5
Jonnie s'éveilla au cœur de la nuit : il avait soudainement conscience qu'il savait où l'on pouvait trouver un détecteur d'uranium. Sur l'aire de transfert ! Il l'avait utilisé en apprenant à conduire la machine à cribler le minerai.
C'est ainsi que Jonnie se retrouva en train de jouer les éclaireurs, danger ou pas, malgré l'interdiction de Robert le Renard.
Il voyait Chrissie régulièrement. A chacune de ses visites, il se promenait dans l'exploitation afin d'habituer les Psychlos à sa présence.
Ce jour-là, lorsqu'il retrouva Chrissie et Pattie, elles semblaient désespérées.
Il leur avait apporté de la viande fraîche et de nouvelles peaux à tanner et à coudre, ainsi que beaucoup de bois pour entretenir le feu : l'un des Ecossais avait déterré une vieille hache d'acier dans les ruines d'un ancien village et il avait pu débiter des troncs avec une rapidité exceptionnelle. Il déposa son chargement devant la clôture en attendant que Terl, « moins occupé », vienne lui ouvrir.
Converser avec les deux filles à travers la double clôture était particulièrement frustrant. Chrissie et Pattie lui montrèrent les chemises et les pantalons qu'elles avaient confectionnés dans la peau de cerf, avant de les emballer pour qu'il les emporte. Puis Pattie lui montra comment elles avaient réaménagé l'intérieur de leur cage - elles ne pouvaient rien accrocher aux barreaux - et il trouva les paroles qu'il fallait pour leur dire que c'était bien mieux ainsi.
Elles voulurent savoir ce qu'il faisait et il leur répondit simplement qu'il travaillait. Est-ce qu'il allait bien ? Oui, oui, très bien... Et tout se passait pour le mieux ? Oui, oui, pour le mieux... Mais il était bien difficile de mener une conversation à dix mètres de distance à travers deux enceintes et sous la surveillance permanente de deux caméras-boutons. Et il était presque impossible de conserver son calme quand la seule chose que l'on souhaitait était de tout faire sauter pour libérer Chrissie et Pattie.
Il avait un picto-enregistreur accroché à son cou. Il l'avait attaché sur son torse avec des lanières de peau de façon à pouvoir l'orienter d'un geste imperceptible et sans avoir à le porter à son œil. Il s'était entraîné et était parvenu à une certaine précision sans jamais se servir du viseur. Il avait réquisitionné une dizaine de ces appareils et un grand nombre de disques miniatures. Tout en continuant de bavarder avec les deux filles, il prit de multiples clichés, de la cage comme des captives, mais également des câblages et du boîtier de commandes. Il savait parfaitement qu'il courait un risque.
Il dit à Chrissie et Pattie qu'il ne tarderait pas à revenir et chevaucha tranquillement jusqu'à une éminence située au-dessus des quartiers chinkos. Il prit avec une désinvolture apparente quelques vues panoramiques, au grand angle et au téléobjectif, de l'ensemble de l'exploitation. Puis des vingt avions de combat rangés sur le terrain, du réservoir de carburant au loin et, au-delà, de l'aire de stockage de gaz respiratoire psychlo. Ensuite, il prit des clichés de la morgue, laquelle était située à une centaine de mètres derrière l'aire de transfert. Et il finit en mitraillant la zone de débarquement des transporteurs, les rampes et la courroie de transport, puis la tour de contrôle.
C'est alors que, coup de chance, il aperçut un transporteur qui arrivait avec un chargement de minerai. Il quitta la butte et, comme il passait devant la cage, un pressentiment lui dicta la prudence. Il descendit de monture et glissa les disques remplis dans le sac qu'il avait posé devant la clôture, faisant mine d'y déposer quelques fleurs.
Il remonta à cheval et gagna l'aire de traitement du minerai. Il laissa Fendle-Vent brouter quelques touffes d'herbe à proximité, puis s'avança dans l'atmosphère empoussiérée de l'aire de transfert.
