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La contre-attaque skalienne avait temporairement détourné les Plenimariens de leur assaut contre la citadelle.
Du haut des remparts aux merlons desquels ils s’appuyaient, exténués, ce n’est pas sans un regain d’espoir de plus en plus vif que Lutha et Nikidès avaient regardé la petite armée d’Atyion décimer puis refouler les troupes adverses, en dehors des murs. La bannière personnelle de Tobin flottait en première ligne à chacune des charges.
Il n’empêchait qu’en dépit de cette première défaite, les Plenimariens tenaient toujours la ville et ne relâchaient pas leur emprise sur le Palatin dont les ultimes défenseurs n’en pouvaient plus de repousser les échelles de siège et d’éteindre les incendies.
Cela faisait déjà deux jours que les catapultes, hissées vers le sommet de la colline, faisaient pleuvoir sur ce dernier réduit un déluge incessant de pierres et de feu. Nombre de temples et de villas périphériques y avaient succombé. Quant aux anciens quartiers des Compagnons au Palais Vieux, ils se trouvaient bondés, transformés qu’ils étaient en hospice pour les sans-abri et en infirmerie pour les blessés.
Le généralissime ennemi, lord Harkol, avait par deux fois sommé les assiégés de se rendre, la veille, et il avait par deux fois essuyé le refus de Korin. Les réserves en eau et en nourriture étaient suffisantes pour soutenir un blocus prolongé mais, comme ils avaient depuis belle lurette épuisé leurs stocks de flèches, ils s’étaient vus réduits à lancer à la tête des assaillants tout ce qui leur tombait sous la main: meubles, pavés, pots de chambre, bûches et branches tronçonnées dans les parcs et jusque dans le bois sacré de Dalna ... Ils les avaient même bombardés avec les effigies de la nécropole royale.
« Je crois que les reines approuveraient cette mesure, avait froidement déclaré le chancelier Hylus en la suggérant. Après avoir fait don de leur existence à Skala, ce n’est sûrement pas elles qui lésineraient sur un bout de pierre. »
En quoi le bon vieillard avait sans doute eu raison, se disait Lutha. La reine Markira ne leur avait-elle pas en effet permis d’écraser d’un coup toute une poignée de nécromanciens !
Pendant que sous ses yeux leur ami regroupait ses forces, au cours de l’après-midi, Lutha secoua la tête. « Tu n’avales pas toi non plus ces couillonnades de Nyrin, n’est-ce pas, Nik !
— Sur les prétentions de Tobin à être une fille ? fit ce dernier en roulant les yeux.
— Non, sur son éventuelle félonie, je veux dire, et sur son intention de s’emparer du trône.
J’avale encore moins celles-ci que l’autre, mais Korin m’a tout l’air de le faire, lui. Et je n’aime pas beaucoup la manière dont ce cher Busard l’enferme à double tour chaque soir pour le gorger de vin tout en lui distillant ses poisons dans le creux de l’oreille. J’ai plus peur de toutes ces manigances que de l’armée qui nous harcèle en bas. »
Tobin lança deux offensives supplémentaires avant la tombée de la nuit pour emporter les murs et les barricades. Les lignes plenimariennes eurent beau tenir le coup, leurs morts n’en tapissaient pas moins le terrain, devant. Tout de suite après le crépuscule, le vent de mer apporta la pluie, et des monceaux de nuages bouchèrent le ciel.
Comme s’éteignaient les dernières lueurs du jour, une armée nouvelle émergea de la poix, au sud. Bien qu’il fût impossible d’en distinguer les bannières, Nikidès dit qu’elle avait l’air d’être composée de chevaliers et de paysans volontaires et qu’il devait s’agir là de gens d’Ylani et des villes côtières en deçà. Elle comprenait au moins deux mille hommes et, du coup, les Plenimariens se retrouvèrent à leur tour brusquement assiégés dans le désert calciné qui était leur œuvre entre le port et la citadelle. Les forces qui menaçaient cette dernière commencèrent à s’amenuiser, et le déplacement de torches vacillantes à travers la nuit révéla qu’elles étaient en train de se diviser pour faire face sur trois fronts.
« Ça, jamais ! » s’exclama Korin en se remettant à arpenter d’un pas furibond son salon privé. La pièce empestait la trouille et le vin.
Nyrin jeta un coup d’œil sur le chancelier Hylus.
Assis au coin du feu, le vieil homme avait l’esprit farci de traîtrise mais ne pipa mot. L’emprise du Busard sur le prince était à peu près totale, et ils le savaient tous deux.
