11
Aussi loin qu'il se souvînt, dit Robert le Renard, ils n'avaient jamais été si nombreux.
Il y avait là plus de mille Ecossais, des Anglais et quelques Scandinaves, tous rassemblés dans la grande prairie. Ils avaient apporté des vivres et de la boisson. Et des armes également, en cas de besoin. Ainsi que leurs cornemuses dont les notes aiguës s'élevaient au-dessus du panorama bigarré des groupes bavards, des kilts, des poneys et de la fumée des feux.
Il y eut un grand mouvement quand l'avion se posa sur le petit tertre qui dominait la prairie. Mais, suivant les instructions de Jonnie, les chefs de clan avaient mis leurs hommes au courant. Aussi il n'y eut aucune panique apparente quand la silhouette colossale de Terl apparut à la porte. Néanmoins, les hommes conservèrent un espace suffisant entre les premiers rangs et l'avion. La peur évidente que Terl lisait sur certains visages confirmait que l'animal ne s'était pas trompé : sa présence était nécessaire pour les impressionner.
Jonnie le surveillait du coin de l’œil
Il n'était pas certain que le sadisme inhérent de Terl ne pût créer un incident à tout moment.
Dans la foule, on comptait au moins cinq cents jeunes gens. Ils commencèrent à se rassembler et formèrent bientôt un groupe compact.
Jonnie les dominait, assis sur un cheval que lui avait prêté le chef des Glencannon. La bride et la selle ne lui posaient aucun problème. C'était la première fois qu'il en voyait, et le cavalier accompli qu'il était les trouva plutôt inutiles.
Les chefs de clan se tenaient debout devant les jeunes gens. Les joueurs de cornemuse étaient un peu à l'écart. Quelques femmes, jeunes ou vieilles, se tenaient avec les plus âgés des hommes sur un talus qui dominait la prairie.
Des enfants couraient entre les jambes des hommes.
Jonnie s'apprêta à parler. Il savait que chacun de ceux qui étaient là avait été mis au courant de ce qui se préparait. Sa tâche était facilitée par le haut niveau de culture de ces gens. Ils n'avaient rien oublié de l'art de la lecture et de l'écriture et ils connaissaient très bien l'histoire, surtout grâce à leurs légendes et à leurs mythes.
- Vous savez tous pourquoi je suis ici. J'ai besoin de cinquante jeune gens capables, forts et décidés, pour commencer une croisade afin de débarrasser le monde de ce démon que vous voyez là-bas et qui ne parle ni ne comprend notre langue. Quand je vous dirai de le regarder et de reculer comme si vous aviez peur, faites-le.
- Ch'peur de rian ! lança un jeune homme.
- Fais-le quand même, lorsque je te le dirai. Nous savons tous que tu n'as pas peur. D'accord ?
Le jeune homme acquiesça.
- Je crois qu'il est nécessaire que je vous décrive le caractère de ce démon afin que vous puissiez m'aider. Il est sournois, sadique, méchant et tricheur. Il ment délibérément, même lorsque la vérité le servirait mieux. Quand je pointerai le doigt vers lui, prenez l'air terrifié et reculez.
Il tendit brusquement le doigt. Et la foule, d'un seul mouvement, tourna la tête vers Terl, immobile sur le seuil de l'avion, et recula.
Derrière son masque, Terl sourit. C'était parfait.
- La compagnie minière qui a conquis cette planète, il y a bien des âges, dispose d'une technologie et d'un matériel qui dépassent largement ce dont les hommes disposent. Des avions qui volent dans les airs, des machines qui creusent la terre, des fusils et des gaz qui peuvent détruire des villes entières. L'homme a été dépouillé de cette planète par ces créatures. Ceux qui seront volontaires pour venir avec moi apprendront à se servir des outils, à voler dans ces avions et à manier les fusils !
Les chances ne sont pas en notre faveur. Beaucoup d'entre nous mourront peut-être avant que nous ayons réussi.
Notre race est de moins en moins nombreuse. Dans les années qui viennent, il se pourrait que nous n'existions plus. Mais même si les risques sont grands, au moins, nous pourrons nous dire que nous avons su saisir notre chance et que nous avons essayé.
Un concert assourdissant de cris d'enthousiasme s'éleva de la foule et les cornemuses firent entendre leurs accords stridents tandis que battaient des tambours.
Par-dessus le brouhaha, Jonnie cria :
- Je veux cinquante volontaires !
