8
Le lendemain, Terl se lança à nouveau dans un tourbillon d'activités en prévision de sa prochaine entrevue avec Numph.
Il voulait confectionner de fausses interviews de mutins. C'était un véritable travail d'art auquel il apporta le plus grand soin. Il interrogea pour cela un nombre important d'employés, à l'intérieur comme à l'extérieur du camp.
Tout cela fut conduit rondement et efficacement.
Terl demandait :
- Est-ce que vous connaissez les règlements de la Compagnie relatifs aux mutineries ? Quelquefois surpris, toujours méfiants, ceux qu'il abordait citaient ce qu'ils connaissaient des règlements ou bien ce qu'ils croyaient en connaître.
Terl demandait ensuite :
- Dans vos propres termes, dites-moi ce que vous pensez de la mutinerie en général ?
Les employés se montraient intarissables et rassurants sur le sujet :
- La mutinerie, ce n'est pas bien. Les chefs nous feraient tous vaporiser sans exception. Je ne suis pas du tout partisan d'une mutinerie. Quoi qu'il arrive, jamais je ne prendrai part à une mutinerie.
Toute la journée, Terl travailla comme un forcené, à l'extérieur comme à l’intérieur, ce qui l'obligea à enlever et à remettre constamment son masque. Il enregistra des kilomètres de bande.
Lorsqu'il avait fini de poser ses questions, il hochait la tête avec un sourire et disait qu'il ne pouvait faire autrement car il s'agissait d'un ordre venant de la Direction, mais que lui, Terl, était bien entendu du côté des employés. Cependant, quand il repartait, il laissait une trace d'inquiétude, et chacun se jurait bien de ne jamais être mêlé, à une quelconque mutinerie, baisse des salaires ou pas.
De temps en temps, lorsqu'il il repassait par son bureau, Terl jetait un coup d'œil sur l'image de la cage retransmise par les caméras-boutons. Il obéissait à la fois à la curiosité et à un vague sentiment de malaise.
L'animal lui paraissait bien industrieux. Il s'était levé à la première lueur du jour et, depuis, il n'avait pas cessé de travailler. Il avait nettoyé la peau d'ours en utilisant de la cendre. A présent, elle était pendue entre les barreaux.
Puis il avait allumé un feu et disposé autour un bizarre entrelacs de branchages. Il avait découpé le bœuf en longues lanières qu'il avait disposées sur les branches. Il avait jeté des poignées de feuilles dans les flammes pour faire beaucoup de fumée autour de la viande.
Terl n'arrivait pas à comprendre clairement ce qu'il faisait. Mais, vers la fin de la journée, il crut deviner. L'animal devait se livrer à quelque rite en relation avec le printemps. Il avait lu quelque chose à ce propos dans les vieux guides chinkos. Il y était question de danses et autres manifestations stupides. La fumée était censée emporter l'esprit des animaux morts jusqu'au domaine des dieux, En tout cas, la veille, ils avaient tué un nombre appréciable d'animaux. A cette pensée, il eut un frisson dans le dos.
Il n'avait jamais songé jusqu'alors que ces créatures de la Terre pouvaient blesser un Psychlo, mais cet ours grizzly avait quelque peu ébranlé sa confiance. Il avait été énorme et son poids devait approcher celui de Terl.
Il était probable qu'à la venue du soir, l'animal relancerait le feu pour danser autour. Terl conclut qu'il ne préparait rien de dangereux et retourna à ses interviews.
Ce soir-là, on ne le vit pas dans la salle de récréation. Il était trop occupé à monter ses bandes d'enregistrement. A tel point qu'il en oublia d'aller voir si l'animal dansait vraiment autour de son feu.
Avec Fart consommé d'un chef de la sécurité, il trafiquait les phrases, découpait et substituait les mots, gommait des paragraphes entiers et faisait dire aux employés des choses qui pouvaient leur valoir d'être exécutés.
Une réponse revenait fréquemment : « Je suis partisan de la mutinerie. Et dans ce cas, il vaudrait mieux vaporiser tous les chefs. » La tâche était épuisante, mais les bobines s'accumulaient.
Pour finir, il les copia sur des disques vierges pour qu'aucune trace de montage ou de découpage ne soit visible et lorsqu'il eut enfin terminé, l'horizon de l'est était gris.
Il bâilla et se mit en devoir de nettoyer les lieux, détruisant les enregistrements originaux et les bouts de bandes, en attendant l’heure du petit déjeuner. C'est alors qu'il prit conscience qu'il avait complètement oublié de surveiller l'animal pour voir s'il dansait vraiment.
Il décida qu'il avait plus besoin de sommeil que de petit déjeuner et s'étendit pour une brève sieste. L'heure de son rendez-vous avec Numph avait été fixée après le déjeuner.