Sur les instances du magicien, Korin avait fini par se laisser convaincre d’exclure les derniers survivants de ses Compagnons en leur faisant monter la garde à tous devant sa porte - à tous sauf à Caliel qui, du fond de l’ombre près de celle-ci, tenait Nyrin sous son regard noir.
Il était près de minuit. La tempête n’avait pas cessé de s’amplifier depuis le coucher du soleil. Des rafales de pluie et de neige fondue fouettaient rageusement les fenêtres par intermittence. Les ténèbres étaient impénétrables, sauf quand les zébrait, de loin en loin, la fulgurance d’un éclair.
« Pour le salut de Skala, Sire, il vous faut absolument envisager cette hypothèse, insista Nyrin tandis qu’une violente rafale ébranlait à nouveau les croisées. Ces nouvelles forces en provenance du sud ne sont rien de plus qu’un ramassis de rustres ! Ils ne renverseront pas le courant, pas plus que ne le fera l’armée de Tobin. Pas par un temps pareil. Ils savent qu’ils n’ont pas l’avantage du nombre et se sont retirés. Tandis que les sapeurs de l’ennemi poursuivent leur besogne à la porte du Palatin. Je les entends distinctement dès que le vent tombe ! Ils pourraient ouvrir la brèche d’un instant à l’autre, et que ferons-nous alors ? Vous n’avez plus qu’une poignée de guerriers à votre disposition.
— Les Plenimariens sont pris dans la même tempête, objecta Caliel d’une voix où vibrait une colère à peine voilée. Korin, tu ne saurais t’enfuir comme ça, là !
. - Une fois de plus, tu veux dire ? riposta le prince en faisant à son ami un sourire amer.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. »
Nyrin fut enchanté de voir finalement surgir entre eux l’ombre d’un différend. « Ce ne serait pas là s’enfuir, lord Caliel, intervint-il d’un ton mielleux. Si l’ennemi fait tomber la porte, il massacrera tous ceux qu’il trouvera sur son passage, y compris notre jeune roi. Il traînera son cadavre à travers les rues et exhibera sa tête à Benshâl en guise de trophée. Et c’est porteur de la couronne et de l’épée de Ghërilain que l’Overlord se pavanera, lors des célébrations de notre défaite. »
Korin interrompit ses allées et venues pour crisper son poing sur la garde de la prestigieuse lame accrochée à sa hanche. « Il a raison, Caliel. Ils savent bien qu’une seule attaque ne leur permettra pas de s’emparer du pays tout entier, mais s’ils détruisent Ero, font main basse sur le trésor et l’Épée, tuent le dernier de la lignée ... , combien de temps Skala résistera-t-elle après ça !
— Mais Tobin ...
— Est une menace aussi formidable ! rétorqua le prince. Tu as entendu les rapports. Tout ce qui reste d’Illiorains en ville murmure et chuchote que la reine légitime est revenue sauver le pays. On a exécuté trois prêtres de plus aujourd’hui, mais le mal est fait. Combien de temps s’écoulera-t-il avant que cette racaille n’ouvre la porte aux renégats ? Tu as vu les bannières flottant sur l’armée de Tobin; les campagnes se lèvent déjà pour se joindre à lui - ou à elle ! » Il haussa les deux mains avec un grondement de dégoût. « Peu importe ce qu’il en est réellement; la foi des ignares lui est d’avance acquise. Et s’il réussit à rompre le blocus, alors, que se passera-t-il ? » Il tira l’Épée, la brandit. « Plutôt l’Overlord qu’un félon pour elle !
— Tu dérailles, Kor ! D’où vient que tu ne t’en aperçoives pas ? s’écria Caliel. Si Tobin souhaitait la chute d’Ero, que lui servirait de se précipiter à notre secours ? Il aurait aussi bien pu lambiner pour laisser les envahisseurs faire à sa place le sale boulot. Tu as vu de quelle manière il s’est battu aujourd’hui. Attends, je t’en conjure. Accorde-toi encore un jour avant de te résoudre à ce que tu t’apprêtes à faire là. »
Alben entra là-dessus en trombe et n’accorda au prince qu’un simulacre de salut. « Les sapeurs ont fini par passer sous le mur, Korin, et la grande porte vient de tomber. Ils déferlent comme des rats ! »
Les yeux de Korin ressemblaient à ceux d’un mort quand il les tourna vers Caliel. « Rassemble ma garde et les Compagnons. C’en est fait d’Ero. »