Toutes les mains se levèrent. Pas seulement celles des cinq cents jeunes gens.
Quand il put à nouveau se faire entendre par-dessus les cornemuses et les cris, Jonnie annonça qu'ils allaient procéder à une série d'épreuves durant l'après-midi. Puis il descendit de cheval tandis que les chefs se tournaient vers les hommes de leurs clans respectifs pour commencer les préparatifs.
- MacTyler ! s'exclama le vieil homme qui avait capturé Jonnie, tu es un vrai Ecossais !
Et Jonnie, tout en aidant à calmer l'effervescence avant de passer aux épreuves, s'aperçut ainsi que son nom était devenu MacTyler. Certains discutaient même avec ardeur pour décider à quel clan les ancêtres de Jonnie avaient pu appartenir. On décida à la fin qu'il y avait eu des MacTyler dans la plupart des clans avant qu'ils ne partent pour l'Amérique.
Le seul problème avec les épreuves, c'était de parvenir à disqualifier quelqu'un. Jonnie fit venir les jeunes hommes. L'un après l'autre, il les fit marcher en ligne droite, les yeux clos, afin de s'assurer que leur sens de l'équilibre était bon. Puis il les fit courir sur une certaine distance afin de vérifier leur souffle. Ensuite, il s'assura de l'état de leur vue en leur demandant d'identifier des lettres à plusieurs mètres de distance. Deux ou trois Scandinaves seulement avaient à peu près sa taille, mais les barbes blondes et les barbes noires semblaient en nombre égal. Jonnie se dit que les réfugiés de Scandinavie et du sud de l'Europe, et même d'Irlande, avaient apporté leur sang au fil des siècles. Mais le cœur profond des Highlands n'avait pas changé. Durant des milliers d'années, il avait résisté à toutes les intrusions, à toutes les défaites.
Les hommes commençaient à en avoir assez des épreuves. Ceux qui perdaient se plaignaient et des rixes éclatèrent. Les chefs organisèrent des compétitions de leur côté pour rétablir le calme.
Les épreuves se poursuivirent dans la nuit et elles s'achevèrent dans la clarté des feux.
Jonnie ne se retrouva pas avec cinquante hommes, en fin de compte, mais avec quatre-vingt-trois. Par diplomatie, il demanda aux chefs de clan de désigner un de leurs aînés comme représentant, un homme qui aurait toute leur confiance. Ils choisirent Robert le Renard : c'était un vétéran qui avait participé à de nombreux raids et qui était très éduqué. Cela ferait cinquante et un.
Il semblait inconvenant de ne pas avoir de joueurs de cornemuse et deux d'entre eux furent choisis. Ils demandèrent alors qu'on leur adjoigne un tambour et ils en eurent un. Cela faisait maintenant cinquante-quatre.
C'est alors que certaines des femmes parmi les plus âgées se frayèrent un chemin jusqu'au premier rang et demandèrent qui allait raccommoder les kilts déchirés, gratter les peaux, sécher le poisson, soigner les blessés et cuisiner ? Jonnie se retrouva donc avec de nouvelles discussions et élections, puis avec cinq veuves d'âge indéterminé, mais dont les talents étaient attestés par tous. Ce qui faisait cinquante-neuf.
Comme on avait dit aux chefs que des études étaient prévues, Jonnie se retrouva confronté à un instituteur de petite taille mais particulièrement déterminé qui prétendait qu'avec un bâton de fer, il saurait enseigner à des jeunes hommes qui n'avaient d'appétit que pour la chasse et les femmes. Et les chefs déclarèrent que lui aussi devait être du voyage. Ce qui faisait soixante.
Mais la question des morts avait mis en éveil trois pasteurs de l'assemblée. Qui prendrait soin de l'âme de ces jeunes gens ? Et aussi, qui leur apprendrait le respect ? Une nouvelle querelle éclata donc pour savoir lequel des trois partirait et le plus chanceux tira la paille la plus longue. Le compte en était à soixante et un.
Jonnie devait penser à son propre plan. Tous ceux qu'il avait sélectionnés étaient de brillants sujets. Mais il avait besoin de trois hommes encore plus brillants, de sa taille et de son gabarit, capables d'apprendre rapidement le psychlo et qui, à une certaine distance et en misant sur de mauvaises communications radio, pourraient lui ressembler vaguement. Il en découvrit une douzaine et demanda alors aux chefs, à l'instituteur et aux prêtres quels étaient les esprits les plus vifs. Ils en nommèrent trois. Ce qui fit soixante-quatre.
