5

Durant leur chevauchée, Tobin fit tout son possible pour éviter de penser à ce qui l’attendait. Le premier mouvement de Ki l’avait affolé plus qu’aucune bataille n’aurait pu le faire. Sans que la loyauté de son ami fût pour autant suspecte une seconde, il le surprit plus d’une fois pendant cette folle course en train de lui décocher furtivement des coups d’œil perplexes, comme s’il s’efforçait de discerner l’inconnue dissimulée sous la peau d’emprunt.

Mais je ne tiens pas du tout à changer, moi ! songea-t-il misérablement. Les yeux attachés sur les montagnes lointaines qui se découpaient en noir sur le firmament constellé d’étoiles, il n’arrêtait pas de se demander quel effet cela lui ferait de partir simplement, comme ça, de tout planter là ... , la bataille comme la ville et ses amis comme son destin.

Ce n’était d’ailleurs là qu’une chimère des plus vagues. Il était un guerrier skalien, un prince du sang. En dépit de ses appréhensions, il comptait bien ne jamais se déshonorer, ne jamais trahir ceux qu’il aimait.

Son nom et son sceau suffirent à leur valoir sur tout le trajet des montures fraîches et, à chaque étape, ils répandaient la nouvelle de l’invasion. L’aube les trouva de nouveau en vue de la mer, et ils atteignirent Atyion sur le coup d’une heure de l’après-midi.

Immobilisant son cheval devant la porte de la ville, Tharin héla les gardes postés au rempart. « Ouvrez, au nom du prince Tobin, seigneur et maître d’Atyion. Le prince est de retour !

— Ero est assiégée par Plenimar, annonça Tobin aux sentinelles médusées dès qu’on les eut laissés entrer. Hâtez-vous de propager le mot, chaque guerrier doit se préparer à y repartir avec moi ... Hé là, un instant ! cria-t-il à l’une d’entre elles qui s’élançait déjà. Les femmes incluses, toutes celles qui désirent se battre pour Skala sont les bienvenues sous la bannière d’Atyion. Est-ce bien compris !

— Oui, mon prince.

— Dis à tout le monde de se rassembler dans la cour du château.

— Bien joué, Tobin », murmura Arkoniel.

La hâte qu’ils mirent à traverser la ville ne leur servit qu’à trouver le pont-levis du château encore relevé par-delà les douves. Le capitaine arrondit ses mains en porte-voix pour appeler la garde, mais il n’obtint aucune réponse.

Ki s’ombragea les yeux et loucha vers les hommes postés sur le rempart. « Ce sont des gens de Solari. - Ouvrez, au nom du prince ! » claironna de nouveau Tharin.

Cette fois, une tête se pencha au créneau voisin de la poterne. « Le duc Solari m’a formellement interdit de laisser pénétrer quiconque en provenance d’Ero, rapport à l’épidémie.

— Le fils de pute ! hoqueta Ki.

— Ouvre au prince sur-le-champ, ou tu seras pendu haut et court pour trahison ! » riposta Tharin d’une voix formidable que Tobin ne lui avait jamais entendue.

Arkoniel conserva mieux son calme. « Il s’agit d’une affaire grave, mon bonhomme. Va immédiatement nous chercher ton maître.

— Solari ne peut pas se conduire ainsi ! s’exclama Ki, révolté, pendant qu’ils plantonnaient là. C’est le patrimoine de Tobin, qu’il ait l’âge ou pas d’en assumer la charge.

— L’homme qui commande la forteresse commande Atyion, maugréa Tharin, l’œil fixé sur le bord opposé des douves.

— Frère avait raison, dit Tobin à Arkoniel. Il m’a prévenu voilà des années que Solari voulait s’adjuger Atyion. »

Le soleil poursuivit une heure de plus son déclin pendant qu’ils s’alarmaient d’attendre en vain devant les portes closes. Une foule de citadins en armes s’était peu à peu massée derrière eux. La nouvelle de la situation avait fait tache d’huile. Tharin découvrit parmi eux un certain nombre de sergents de sa connaissance et ordonna d’expédier des estafettes dans les domaines environnants pour y lever des chevaliers. Arkoniel en dépêcha d’autres auprès des prêtres de la ville.

Deux femmes sortirent de la presse et s’inclinèrent bien bas devant Tobin. L’une d’elles portait une armure à l’ancienne mode. Ses robes blanches et son masque d’argent désignaient la seconde pour une desservante du temple d’Illior.

Le masque n’empêcha pas Tobin de la reconnaître et de la saluer. « Honneur à vous, dame Kaliya. »

La prêtresse lui rendit son salut en exhibant les dragons multicolores de ses paumes. « J’ai longtemps rêvé de votre venue, mais je ne m’attendais pas à vous revoir si tôt. Atyion n’abandonnera pas l’héritier légitime. »

Il mit pied à terre et lui baisa la main. « Je n’abandonnerai pas Atyion. Vous le saviez !