Par la suite, il devait se dire que c'était parce qu'il avait manqué à la fois le petit déjeuner et le déjeuner qu'il avait commis l'erreur qui allait le priver de son unique moyen de pression sur Numph.
Au début, l'entrevue se présenta plutôt bien. Numph était installé derrière son grand bureau, capitonné, dégustant une gamelle de kerbango, égal à lui-même.
- J'ai ici le résultat des investigations que vous m'avez demandées, déclara Terl.
- Comment ?
- J'ai interrogé un certain nombre d'employés.
- A quel propos ?
- Sur la mutinerie,
Numph dressa aussitôt Pareille.
Terl posa le lecteur de disque qu'il avait apporté sur le bureau de Numph.
- Bien sûr, tout cela est secret. J'ai dit aux employés interrogés que personne n'en saurait rien et ils ignoraient que tout était enregistré.
- Très habile, dit Numph. Il avait posé sa gamelle de kerbango et était tout mile.
Terl passa les disques. L'effet fut exactement celui qu'il avait escompté. Le visage de Numph prit une teinte de plus en plus grisâtre. Quand ce fut fini, il se versa une gamelle de kerbango qu'il engloutit d'un coup. Puis il demeura immobile et silencieux.
Terl se dit qu'il n'avait jamais lu une telle expression de culpabilité dans un regard. Numph était hagard.
- Je recommande donc que nous gardions tout ça secret, dit-il. S'ils apprennent qu'ils pensent tous la, même chose, ils se mettront à conspirer et ce sera la mutinerie.
- Oui ! fit Numph.
- Très bien. J'ai préparé certains documents à ce sujet. (Terl posa une liasse sur le bureau.) Le premier document m'autorise à prendre toute mesure que je jugerai nécessaire afin de régler ce problème.
- Oui, fit encore Numph, et il signa.
- Ce deuxième document m'autorise à réquisitionner tous les stocks d'armes des autres exploitations et à placer toutes les armes existantes dans une chambre forte.
- Oui, répéta Numph. Il signa.
- Celui-ci permettra de réquisitionner tous les avions de combat des autres exploitations et de les placer sous scellés à l'exception de ceux dont je pourrais avoir besoin.
- Oui, dit une fois encore Numph. Il signa.
Terl récupéra les trois premiers ordres et laissa Numph se pencher sur le suivant.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Une autorisation pour rassembler et entraîner les animaux-hommes sur les machines afin que la Compagnie puisse poursuivre les transferts de minerai en cas de mort de certains employés ou de refus de travailler.
- Je ne pense pas que ce soit possible, dit Numph.
- Ce n'est qu'une menace pour obliger les employés à reprendre le travail. Vous savez aussi bien que moi que ce n'est pas vraiment réalisable.
Numph signa avec réticence et seulement parce que l'ordre disait : « Plan d'urgence. Recours stratégique alternatif. Objectif : dissuasion antigrève. »
C'est alors que Terl commit son erreur. Tout en prenant l'autorisation et en l'ajoutant aux autres, il fit remarquer :
- Cela nous permettra de pallier une réduction éventuelle des effectifs. Plus tard, il se rendit compte qu'il n'aurait jamais dû ajouter ce commentaire.
- Ah bon ? fit Numph.
- Et j'ai la certitude, poursuivit Terl, s'enfonçant dans son erreur, que votre neveu Nipe approuverait chaleureusement.
- Approuverait quoi ?
- La réduction des effectifs.
C'est alors qu'une expression nouvelle apparut sur les traits de Numph. Une expression de soulagement. Il avait compris quelque chose et il en éprouvait soudain une très grande satisfaction.
Numph regarda Terl d'un air presque amusé. Il semblait totalement soulagé. La confiance avait remplacé la peur.
Et Terl comprit qu'il avait tout raté. Il n'avait eu qu'un début de moyen de pression. Un soupçon. Et voilà qu'il commettait l'erreur de montrer qu'il ne savait rien. Numph savait à présent que lui, Terl, ne savait rien. D'ailleurs il n'avait jamais vraiment su ce que Numph avait à se reprocher.
Oui, il avait commis une bourde énorme.
- Bon, dit Numph, soudain plein de verve. Allez faire votre travail. Je suis certain que tout ira bien.
Terl s'arrêta sur le seuil. Qu'est-ce qui lui avait échappé ? Quel était le moyen de pression ? Numph n'avait plus peur. Il l'entendit glousser de rire.
Il fut sur le point d'éclater, mais se maîtrisa. Il sortit sans mot dire. Au moins, les animaux étaient à lui, désormais. Et quand il en aurait fini avec eux, il les vaporiserait tous. Si seulement il pouvait vaporiser Numph en même temps !
Il n'avait aucun moyen de pression sur lui. Et encore moins sur l’animal. Il avait du pain sur la planche.