12

Les combats et la pluie s’interrompirent juste avant l’aube. Les derniers des Plenimariens ne se dispersèrent à toutes jambes que pour se faire tailler en pièces par les troupes skaliennes qui occupaient la ville basse. Lord Jorvaï estima par la suite que, même en incluant les secours arrivés du sud, l’agresseur les avait affrontés à près de trois contre un, et qu’ils n’avaient dû leur sanglante victoire qu’à la rage qui les soulevait. « Pas de quartier » restant l’ordre en vigueur, il n’en fut accordé aucun. Le matin trouva les victimes en putréfaction de la peste ensevelies sous les morts et les moribonds ennemis. Une poignée de vaisseaux noirs avait réussi à prendre le large afin d’apporter à Benshâl la nouvelle de la catastrophe, mais la plus grande partie de la flotte d’assaut avait été brûlée. Des épaves fumantes dérivaient au gré de la marée ou flambaient échouées sur la côte rocheuse. Autour des centaines de corps flottant dans la rade grouillaient des requins qui se repaissaient de l’aubaine.

Dans la ville affluaient déjà des émissaires en provenance de la campagne environnante et des bas quartiers. Les terres qui se trouvaient à l’ouest et au sud n’avaient pas souffert, mais au nord d’Ero comme à l’intérieur de ses murs, il ne restait rien des greniers, et des pans entiers de la capitale avaient été rasés par l’incendie. La rumeur courant que des soldats ennemis s’étaient échappés vers l’intérieur au cours de la nuit, Tobin expédia lord Kyman les y traquer.

Des ruisseaux de réfugiés rentraient également, et les gens qui s’étaient débrouillés pour survivre au siège sortaient de leurs cachettes en riant, pleurant, jurant. Crasseux et vindicatifs comme des spectres, ils vadrouillaient à travers les rues pour dépouiller les morts, mutiler les blessés.

 

Le Palatin était lui-même presque méconnaissable.

En prenant un instant de repos en haut du perron du temple avec Tharin et Ki, Tobin contempla d’un œil accablé le spectacle lugubre qui s’offrait à elle. Juste au-dessous, sa garde personnelle et les gaillardes de Grannia veillaient tant bien que mal; il était encore trop tôt pour savoir combien de Skaliens demeuraient fidèles à Korin dans ces lieux.

La fumée couvrait la citadelle d’un morne linceul crépusculaire, et la puanteur de la mort commençait déjà à sévir. Des centaines de corps obstruaient les rues étroites : soldats et citadins, Skaliens et Plenimariens, enchevêtrés comme des fantoches désarticulés.

On avait découvert le cadavre du roi dans une chambre de la tour qui surmontait la poterne. Il y avait été abandonné tel quel, mais la couronne et l’épée de Ghërilain avaient disparu. Comme on n’avait pas aperçu la moindre trace de Korin ni d’aucun des Compagnons, Tobin avait chargé toute une compagnie d’aller fouiller à leur recherche parmi les monceaux de morts.

Lynx manquait toujours à l’appel, lui aussi, et nul n’avait vu le chancelier Hylus. On était aussi sans nouvelles d’Iya et de ses collègues, et la princesse avait envoyé Arkoniel tâcher de les retrouver dans les parages de la porte. Il ne restait plus rien d’autre à faire que d’attendre qu’il se manifeste.

Guerriers et drysiens s’affairaient à transporter les blessés au Palais Vieux, mais la tâche était écrasante. Des nuées de corbeaux descendaient se gorger et mêlaient en se pavanant sur les morts leurs croassements de triomphe aux plaintes poignantes des agonisants.

Le Palais Neuf brûlait encore, et cela durerait des jours. Le trésor n’avait pas été pillé, mais il était pour l’heure inaccessible sous les décombres et le brasier. De centaines de belles demeures - celle de Tobin incluse - ne subsistaient plus que les fondations fumantes, et celles qui restaient debout étaient noires de suie. Au-delà du Palais Vieux, la superbe allée d’ormes avait disparu, leurs souches bordaient l’avenue comme des chicots disparates, et les ravages de la hache et de l’incendie n’avaient guère mieux épargné le bois sacré de Dalna. En dépit de quelques outrages du feu, le Palais Vieux demeurait à peu près valide. Le terrain d’exercice des Compagnons, témoin de tant et tant d’affrontements pour rire, était désormais jonché de véritables morts, et le bassin-miroir était teint d’écarlate.

