parvenaient à pousser dans cette désolation, à quelques pas d’un calebassier noueux et tout chargé de fruits curieusement oblongs.

Un homme attacha Samuel à un des poteaux de la cuisine comme s’il avait été un animal et fit observer :

— Tu en as de la chance, toi ! Le colonel n’écoute personne que sa mère.

Dans l’extrême danger où il se trouvait, Samuel se sentait habité d’un courage inconnu, comme si rien ne restait de l’adolescent fugueur, du jeune homme idéaliste qui vivait l’esprit dans les nuages. Il essaya la résistance de ses liens, se convainquit qu’il ne pourrait pas les briser en les tordant, évalua la distance qui le séparait de la sortie du village, se demanda combien de guetteurs étaient postés entre les rochers, puis tenta d’échafauder un plan. Quoi que la vieille femme entendait faire de lui, il faudrait bien qu’à un moment donné elle le détache. Alors, il la tuerait. Oui, mais comment ? Avec quoi ? Et que ferait-il ensuite ? Comment échapperait-il à tous ces hommes armés ? Tant pis, il mourrait.

Il mourrait, la tête fracassée, en plein soleil, dans le marigot de son sang. Trois oiseaux traversèrent le ciel au-dessus de sa tête, et il pensa qu’elle pouvait avoir bon goût, cette vie dont il n’avait connu que l’amertume. Pourquoi ? Quelle faute avait-il commise en naissant ? Quelle faute avaient commise ses parents avant lui ? Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants grincent. Il devait être là depuis un peu plus d’une heure à agiter toutes ces pensées dans sa tête quand la vieille femme franchit la barrière de bois entourant la case. Elle s’approcha de Samuel à le toucher. Alors, à sa surprise, il réalisa qu’elle n’était nullement affreuse comme il le croyait. Simplement, très sale et très ridée. Avec un choc, entre ses paupières boursouflées, il vit clapoter le gris de ses yeux, et lui qui, la minute d’avant, se sentait très brave fondit en larmes. Emma. Que faisait-elle en ce moment précis ? À travers les lieues qui les séparaient, les mers, les montagnes, la brousse et les plaines, sentait-elle qu’il se mourait ?

La vieille femme détacha ses liens et resta debout devant lui qui respirait son odeur de crasse et de grand âge. Puis elle se mit à le palper minutieusement. D’abord, la tête. Le bosselé du crâne sous la laine des cheveux. La nuque. Le front. Les yeux étroits, étirés vers les tempes. L’arc des sourcils. L’avancée pulpeuse de la bouche. Le menton. Les oreilles. À maintes reprises, les oreilles, comme si le dessin de leur pavillon et de leur lobe constituait une carte grâce à laquelle elle se reconnaissait. En même temps, elle marmonnait :

— Est-ce qu’il serait de ceux qui se sont révoltés à Montego Bay ? Est-ce qu’il serait de ceux qui ont pris les armes à Westmoreland ? Est-ce qu’il serait de ceux de Petty Bottom ? Tant d’années ont passé. Tant de sang s’est ajouté au sang. Comment se reconnaître ?

Finalement, elle conclut :

— Mon cœur me dit que tu as raconté la vérité. Mais il n’y a pas de preuve. Viens que je mette des emplâtres sur tes plaies.

Trottinant, elle se dirigea vers le fond de la cuisine et se pencha sur un coui qui contenait des racines et du feuillage qu’elle commença de piler dans un petit mortier. Elle était là, sans défense, fragile, confiante. N’était-ce pas le moment de la tuer ? Mais Samuel en était bien incapable.

 

— Le sang aussi se gâte, tu sais. C’est comme tout ce qui vient du corps. Il se tourne en eau, en pus. Il surit. Il aigrit. Il perd son sel, sa couleur, le sang. Il devient fade. Il devient blanc. C’est ce qui est arrivé à notre sang, le sang des Marrons. Est-ce que tu peux imaginer combien d’Anglais nous avons couchés sur ces rochers ? Combien de têtes à cheveux couleur de paille nous avons fichées sur des piques ? Quand ils incendiaient nos villes, nous les rebâtissions quelques miles plus loin. Tout le monde combattait, les femmes, les enfants pas plus gros que ce brin d’herbe là-bas. Ce sont les chiens qui nous ont eus. Les dogues de Cuba. Des bêtes carnassières nourries de chair fraîche et entraînées à flairer le nègre, à le pourchasser, à le dévorer vif. Ils sont descendus du ventre du Mercury, et, au bruit de leurs aboiements, les Blancs se sont barricadés, tandis que les esclaves des plantations rendaient l’âme de terreur. Puis ils ont escaladé les montagnes. Ils se sont répandus à travers le Cockpit Country, et ils ont semé la mort. Après cela, plus rien n’a été pareil. Nos chefs ont pensé qu’il fallait faire la paix. Et les Blancs nous ont imposé leurs conditions.

— Mère, parle-moi du temps où ils étaient grands !

— Le premier à dire « non » a été Juan de Bolas. À peine les Anglais avaient-ils débarqué qu’il prenait la montagne…

— Parle-moi de Kodjoe. Parle-moi de Nanny !

— Tu es trop pressé. Chaque chose en son temps. Je te dis que tout a commencé avec Juan de Bolas. Pourtant, lui aussi, il a trahi la cause et pactisé avec les Anglais. Tu vois, je me demande parfois si l’instinct de trahison n’est pas dans nos cœurs, comme le ver dans la canne à sucre. L’écorce est sans défaut, d’un violet presque noir. Le roseau s’élance droit vers le ciel. Mais quand le travailleur le coupe, ah, la sève est sure et la chair, piquetée de rouge !