Le transporteur n'avait pas encore déchargé le minerai. Les employés prenaient place dans leurs engins. Jonnie se dirigea vers la machine à cribler. Le conducteur n'était pas là. Un crochet pendait au bout d'une grue et il fit semblant de se courber pour l'éviter. Mais, en réalité, il en profita pour arracher rapidement un câble des commandes de la machine. Il ne connaissait pas les circuits mais, avec un peu de chance, il les connaîtrait bientôt.
Le conducteur le connaissait vaguement, puisqu'il avait été là pendant la période de formation de Jonnie, mais il lui décocha un regard de mépris, comme tous les Psychlos :
— Tu ferais mieux d'enlever ton cheval de là ! Le minerai arrive !
Jonnie obtempéra et éloigna Fend-le-Vent.
Le transporteur déversa son chargement dans un grondement et un nuage de poussière énormes. Les pelleteuses se ruèrent pour rassembler la pile. Déjà, un premier chargement était prêt à partir sur la courroie.
Un voyant rouge s'illumina.
Une sirène retentit.
Le conducteur de la machine à cribler poussa un juron et bloqua les commandes.
Toute l'activité cessa instantanément.
Sous le flot de jurons que déversait le conducteur, l'air aurait pu rougir.
Char se rua comme un tank hors du dôme du bureau de transfert et s'approcha en lançant des imprécations.
Au loin, un nouveau transporteur approchait avec un autre chargement en provenance d'une exploitation d'outre-mer.
Bien qu'aucun transfert ne fût prévu pour cette journée, le programme de déchargement était particulièrement serré.
Char lança des ordres et on appela par haut-parleur l'équipe d'entretien électronique.
Jonnie aurait pu aisément leur dire où se trouvait l'homme de service, car il l'avait vu se diriger vers le camp moins d'un quart d'heure auparavant.
Pour l'instant, Char vitupérait le conducteur du cribleur qui s'acharnait sur ses commandes.
Jonnie descendit tranquillement de cheval et s'approcha :
- Je peux réparer ça, dit-il.
Avec une sorte de rugissement, Char lui dit qu'il ferait mieux de se réparer autre chose !
- Non, non, je peux y arriver, insista Jonnie.
- Laisse-le faire, dit une autre voix. C'est moi qui le lui ai appris.
C'était Ker.
Char, déconcerté, reporta sa fureur sur le petit Psychlo.
Jonnie mit en marche son picto-enregistreur et s'avança jusqu'au panneau de contrôle de la machine à cribler. Il l'ouvrit. Il se plaça bien en face des composants et fit semblant d'examiner attentivement leur disposition. Puis il en toucha quelques-uns, par-ci, par-là, sans rien faire. Avec les images qu'il enregistrait, il pourrait tout reconstituer !
Il referma le panneau.
Puis il rétablit d'un geste vif la connexion qu'il avait débranchée.
Char cessa de se déchaîner contre Ker et se retourna.
- C'est réparé, dit Jonnie. Un contact qui s'était défait, c'est tout.
- Essaie, maintenant ! hurla Ker au conducteur.
Le cribleur se mit à ronronner normalement.
- Vous voyez ? s'exclama Ker. C'est moi qui l'ai formé !
Jonnie enfourcha Fend-le-Vent et en profita pour arrêter son picto-enregistreur.
- Oui, ça marche, maintenant, confirma le conducteur.
Char décocha un regard haineux à Jonnie :
- Je ne veux pas de ce cheval dans le secteur. Si on était en période de transfert, il se retrouverait sur Psychlo !
Et il s'éloigna en débitant des imprécations contre ces maudits animaux.
La courroie de transport, les machines et les bacs marchaient de nouveau à plein rendement. Il fallait libérer l'aire avant l'arrivée du nouveau transporteur. Celui qui avait livré son chargement était en train de repartir.