Ki secoua la tête. « Par les couilles à Bilairy !

Avons-nous sauvé quoi que ce soit !

— Contente-toi de rendre grâces que ce soit nous qui nous tenions ici, et non l’ennemi », l’avisa Tharin.

Malgré l’épuisement qui s’appesantissait sur elle à la façon d’un brouillard épais, Tobin se contraignit à se relever. « Allons voir qui en a réchappé », dit-elle.

Près du Palais Vieux, ils croisèrent un général de la garde du Palatin qui, la reconnaissant à son surcot, planta un genou en terre.

 « Général Skonis, Votre Altesse, dit-il en scrutant son visage d’un œil inquisiteur pendant qu’il la saluait. Mes félicitations pour votre victoire.

— Soyez remercié, général. Je suis navrée que nous soyons arrivés trop tard pour empêcher un pareil désastre. Y a-t-il des nouvelles de mon cousin ? »

Il inclina la tête. « Le roi est parti, Votre Altesse. - Le roi ? fit Tharin d’un ton âpre. On a trouvé le temps de procéder à un couronnement !

— Non, messire, mais il a l’Épée, et...

— N’importe, le coupa Tobin. Vous dites qu’il est parti !

— Il s’est échappé, Votre Altesse. Dès la chute des portes, lord Nyrin et les Compagnons l’ont emmené. - Il a pris la fuite ? lâcha Ki d’un ton incrédule.

— On l’a mis en sécurité, messire, riposta l’autre en le toisant d’un tel air que Tobin devina sans mal de quel côté allaient ses véritables préférences.

— Où est-il allé ? demanda Tharin.

— Lord Nyrin a promis de le faire savoir. » Il reporta son regard sur Tobin avec impudence. « Il a l’Épée et la couronne. C’est lui, l’héritier. »

La colère poussa Ki en avant, mais le capitaine le retint par le bras et déclara : « La véritable héritière se tient révélée sous vos yeux, Skonis. Allez répandre la nouvelle. Aucun Skalien loyal n’a de raison de craindre la Princesse. »

L’autre salua derechef et s’en fut à grands pas. « Tout ça ne me dit rien qui vaille, grommela Tharin. Il faut absolument te faire connaître au plus tôt.

— Oui. » Elle jeta un coup d’œil circulaire. « L’ancienne salle d’audience est toujours debout. Faites passer le mot que quiconque peut encore marcher doit s’y rendre immédiatement. Je m’y adresserai au peuple.

— Il te faudrait aussi une garde plus conséquente.

Grannia, rassemble-nous un corps de six cents hommes. Fais-les mettre en formation dans la cour sur-le-champ. »

Celle-ci salua et courut obéir.

 

Comme Tobin se tournait pour partir, elle aperçut deux silhouettes familières barbouillées de sang qui s’approchaient, sortant des nuées qui planaient au ras des jardins du palais. C’étaient Lynx et Una.

 « Te voilà donc ! » cria Una. Marchant droit sur la princesse, elle l’examina attentivement puis se détourna, rougissante. « Lynx a essayé de m’expliquer, mais je n’arrivais pas à me figurer ...

— Je suis désolée », dit Tobin, et c’était la vérité pure. Le col de la tunique de la jeune fille était entrouvert, et le petit pendentif d’or en forme d’épée ciselée tout exprès pour elle s’y voyait toujours. « Il m’était impossible de te le dire moi-même avant. Je n’ai jamais eu l’intention de te prendre pour dupe. »

Una réussit à s’arracher un maigre sourire. « Je sais.

Simplement, je ... Bref, ça ne fait rien.

— Ainsi, voilà la jouvencelle qui a causé tout ce tapage avec le roi ? fit Tharin en lui tendant la main. C’est un bonheur de vous revoir, lady Una.