— Que ce serait vous ? Non, Altesse, mais j’en éprouve une grande joie. » Elle pencha la tête pour lui souffler: « Sois la bienvenue, fille de Thelâtimos. »

De nouveaux religieux arrivèrent. Arkoniel et Kaliya les entraînèrent à part pour leur parler tout bas. Tobin frissonna en les regardant. Un par un, chacun des nouveaux venus se tourna pour le saluer, la main sur le cœur.

Là-dessus, Solari se présenta sur le chemin de ronde d’où il lança : « Mes respects, prince Tobin. Vous me voyez navré de la fâcheuse réception qui vous a été faite.

— Ignorez-vous donc ce qui se passe à Ero ? lui répliqua Tobin d’une voix forte. On vous a pourtant dépêché des pigeons voyageurs hier. Ero est attaquée ! »

Une houle de stupéfaction parcourut la foule.

 « Je le sais pertinemment, cria le duc. Mais Atyion doit être protégée coûte que coûte de la peste.

— Des blagues ! hurla quelqu’un du sein de la cohue.

— Dût son seigneur légitime y perdre la vie ? riposta le capitaine avec véhémence. Solari, voici le fils de Rhius, et c’est sur ordre de Sa Majesté qu’il se trouve ici ! Votre propre fils est à Ero avec le roi.

— De nouveaux oiseaux vous ont précédés, Tharin, et mes nouvelles sont plus récentes. La ville basse est perdue, et le roi est pris au piège sur le Palatin. Vous n’aurez pas le temps d’y revenir qu’ils seront tous morts.

— Traître ! » hurla Ki en brandissant son épée. Solari l’ignora. « Skala doit être défendue, et il ne lui reste pas de plus puissante forteresse qu’Atyion. Elle doit avoir pour chef un général chevronné. Renoncez à vos prétentions, prince Tobin, et je vous adopterai pour mon héritier. Les prêtres soient témoins du serment que j’en fais.

— Pas moi ! cria la prêtresse illioraine, aussitôt imitée par tous ses collègues. Je prononce à votre encontre la malédiction réservée aux traîtres !

— Vous avez d’autres fils, Solari, repartit Arkoniel.

Même si nous vous croyions, combien de temps survivrait Tobin parmi eux, vu la fortune colossale que vous rapporterait sa mort !

— Pas quinze jours ! glapit une voix de femme dans l’assistance, derrière eux.

— Tirez-moi ce félon ! s’exclama quelqu’un d’autre.

— À l’assaut des murs !

— Pendez-moi ces salauds ! Jamais qu’on pliera le genou devant eux ! »

Ki mit pied à terre et se rapprocha de Tobin. « Pourrais pas lancer Frère contre lui, Tob ? » chuchota-t-il.

Va savoir comment, Arkoniel réussit à entendre et siffla: « Ne redemande jamais cela, Ki. Tu ne sais pas de quoi tu parles. »

Il s’avança jusqu’au bord des douves et brandit son poing droit vers le ciel, les doigts crispés sur sa baguette de cristal. Les feux déclinants du jour la firent flamboyer. « Écoutez-moi, vous autres du château, et vous tous ici présents derrière nous. » Sa voix portait autant qu’un cri de guerre. « Je suis le magicien Arkoniel, jadis élève de maîtresse Iya. Vous nous avez connus comme amis intimes et hôtes familiers du duc Rhius, elle et moi. Il nous a aussi personnellement désignés comme protecteurs de son fils unique et unique héritier, de celui qui se tient en cet instant même à sa propre porte comme un mendiant !

 » Solari allègue qu’il empêche le fléau d’entrer. At-il jamais fait une chose pareille jusqu’à présent ? Non. Seulement aujourd’hui, depuis qu’il se figure qu’Ero est perdue. Sachez-le, gens d’Atyion, toutes ces années de peste et de mort sont la malédiction d’Illior que le roi Erius a fait s’abattre sur ce pays. Avec la complicité du peuple, il a usurpé le trône sur l’héritière légitime de Skala, la princesse Ariani, fille d’Agnalain, mère de Tobin ... , car c’est elle qui aurait dû régner !