Jonnie amena Fend-le-Vent jusqu'à la morgue. Le bâtiment, aisément reconnaissable à ses bobines de réfrigération, était situé très à l'écart. Jonnie se retourna dans la direction du camp et constata que s'il allait en ligne droite depuis la morgue jusqu'à la colline, puis jusqu'à la cage, il traverserait la plate-forme de transfert.
- Est-ce que tu peux me dire ce que tu fais ici avec un picto-enregistreur ?
C'était Terl. Il venait de sortir de la morgue avec une liste entre les pattes. Dans l'ombre de l'intérieur, Jonnie entrevit les cercueils qui étaient entassés. Terl, apparemment, avait fait l'inspection des corps qui allaient être transférés sur la planète mère lors du lancement bisannuel.
- Je m'entraînais, dit Jonnie.
- Et à quoi ? grinça Terl.
- Tôt ou tard, tu me demanderas de prendre des clichés pour toi dans la...
- On ne parle pas c'ie ça ici !
Terl posa sa liste derrière lui et s'approcha de Jonnie. Il lui arracha le picto-enregistreur en cassant les lanières qui le maintenaient. Le cuir mordit cruellement le dos de Jonnie avant de céder.
Terl retourna l'appareil, fit sauter le disque qui se trouvait à l'intérieur, le jeta dans la poussière et le foula du talon de sa botte.
Puis il glissa ses serres dans la ceinture de Jonnie et en sortit quatre disques.
- Ils sont vierges, dit Jonnie.
Sans un mot, Terl leur fit subir le même traitement et les enfonça dans le sol avec son énorme pied. Puis il rendit le picto-enregistreur à Jonnie.
- C'est le règlement de la Compagnie, dit-il. On ne prend pas de vues dans une aire de transfert.
- Quand tu auras besoin que je prenne des clichés, dit Jonnie, j'espère qu'ils ne seront pas flous ou mal cadrés.
- Ça, il vaudrait mieux, grommela Terl, tout à fait illogiquement, avant de regagner l'intérieur de la morgue.
Plus tard, quand Jonnie put entrer dans la cage pour apporter à Chrissie la viande et les peaux, il n'eut aucune difficulté à récupérer les disques qu'il avait glissés dans le paquet. Mais, à présent, il n'avait plus les disques où étaient enregistrés les diagrammes des circuits de détection de l'uranium.
Ce soir-là, par pure vengeance, il montra aux autres les clichés qu'il avait pris. Tout d'abord, il leur fit voir l'aire de transfert et ses alentours. Bien entendu, il leur faudrait étudier ces clichés en détail plus tard, quand ils auraient définitivement dressé leurs plans. Il leur montra ensuite des photos de Chrissie et Pattie.
C'est ainsi qu'ils virent leurs deux visages : une petite fille et une belle jeune femme. Avec leurs colliers. Ils virent aussi le boîtier de commande qui faisait passer l'électricité dans les barreaux de la cage.
Les Ecossais n'avaient pas relâché une seconde leur attention, notant le moindre détail topographique, les avions de combat, la réserve de gaz, de carburant, la morgue, la plate-forme. Mais les photos de Chrissie et Pattie soulevèrent leur pitié, puis leur colère.
Une fois encore, Robert le Renard dut intervenir pour éviter qu'ils ne ravagent les lieux, et les joueurs de cornemuse entamèrent une lugubre complainte.
Auparavant, les Ecossais avaient été enthousiastes. A présent, ils étaient furieux et déterminés.
Cette nuit-là, Jonnie fut incapable de trouver le sommeil. Ce circuit du détecteur d'uranium, il avait été si près de l'avoir ! Et il n'avait pas pris la peine de l'enregistrer dans sa mémoire. Il avait trop compté sur les clichés. Il avait été dépendant d'une machine et il s'en voulait. Certes, les machines avaient une certaine valeur, mais elles ne remplaçaient pas l'homme.
Un jour, il réglerait ses comptes avec Terl. Il en fit le serment avec amertume.