— Cavalier Una, maintenant, répliqua-t-elle fièrement. Tobin et Ki sont quand même arrivés à faire de moi un guerrier, somme toute. » Elle s’interrompit pour regarder la fumée qui s’élevait à l’autre extrémité du Palais Vieux. « Vous n’avez rien appris sur les membres de ma famille, n’est-ce pas !

— Non, dit Tobin. Tu es montée à leur recherche ? »

Elle acquiesça d’un signe.

 « Bonne chance, alors. Hé, Una ? J’ai besoin de renforcer ma garde. Quand tu iras rejoindre Ahra,demande-lui si elle serait volontaire, et j’en toucherai un mot à Jorvaï.

— Entendu. Et merci. » Elle se dépêcha de se perdre dans la fumée.

 « Et toi, Lynx, qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Ki.

— Rien, répondit l’autre écuyer d’un air morne.

Après m’être trouvé séparé de vous, la nuit dernière, j’ai fini par échouer parmi les cavaliers d’Ahra à l’extérieur des portes.

— Je suis bien heureuse de te revoir. Je craignais que nous ne t’ayons perdu », lui avoua Tobin.

Il n’accusa le coup que par un hochement de tête. « Nous avons brûlé le quartier général des Busards. - Voilà du bon boulot nocturne ! s’écria Ki. Il y en avait dedans, j’espère !

— Malheureusement pas, répondit-il. Nous avons tué tous les culs-gris qu’il nous a été possible de dénicher, mais les magiciens avaient déjà filé. Après avoir mis la main sur leurs coffres d’argent et libéré les derniers de leurs prisonniers, Ahra et ses gens ont livré les lieux à la torche.

— Bon débarras », commenta Ki, tandis qu’ils se dirigeaient tous vers le Palais Vieux.

Les coursives et les appartements de leur ancien logis retentissaient de plaintes déchirantes : « Au secours ! »... « De l’eau ! »... « Tuez-moi ! »... Les blessés gisaient si nombreux à même le sol que force était d’avancer pas à pas pour éviter de buter sur eux. Certains bénéficiaient de paillasses ou de grabats faits de vêtements empilés ou de tapisseries décolorées, d’autres étaient carrément couchés sur le dallage nu.

Une vieille drysienne aux robes maculées s’agenouilla devant Tobin. « Vous êtes bien celle dont les prêtres de l’Illuminateur promettaient la venue, n’est-ce pas !

— Oui, la mère, je le suis », répondit-elle. Les mains de la femme étaient aussi souillées de sang que les siennes propres, remarqua-t-elle, mais à force de soins et non de carnage. Elle éprouva subitement une envie folle de se décrasser. « Les incendies risquent de se propager. Tous ceux de vos patients que l’on peut transporter seraient moins menacés en dehors de la ville. Je vais vous faire envoyer des fourgons.

— Bénie soit Votre Majesté ! lança la vieille en se dépêchant de retourner à son affaire.

— Tu ne peux pas te soustraire au titre, observa Ki.

— Non, mais Korin l’a déjà revendiqué pour sien. »

Ils pénétraient dans l’ancienne aile des Compagnons quand l’un des blessés l’appela par son nom. Se laissant guider par ces appels exténués, elle découvrit Nikidès allongé sur une paillasse pouilleuse auprès de la porte du mess. On lui avait retiré ses chausses, et il avait le flanc gauche empaqueté dans des chiffons croûteux. Il était d’une pâleur extrême, et ne respirait qu’à petits coups pénibles.

 « Tobin ... Est-ce vraiment toi !

— Nik ! Je pensais que nous t’avions perdu. » Elle s’agenouilla, approcha sa gourde d’eau des lèvres gercées du jeune homme. « Eh oui, c’est bien moi. Ki est là, Lynx aussi. »

Après l’avoir dévisagée un moment, Nikidès ferma les yeux. « Lumière divine, c’est donc vrai ! Nous étions persuadés que cette vieille Barbe de Goupil mentait, et puis voyez-moi ça ! Jamais je ne me serais douté ... »

Elle posa la gourde de côté pour saisir entre les siennes sa main froide. « Je suis moins changée que tu ne te figures. Mais dis-moi plutôt comment tu te sens. Quand as-tu été blessé !