— Il dit vrai ! s’écria Kaliya, déployant ses paumes afin de sanctionner officiellement les paroles du magicien. Et voici son fils devant vous maintenant, ce fils qu’ont épargné la peste comme la famine. Les domaines du prince Tobin - Atyion, Cima, Bierfût, Mitangué, Gerfaut-gîte ... - ont tous été épargnés de même, eux et leurs habitants. Vous êtes-vous seulement demandé pourquoi ? Je vais vous le dire, à cette heure: c’est parce que le sang d’Ariani coule véritablement dans ses veines ! À son insu, Tobin n’a pas cessé d’être votre authentique protecteur, le béni d’Illior et celui des Quatre conjointement. »

Le tumulte se fit ovation, mais le château, lui, demeura muet. Tobin jeta un regard circulaire nerveux. Malgré la bienveillance de la foule, il se sentait dramatiquement exposé. Les archers de Solari risquaient à tout moment de les mettre en joue. « Que faire, maintenant ? » demanda-t-il à Tharin.

Kaliya se rapprocha pour lui agripper l’étrier. « Je vous ai promis mon aide il y a longtemps. Vous souvenez-vous !

— Oui.

— Et cependant vous ne me l’avez jamais demandée. Je vous l’offre à nouveau. Pousse ton cri de guerre, Rejeton d’Atyion. Clair et fort, sur--le-champ ! »

Quelque chose dans l’intonation du conseil lui rendit espoir et, rejetant la tête en arrière, il cria de toutes ses forces : « Atyion ! Atyion pour Skala et les Quatre ! »

Le cri fut repris par Ki et ses compagnons, puis par la foule tout entière qui, dans son enthousiasme, agitait des mouchoirs, des écharpes et brandissait des armes de toutes sortes. Le vacarme enveloppa Tobin comme une violente tempête et l’étourdit comme s’il était gris.

Kaliya leva les deux mains pour réclamer le silence. « Voilà. Vous entendez, maintenant ? »

La même clameur montait de l’intérieur de la forteresse. « Atyion pour Skala ! Atyion pour les Quatre ! » Elle enfla comme un rugissement, puis ne tarda pas à être ponctuée par le fracas sans équivoque de l’acier rencontrant l’acier.

Tharin s’inclina devant la prêtresse avec un sourire plein de gravité. « Mes félicitations, Dame. Atyion reconnaît la voix de son maître. On est en train de se battre pour toi, Tobin. Fais appel à tes partisans.

— Ouvrez les portes ! » cria-t-il, mais sans obtenir de réponse.

Ils se remirent tous en selle et, droits comme des i, observèrent le pont-levis. Mais il fallut que le soleil s’abaisse une heure de plus avant que le bruit des combats ne s’éteigne et que ne s’aperçoive au-dessus de la porte un nouveau regain d’activité.

À l’évidence, il s’agissait encore là de quelque affrontement. Qui ne dura guère et qui s’acheva lorsqu’on propulsa dans le vide, du haut du rempart, un individu qui, le col pris dans un nœud coulant, se débattait en glapissant. Ses cris furent coupés net aussitôt que la corde se fut tendue, lui rompant l’échine. La robe de soie verte qu’il portait était aussi somptueuse que celle d’un roi; le soleil en fit miroiter les riches broderies lorsqu’il se mit à tourner lentement au bout de la hart du bourreau.

C’était Solari.

Peu d’instants après, le pont-levis s’abattit en grinçant, et des soldats se ruèrent au-dehors pour venir saluer Tobin. Certains d’entre eux arboraient le vert de Solari, mais c’était son nom à lui qu’ils scandaient.

Des femmes aussi se trouvaient du nombre, encore en jupes et tabliers mais armées d’épées. L’une des cuisinières se précipita à genoux aux pieds de Tobin et, lui tendant sa lame à deux mains, s’époumona : « Pour Atyion et pour les Quatre ! »

Reconnaissant en elle cette cousine de Tharin qu’il avait rencontrée lors de sa première visite, il mit pied à terre pour se saisir de l’arme ainsi offerte et la restituer. « Levez-vous, Grannia. Vous voici de nouveau capitaine. »

Une assourdissante ovation s’éleva, que répercutèrent en écho les murs de la ville et les murailles du château. Il eut l’impression que c’étaient ces vagues énormes de clameurs qui le rejuchaient en selle, aussi tourneboulé que transporté de joie. Alors, Arkoniel se trouva derechef à ses côtés.

 « C’est le moment, Tobin, dut-il hurler pour se faire entendre.

— Oui, je sais. »

Flanqué par ses amis et par les principaux religieux, il franchit le pont pour pénétrer dans le baile qui s’ouvrait au-delà de la poterne. La brève bataille qui s’y était déroulée avait couché au sol des dizaines de victimes, essentiellement des gens de Solari. D’autres d’entre eux avaient été parqués dans des enclos à bêtes et s’y tenaient agenouillés sous l’œil vigilant de bretteurs et d’archers d’Atyion.

Tobin décrivit un grand tour pour faire le point de la situation. La plupart des hommes du duc s’étaient finalement déclarés en faveur d’Atyion.

 « La forteresse est à vous, prince Tobin », constata Tharin.