— Mère, ne dis pas cela !

— Je sais que ces pensées-là sont amères et qu’elles mettent de l’eau dans les yeux. Pourtant, elles courent dans ma tête, et, la nuit, elles m’empêchent de dormir. Jusqu’à 4 heures du matin, je reste là à sucer ma pipe. Viens manger, tu dois avoir faim.

Samuel obéit à regret. Car il avait complètement oublié son corps. La vieille avait pansé ses plaies avant de lui préparer une infusion, amère et brûlante, qui, des heures durant, l’avait plongé dans le sommeil. À présent, il se sentait presque dispos. La vieille s’affaira sous l’auvent de la cuisine, puis se laissa tomber sur un tabouret :

— Je ne suis pas une Trelawny. Je viens de l’autre côté de l’île. Quand le capitaine Stoddart – qu’il rôtisse en Enfer ! – a détruit Nanny Town, notre capitale, mes ancêtres ont suivi Kwao tout en haut des Blue Mountains, à un endroit que même les oiseaux n’atteignent pas. Ils se sont réfugiés dans des grottes creusées dans les parois de la montagne et que des chutes d’eau cachaient aux regards. C’est là que j’ai grandi dans la constante odeur de la rosée et de la pluie. Puis, un jour, tous les Marrons ont décidé de se réunir. Ceux de Maroon Town, de Moore Town, d’Accompong, de Berridale, de Scotts Hall… Ils se rendaient bien compte que les Anglais s’étaient foutus d’eux, que les terres qu’ils leur avaient laissées étaient trop étroites, arides comme des os, que le pays tout entier les haïssait parce que, à présent, ils servaient les Blancs. Alors, certains parlaient de reprendre les armes, mais on ne les a pas écoutés… et c’est au cours de cette réunion que j’ai rencontré le père de Brodrick… Mange, je te dis. Tu es là à m’écouter. Est-ce que tu ne sais pas qu’un sac vide ne tient pas debout ?

Samuel avala quelques bouchées, l’esprit ailleurs, tout enfiévré. Qu’il aurait aimé que la vieille femme le reconnaisse formellement et lui décline sa généalogie, comme dans le texte biblique :

— Et A engendra B qui engendra C qui engendra Emma qui eut deux fils, Samuel et Herbert !

Mais les choses se passent tout autrement dans la réalité, où les récits d’origine sont pleins d’incertitude et d’erreurs, où l’on se trouve parfois conduit à choisir ses aïeux et à s’y tenir.

— Oui, ce sont les chiens qui nous ont, eux, des créatures sorties de l’Enfer, crocs blancs, yeux de feu, narines flairant le nègre ! Sans eux, nous ne nous serions jamais rendus…

La vieille femme se leva pour remplir de force le coui de Samuel et interrogea avec tendresse :

— Qu’est-ce que je vais faire de toi, petit Marron, vrai ou faux ? Brodrick et ses hommes ne te laisseront pas la vie, même si je le demande. Un accident est vite arrivé dans cette pierraille…

Samuel frissonna :

— Ils me tueraient, même si vous me protégez ?

La vieille secoua la tête :

— Tu ne peux imaginer les hommes qu’ils sont devenus ! La rage, la honte de ne plus être ce qu’ils étaient, la haine des Anglais qu’ils sont obligés de servir, leur ont complètement pourri le cœur. Et le mépris, mérité, de ceux des plantations. Il faut que tu partes !

Samuel protesta :

— Mais où voulez-vous que j’aille, à présent ?

— Retourne d’où tu viens, à Stony Gut. Tu vois, c’est comme un arbre. On le coupe. On fait un boucan2 de son tronc et de ses branches. Mais une de ses racines continue de marcher sous la terre, et elle va plus loin, beaucoup plus loin, donner un autre arbre tout pareil au premier. Peut-être même plus puissant. C’est là qu’est la résistance, à présent.

Samuel soupira. Il se sentait las, pareil à un voyageur dont la destination recule avec l’horizon. Il voit un peu de fumée flotter au-dessus d’un toit. Hélas ! c’est un mirage. Il faut continuer de s’ensanglanter les pieds sur les roches.

— Nous partirons demain matin avant le lever du soleil. J’irai avec toi jusqu’au carrefour de Chatham. Après cela, tu n’auras plus rien à craindre. Du moins, de nous.

Là-dessus, elle eut un rire, taquin, qui rendait la jeunesse à son visage parcheminé. Samuel vint vers elle et posa la tête sur ses genoux. L’odeur aigre de ses haillons ne le rebutait plus. Au contraire. Il semblait qu’il n’avait jamais connu pareille paix, pareil bonheur. Le temps avait marché à reculons. Il était un tout petit garçon, et Emma lui donnait le sein. Son père aussi était là, Eucaristus, et il le regardait, non plus comme un objet gênant ou méprisable, mais comme le prolongement précieux de sa vie.

Il murmura :

— Mère, parle-moi encore du temps où ils étaient grands ! Celui-là seul compte !

La vieille, au lieu de lui obéir, le serra contre elle et entonna une berceuse, un chant plaintif qui ramenait aux rives d’Afrique, de cette Afrique qu’il avait perdue à présent, sans l’avoir jamais possédée.

Oh ! Oh ! ils m’ont arraché de Guinée

C’est là que je veux aller

Mais je ne peux pas,

Oh ! oh ! je ne peux pas y aller.

1- The Cockpit Country.

2- Feu.