— Korin nous a donné l’ordre ... » Il s’interrompit, haletant. « Je les ai accompagnés jusqu’à la porte, mais alors nous avons donné tête baissée dans un énorme ... » Sa voix s’éteignit derechef avant de reprendre tout bas : « Je n’ai jamais eu grand-chose d’un guerrier, n’est-ce pas !

— Tu es en vie. y a que ça qui compte, dit Ki en s’agenouillant pour lui soulever délicatement la tête. Où sont Lutha et les autres !

— C’est Barieüs et lui qui m’ont apporté ici ... Je ne les ai pas revus depuis. Partis avec Korin, je présume. Lui s’en est allé.

— Nous l’avons appris », dit Tobin.

Nikidès se renfrogna. « Des manigances à Nyrin, tout ça. Arrêtait pas de lui coller au train ... » Il aspira une nouvelle bolée d’air entrecoupée, fit une grimace. « Grand-Père est mort. Au Palais Neuf. Coincé par l’incendie. » Sa main se crispa dans celles de Tobin. « Je regrette que la vie ne m’ait pas permis de voir de mes propres yeux ... Tu es une fille, réellement ? » Des couleurs marbrèrent ses joues livides. « Pour de bon, j’entends !

— Pour autant que je sache. Mais parlons plutôt de toi. Tu es transportable ? »

Il acquiesça d’un hochement. « J’ai écopé d’une flèche, mais elle n’a fait que me traverser. Les drysiens m’affirment que je vais guérir.

— Bien sûr que tu guériras. Ki, aide-moi à le porter pour l’instant dans notre ancienne chambre. »

 

Il n’y avait plus ni draps ni tentures, mais le lit était toujours utilisable. Ils y installèrent Nikidès, et Tharin partit chercher de l’eau.

 « Prince Tobin ? » tremblota une petite voix du fond de l’ancienne garde-robe. Baldus risqua un coup d’œil apeuré dans l’encadrement de la porte puis se précipita vers son maître et se jeta dans ses bras en sanglotant.

Elle le palpa par tout le corps sans découvrir le moindre indice d’une blessure. « Tout va bien, maintenant, dit-elle en le tapotant gauchement. C’est fini. Nous avons gagné. »

Le page reprit son souffle vaille que vaille avant de relever vers elle son visage sillonné de larmes. « Molay ... , c’est lui qui m’a poussé à me cacher. Nous avons libéré les faucons et dissimulé vos bijoux, puis il m’a mis dans le grand coffre à vêtements, et il m’a dit d’y rester jusqu’à ce qu’il revienne me chercher. Mais il ne l’a pas fait. Personne n’est venu. Et puis, je vous ai entendus ... Où peut-il bien être passé, Molay, dites !

— Dû aller prêter main forte aux combattants. Mais comme la bataille est terminée, maintenant, il sera bientôt de retour, le rassura-t-elle, sans trop se bercer d’illusions pour sa part. Tiens, bois à ma gourde. Allez, vide-la. Tu dois mourir de soif, après être resté caché si longtemps. Tu peux aller chercher Molay parmi les blessés, si tu veux. Dès que tu l’auras trouvé, lui ou quelque autre de nos connaissances, viens m’avertir. »

Le mioche se torcha le museau et carra les épaules. « Oui, mon prince. Je suis si content de vous voir de retour sain et sauf ! »

Ki branla du chef en le regardant détaler. « Il n’a même pas remarqué ! »

 

Le son d’une voix familière la réveilla.

 « Iya ? Iya, est-ce que vous m’entendez ? » Ouvrant les yeux, elle découvrit Arkoniel qui, agenouillé, se penchait sur elle. Il faisait grand jour. Elle était endolorie de partout et glacée jusqu’aux moelles mais toujours en vie, semblait-il.