Un vieil intellectuel s'avança alors. Il déplorait le fait que nul n'écrirait l'histoire qui allait devenir une légende. Il apparut qu'il était le doyen de la chaire de littérature de quelque université clandestine qui avait survécu au long des siècles. Il prétendait qu'il avait deux personnes pour le remplacer à l'école et que, vu son grand âge et sa santé déclinante, il n'en avait plus pour très longtemps. En conséquence, MacTyler ne devait pas le rejeter. Robert le Renard, quant à lui, pensait que sa présence serait tout à fait nécessaire. Ce qui fit soixante-cinq.
Durant les épreuves que les chefs avaient organisées de leur côté, dix-huit vainqueurs incontestables s'étaient imposés et, quand il fut évident que cela allait se régler dans le sang, Jonnie dut céder. Et il en arriva ainsi à quatre-vingt-trois.
Il réveilla Terl, qui marchait au kerbango depuis la tombée de la nuit et qui s'était écroulé comme une montagne de chair entre les deux sièges de l'avion.
- Nous en avons quatre-vingt-trois, dit-il. Cet appareil peut emporter cinquante Psychlos, et quatre-vingt-trois humains n'occuperont pas autant d'espace et pèseront moins. Je voudrais m'assurer que tu n'as aucune objection à formuler.
Terl était dans le brouillard, tombant de sommeil.
- Dans un tel projet, le taux des pertes est élevé. De plus, il faudra qu'ils aient l'air de s'entraîner tout cet hiver, alors qu'en fait ils travailleront. L'excédent est donc bienvenu. Pourquoi me réveilles-tu pour une question aussi stupide, animal ?
Ayant dit, il se rendormit. Jonnie venait de lui arracher du même coup un nouveau fragment de son plan. Jusqu'alors, il n'avait pas disposé de renseignements sérieux sur les plans de Terl. Il eut une pensée reconnaissante pour le kerbango en s'éloignant.
Il demanda à l'historien de lui dresser une liste des Angus, des Duncan et de toute la parade de leurs noms, puis il les envoya dans la nuit vers leurs foyers afin qu'ils rassemblent des vêtements chauds et légers, des couvertures, des affaires personnelles et quelques jours de vivres pour leur permettre d'attendre qu'il ait rassemblé du bétail. Il leur demanda d'être de retour à l'aube. Certains empruntèrent des chevaux, car parfois le chemin était long.
Il eut une ultime réunion avec les chefs.
- Nous avons fait un grand tumulte ici, dans les Highlands, et quoique l'exploitation locale soit à mille kilomètres, il serait plus prudent que vos gens se tiennent tranquilles et ne se livrent à aucune démonstration dans l'année qui vient.
Le lord anglais pensa que l'idée était sage et les chefs approuvèrent de même.
- Il est fort possible que nous courrions à l'échec, reprit Jonnie. Il se peut que tous soient tués et que je ne vous revoie jamais.
Ils ne voulurent pas l'entendre. Les hommes braves savaient affronter la mort, n'est-ce pas ? Et ils n'en garderaient pas rancune à MacTyler. Le pire eût été de ne pas saisir cette chance. C'eût été autrement impardonnable.
Dans la nuit glacée, Jonnie s'adressa à tous ceux qui n'avaient pas été choisis, certain qu'ils étaient désappointés. Mais il s'aperçut que leurs chefs leur avaient dit que, lorsque la mission aurait réussi, ils feraient partie du corps de secours qui aurait pour charge de remettre de l'ordre en Angleterre, comme en Scandinavie, en Russie, en Afrique ou en Chine. D'ores et déjà, ils allaient étudier, s'entraîner et dresser des plans. Tous étaient pleins d'enthousiasme.
C'est Fearghus qui, très sereinement, décrivit tout cela à Jonnie. Bien entendu, ils se serviraient d'un système de clans.
Mon Dieu ! songea Jonnie. Ces Ecossais voient grand !
— Ne t'en fais pas, MacTyler. Nous sommes avec toi !
Jonnie, épuisé, s'étendit sous le fuselage de l'avion-cargo, s'enroula dans une couverture de laine aux couleurs du tartan du clan Fearghus et sombra dans le sommeil, plein d'espoir. Pour la première fois depuis la mort de son père, il ne se sentait pas seul.