13
Le bruit de sa porte qu’on ouvrait à la volée interrompit les rêves de Nalia qui se réveilla en sursaut. La chambre était encore plongée dans le noir, et seuls se voyaient aux fenêtres étroites de la tour deux maigres filets de nuit mouchetés d’étoiles.
« Réveillez-vous, madame, ils sont tous devenus fous ! » C’était son page, et il parlait d’une voix terrifiée. Sa peur se sentait aussi nettement que la sempiternelle humidité qui imprégnait chacune des pièces de la forteresse isolée où ils pourrissaient en exil.
Sa nourrice se retourna dans le lit avec un grognement rageur. « Devenus fous ? Qui est devenu fou ? Si tu nous sers encore là l’une de tes trouilles nocturnes, Alin, je vais t’écorcher, moi !
— Non, Vena, écoutez ... » Nalia courut à la fenêtre qui surplombait le baile et ouvrit d’une poussée le vantail à petits carreaux. Tout en bas s’agitaient des torches, et l’on entendait le fracas de l’acier. « Qu’est ce qui se passe, Alin !
— La Garde grise s’est jetée sur la garnison de Cirna. Elle est en train de la massacrer !
— Il faut barrer la porte ! » Vena alluma une chandelle à même les braises amoncelées dans la cheminée puis aida le gosse à placer la lourde traverse dans les équerres de fer et le planta là pour aller donner un châle à sa maîtresse avant de s’immobiliser, l’oreille tendue vers l’inexplicable tohu-bohu qui mettait tout sens dessus dessous.
Celui-ci finit par s’éteindre, et Nalia se cramponna toute tremblante à sa nourrice, affolée par ce que pouvait bien présager un pareil silence. De l’extérieur ne leur parvenait plus rien d’autre que le lointain murmure des vagues contre les falaises.
« Madame, regardez par là ! » Alin pointa le doigt vers l’autre fenêtre qui, tournée, elle, vers le sud, donnait sur la route de l’isthme. Une longue file de torches approchait à vive allure sur cette dernière. Comme l’intervalle se réduisait, Nalia finit par distinguer les cavaliers qui les brandissaient et par percevoir un cliquetis de maille et de harnais.
« Une attaque ! chuchota-t-elle.
— Ce sont les Plenimariens, gémit Vena. Ô Créateur, sauve-nous !
— Mais pour quelle raison la Garde grise s’en prendrait-elle aux autres à l’intérieur même de l’enceinte ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? »
Près d’une heure s’écoula avant que ne leur parviennent des bruits de pas montant l’escalier de la tour. Vena et Alin repoussèrent Nalia dans le coin le plus éloigné de la porte et lui firent un rempart de leurs corps.
Le loquet finit par ferrailler. « Nalia, ma chérie, ce n’est que moi. Tu ne risques rien. Ouvre.
— Nyrin ! » Elle se précipita pour soulever tant bien que mal la traverse. « C’était donc vous, sur la route ? Oh ! vous nous avez fait une de ces peurs ! » La barre s’affala finalement à grand bruit sur le sol. Nalia ouvrit vivement le battant et tomba dans les bras de son amant, toute rassurée.
Deux gardes busards se tenaient juste derrière lui. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda-t-elle, effrayée de nouveau. Nyrin ne permettait jamais à d’autres hommes d’entrer dans sa tour; les faucons rouges imprimés sur leurs tuniques avaient la noirceur de corbeaux dans la lumière chiche. « Alin a dit que nos hommes se battaient entre eux ... »
Son épaule nue fut chatouillée par la barbe de Nyrin lorsqu’il la repoussa doucement. « Mutinerie et trahison, ma chérie, mais c’est terminé, maintenant, et tu n’as rien à redouter. En fait, je t’apporte une nouvelle mirifique. Ordonne à tes serviteurs de nous laisser seuls. »
Ravie malgré sa rougeur, Nalia hocha la tête en direction du page et de la nourrice qui s’esquivèrent aussi prestement qu’à l’accoutumée. Les culs-gris s’écartèrent sur leur passage mais sans se retirer eux-mêmes.
« Vous m’avez tellement manqué, messire, telle ... » Elle voulut l’étreindre à nouveau, mais il la maintint à distance. Elle levait les yeux vers le visage bien-aimé quand un effet de lumière de la chandelle affecta d’un air dur les prunelles du magicien. Elle recula tout en resserrant frileusement son châle autour d’elle. « Il y a quelque chose qui ne va pas. De grâce, dites-moi. »
Il se remit à sourire, et la même vilenie de la flamme étira ses lèvres en une moue de profond mépris. « C’est un grand jour, Nalia. Un très grand jour.
— Que ... qu’entendez-vous par là, messire !
— J’ai ici quelqu’un que je veux te faire rencontrer. » Il opina du chef vers ses gardes, et ils firent un pas de côté pour laisser entrer un autre homme. Choquée, Nalia tira de nouveau sur son châle.
Le nouveau venu était jeune et très beau, mais il était également sale, pas rasé, et il puait épouvantablement. Elle n’en reconnut pas moins les armoiries brodées sur son surcot crasseux et s’effondra à genoux devant lui. « Prince Korin !
— Sa Majesté Korin, rectifia gentiment Nyrin. Permettez-moi, Sire, de vous présenter Lady Nalia.
— Ça ? C’est celle-là ? » L’expression dégoûtée du jeune roi la glaça plus que l’air de la nuit.
« Son sang est le bon, je vous le garantis », dit Nyrin en se dirigeant vers la sortie.
Elle le regarda avec une angoisse croissante franchir le seuil et se mettre à tirer lentement la porte sur ses talons. « Permets-moi, Nalia, de te présenter ton nouvel époux. »