Après qu’il l’eut aidée à se remettre sur son séant, elle constata qu’elle se trouvait sur le bas-côté de la route, non loin de l’endroit où son groupe avait démoli les retranchements la nuit précédente. Quelqu’un l’avait retirée du fossé et emmitouflée dans des manteaux. Saruel et Dylias étaient assis à côté d’elle et, tout près, elle repéra d’autres magiciens qui lui souriaient d’un air manifestement soulagé.

 « Bonjour, lui lança Arkoniel, mais avec un sourire forcé.

— Que s’est-il passé ? » Rien ne trahissait la présence de l’ennemi ; des soldats skaliens gardaient la porte, et les gens semblaient aller et venir librement.

 « Ce qui s’est passé ? s’esclaffa Saruel. Eh bien, notre opération a pleinement réussi, mais elle a failli vous coûter la peau ! »

Tu n’entreras pas.

Pourquoi diantre la prédiction de Frère revenait-elle l’obséder maintenant ? Alors qu’elle avait survécu. « Tobin ? Est-ce qu’elle est... !

— Une fois de plus passée au travers sans une égratignure, à ce qu’a dit Jorvaï qui était tout à l’heure dans le coin. Il est persuadé qu’elle jouit de la protection divine, et tout semble indiquer qu’il ne s’abuse pas. »

Iya se leva vivement. Quitte à souffrir mille morts, apparemment, oui, elle était entière, à part ça.

Un héraut monté franchit la poterne et dévala la route au triple galop en clamant: « Tous à la salle du Trône du Palais Vieux ! Tous les Skaliens sont convoqués à la salle du Trône du Palais Vieux ! »

D’un air épanoui, Dylias empoigna le bras de la magicienne. « Venez, ma chère. Nous sommes convoqués par votre jeune reine !

— Jamais ne furent prononcées paroles plus suaves ! » Elle éclata de rire, et elle eut l’impression que toutes ses douleurs et toutes ses peines s’envolaient d’un coup. « Venez, vous tous, ma Troisième Orëska fourbue. Allons nous présenter en personne. »

Saruel lui prit juste alors le bras. « Regardez ! Là-bas, dans la rade ! »

Un petit bateau volait sur les eaux vers les quais en ruine. On ne pouvait se méprendre sur le coloris rouge sombre de sa voile carrée, pas plus que sur l’emblème qui la frappait : un grand œil blanc surmontant un croissant de lune couché.

Iya se toucha le cœur et les paupières en guise de salut. « L’Illuminateur nous adresse un nouveau message, et urgent, dirait-on, si c’est bien l’Oracle en personne qui vient nous le délivrer.

— Mais comment se fait-il ? Comment a-t-elle pu savoir ? » s’étrangla Arkoniel.

Iya lui tapota le bras. « Enfin ... , cher garçon ! Quelle espèce d’Oracle serait-elle donc, si une affaire de cette importance échappait à sa lucidité ? »

 

À la salle du trône, on avait brisé les sceaux de plomb et ouvert à deux battants les portes dorées. En y pénétrant avec sa garde, Tobin trouva l’immense pièce déjà bondée. La foule de soldats et de citadins s’écarta devant ses pas dans un mutisme presque total, et elle sentit peser sur sa personne une myriade de regards. Le silence, ici, n’avait rien à voir avec celui d’Atyion. Il semblait saturé de doutes et de scepticisme, voire un rien menaçant. Elle avait commandé à son escorte de garder l’épée au fourreau, et Tharin en était tombé d’accord, mais lui-même et Ki marchaient à ses côtés d’un air circonspect.

On avait retiré certains des volets, et la lumière oblique de l’après-midi se déversait à l’intérieur par les grandes baies poussiéreuses. Des braseros découverts plantés de part et d’autre de l’impressionnant trône de pierre projetaient de vagues rougeoiements sur les marches de marbre blanc. Un petit groupe de prêtres l’attendait là. Elle reconnut en eux ceux qui l’avaient accompagnée depuis le départ d’Atyion. Notamment Kaliya, sans masque. Des magiciens, toujours pas trace. Quelqu’un avait nettoyé le siège de pierre de ses nids d’oiseaux et placé dessus des coussins de velours poudreux pour lui donner tant bien que mal l’aspect qui avait dû être le sien du temps de ses aïeules. Elle avait les nerfs trop à vif pour y prendre place encore.

Elle resta un moment debout, la langue nouée, toute au souvenir de la suspicion qu’elle avait lue dans les yeux du général Skonis. Mais il n’y avait plus moyen de revenir en arrière, dorénavant.

 « Aide-moi, Ki », prononça-t-elle enfin, tout en commençant à déboucler son ceinturon. Assistée par lui, elle retira son surcot puis son haubert et la chemise matelassée qu’elle portait dessous. Après avoir dénoué ses cheveux, elle les secoua pour qu’ils viennent encadrer son visage, avant d’inviter les prêtres d’Ero à la rejoindre.

 « Regardez-moi, vous tous. Touchez-moi, de manière à pouvoir attester à toute l’assistance que je suis une femme. »

Un prêtre de Dalna lui passa les mains sur les épaules et la poitrine puis lui plaqua sa paume sur le cœur. Tobin eut l’impression qu’une chaude brise estivale humide frémissait en elle.

 « Elle est une femme, et du véritable sang de la maison royale, déclara-t-il.

— C’est ce que tu dis ! » cria quelqu’un du fond de la presse. Et d’autres « Tu parles ! » lui firent écho.

 « C’est ce que dit l’Oracle d’Afra ! » tonna une voix profonde à l’arrière de la salle. Arkoniel et Iya se tenaient sur le seuil, encadrant un homme en manteau de voyage crotté.

La cohue s’écarta pendant qu’ils s’avançaient tous les trois vers le bas de l’estrade. Iya plongea dans une grande révérence, et Tobin vit qu’elle souriait.

L’homme rejeta son manteau, dévoilant ainsi qu’il portait une robe rouge sombre. Il retira des plis de celle-ci un masque d’argent sacerdotal qu’il arrima sur son visage. « Je suis Imonus, grand prêtre d’Afra et émissaire de l’Oracle », annonça-t-il.

Les prêtres d’Illior se couvrirent eux-mêmes la face à deux mains et tombèrent à genoux.

 « Avez-vous la marque et la cicatrice ? reprit-il à l’adresse de Tobin.

— Oui. » Tobin remonta la manche de sa chemise.

L’homme escalada les marches pour examiner son bras et son menton.

 « Vous avez devant vous Tamir, la reine qui fut prédite par l’Illuminateur à la magicienne que voici », proclama-t-il.

Iya monta les rejoindre, et il lui posa une main sur l’épaule. « Je me trouvais là, le jour où elle reçut de l’Oracle la révélation de sa route. C’est moi qui inscrivis sa vision dans les rouleaux de parchemin sacrés, et je suis aujourd’hui chargé de transmettre un présent à notre nouvelle reine. Majesté, c’est à votre intention que nous avons conservé ceci durant toutes ces années. »

Il leva la main, et deux nouveaux prêtres en robes rouges entrèrent, porteurs d’une longue litière sur laquelle était couché quelque chose. Une poignée de miséreux crasseux et dépenaillés leur emboîtaient le pas. « Les magiciens d’Ero », murmura Iya à Tobin.

Les Afrains charrièrent la litière jusqu’au pied du trône et l’y déposèrent. Une grande chose plate et qui ressemblait à un vulgaire plateau de table reposait dessus, enveloppée dans un tissu rouge sombre brodé d’un œil d’argent.

Imonus descendit rabattre les pans de la draperie.

Des dorures polies miroitèrent à la lueur des braseros, et les premiers rangs de l’assistance eurent le souffle coupé lorsqu’ils découvrirent qu’il s’agissait d’une tablette d’or de la taille d’un homme et de plusieurs pouces d’épaisseur. Des mots s’y trouvaient gravés en caractères anguleux, comme dans les manuscrits d’un autre âge, et assez gros pour être lisibles depuis le milieu de l’immense pièce lorsque ses porteurs plantèrent debout la tablette afin de la faire contempler à toute l’assistance.

 

Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et la défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir.

 

 

En signe de vénération, Tobin toucha son cœur et la poignée de son épée. « La tablette de Ghërilain ! »

Le grand prêtre opina du chef. « Erius donna l’ordre de la détruire, en même temps qu’il faisait démolir les stèles qui se dressaient jadis à tous les carrefours et sur la place de chaque marché, proclama-t-il de la même voix profonde et qui portait loin. Les prêtres du temple d’Ero la sauvèrent et l’apportèrent clandestinement à Afra, où elle demeura cachée jusqu’à ce qu’une reine légitime revienne dans la capitale.

 » Écoutez-moi, gens d’Ero, vous qui n’avez plus sous vos pieds que les ruines de votre ville. Cette tablette n’est rien. Les mots qu’elle porte sont en revanche la voix même d’Illior, et c’est la première reine d’Illior qui les a placés là. Cette prophétie se réalisa pleinement, et elle a survécu dans les cœurs fidèles, eussent-ils trahi leur devoir pendant un certain temps.

 » Écoutez-moi, gens d’Ero, vous qui regardez le visage de Tamir, fille d’Ariani et de toutes les reines qui l’ont précédée jusqu’à Ghërilain en personne. L’Oracle ne dort pas, l’Oracle n’a pas de fausses visions. Elle n’enverrait pas ce signe à un vulgaire prétendant. Elle a prévu la reine que voici dès avant qu’elle n’eût été conçue, dès avant qu’Erius n’eût usurpé la place de sa sœur, dès avant que leur mère n’eût sombré dans les ténèbres. Doutez de mes paroles, doutez de ce signe, et c’est de l’Illuminateur, de votre protecteur, que vous doutez. Vous avez dormi, gens d’Ero. Réveillez-vous à présent, voyez clair. La véritable reine vous a délivrés, et elle se tient devant vous à cette heure pour révéler son vrai visage et son vrai nom. »

Tobin sentit se hérisser lentement le duvet de ses bras lorsqu’une silhouette embrumée de femme prit forme à ses côtés sur l’estrade. Lorsque celle-ci eut acquis davantage de consistance, elle s’aperçut qu’il s’agissait d’une jeune fille à peu près de son âge et vêtue d’une longue robe bleue. Elle portait par-dessus une cuirasse de cuir doré armoriée de l’antique emblème de Skala, le croissant de lune et la flamme. L’épée de Ghërilain, qu’elle tenait dressée devant sa figure, avait l’air tout nouvellement forgée. Noirs étaient ses cheveux flottants, et d’un bleu sombre familier ses yeux.

 « Ghërilain ? » chuchota Tobin.

La jouvencelle fantomatique vieillit sous ses yeux et devint une femme aux cheveux gris fer, dont la bouche et les yeux étaient cernés de ces rides profondes que finit par creuser le souci.

Ma fille.

L’Épée avait beau être désormais sanglante et tout ébréchée, elle brillait d’un éclat plus vif encore qu’auparavant. L’apparition l’offrit à Tobin, exactement comme l’avait fait le spectre de Tamir naguère, et son regard sembla lui lancer un défi: Elle est à toi. Revendique-la.

Tobin n’eut pas plus tôt tendu la main pour s’en emparer que le fantôme s’évapora, et elle se retrouva les yeux tout bonnement fixés sur le panorama qui s’encadrait dans l’une des hautes croisées. De la place qu’elle occupait se distinguaient, par-delà les parcs calcinés, les ruines fumantes de la capitale et son port encombré d’épaves.

Tant qu’une fille issue de Za lignée de Thelâtimos ... « Tob ? » Le chuchotement anxieux de Ki la ramena brutalement au moment présent.

Tous ses amis la regardaient d’un air inquiet. Le visage du grand prêtre d’Afra était toujours masqué, mais elle discerna, reflété dans ses prunelles sombres, le défi lancé par Ghërilain.

 « Tobin ... , ça va ? » insista Ki.

Sa propre épée lui parut trop légère lorsqu’elle la brandit pour saluer la foule et cria de toutes ses forces: « Par cette tablette et par l’Épée qui n’est pas ici, je voue ma personne à Skala. Je suis désormais Tamir ! »