La duchesse Savia l’attendait avec sa progéniture en haut du perron du château. Elle portait fièrement la tête, mais la peur se lisait dans ses yeux tandis qu’elle serrait les petits contre elle. Tobin eut le cœur chaviré de voir le même effroi dans leurs regards à eux. Il avait festoyé et joué en leur compagnie lors de sa dernière visite et tenu ce bout de chou de Rose sur ses genoux. À présent, elle s’agrippait aux jupes de sa mère, pleurant d’effarement pendant qu’il s’approchait.

Savia tomba sur ses genoux. « Tuez-moi si vous voulez, cria-t-elle en tendant des mains suppliantes vers lui. Mais, je vous en conjure au nom des Quatre, épargnez mes enfants !

— Vous êtes sous ma protection, la rassura-t-il. Je jure par les Quatre et par la loi de Skala qu’on ne vous fera aucun mal ! » Il jeta un regard à l’entour. « Dame Lytia est-elle ici !

— Me voici, mon prince, répondit-elle en sortant de la presse massée dans la cour.

— Dame Lytia, je vous fais solennellement intendant d’Atyion. Veillez à ce que mes ordres soient scrupuleusement observés par la garnison. La duchesse et ses enfants ne doivent subir aucune insulte et aucun sévice. Pour l’heure, il leur est permis de continuer à occuper sous bonne garde leurs appartements. Quand vous aurez veillé à les y ramener en sécurité, veuillez faire arborer mes bannières sur la forteresse.

— Je n’y manquerai pas, mon prince. » L’approbation qu’il lut dans ses prunelles pâles au moment où elle emmenait avec force prévenances la duchesse en larmes lui fit encore plus chaud au cœur que les vivats précédents.

 « Tu ferais mieux de t’adresser tout de suite à la garnison », conseilla Tharin.

En dépit du succès qu’il avait remporté jusque-là, Tobin sentit son estomac se nouer de froid lorsqu’il reporta ses regards sur l’océan de visages tendus par l’expectative.

 « Guerriers d’Atyion, commença-t-il, et sa voix lui sembla d’une ténuité ridicule et suraiguë, là, en plein air. Je vous remercie de la fidélité dont vous venez de faire preuve en ce jour. »

Arkoniel se rapprocha pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille en attendant que s’apaisent les acclamations. Le jeune prince hocha la tête et prit une profonde inspiration.

 « Bonnes gens d’Atyion, c’est en souvenir de mon père, je le sais, que vous m’avez chéri dès le premier jour et accueilli comme un des vôtres. Aujourd’hui... » La bouche sèche, il eut un instant de faiblesse. « Aujourd’hui, les vaisseaux de guerre de Plenimar pullulent dans la baie d’Ero. La ville est en flammes, et l’ennemi aux portes du Palatin. »

Il s’interrompit de nouveau, rassemblant ses pensées pendant que retombait la première explosion de fureur. « Aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’enfant de Rhius qui se tient devant vous, mais celui d’Ariani ; c’est elle qui aurait dû être reine. » Une fois de plus, il s’arrêta, tellement terrifié que la peur le prit de se mettre à vomir, là, devant tout ce monde. Après avoir respiré un grand coup, il se contraignit à poursuivre. « Pour survivre, si tel est son destin, Skala doit avoir à nouveau une reine. J’ai... J’ai quelque chose de très étrange à vous révéler, mais ... »

Il se tourna désespérément vers Arkoniel. « Je ne sais comment le leur dire. Aidez-moi, par pitié ! »

Le magicien s’inclina, comme pour répondre à quelque ordre impérieux, puis leva une main pour réclamer l’attention de la foule. Ki vint se placer aux côtés de Tobin et lui pressa l’épaule. Tout tremblant, celui-ci lui adressa un bref regard de gratitude.

Arkoniel glissa les doigts dans le col grossier de sa tunique et en extirpa une amulette d’Illior en argent. « Guerriers d’Atyion, certains d’entre vous me connaissent. Je suis Arkoniel, magicien libre de Skala, disciple d’Iya. Mon maître et moi, nous sommes les protecteurs du prince Tobin. C’est Illior l’Illuminateur qui nous a choisis et ordonnés tels, voilà seize ans, par l’intermédiaire de l’Oracle d’Afra. Mon maître se vit gratifier d’une vision quand la princesse Ariani portait encore ses enfants dans son sein. Vous avez tous entendu dire qu’elle attendait des jumeaux, que la fille périt tandis que le garçon vivait. Ce n’est pas tout à fait la vérité. Mon maître et moi fûmes témoins des naissances, cette nuit-là, et nous avons gardé le secret sur le sujet depuis.

 » Maintenant, je vous l’annonce, c’est la fille qui a vécu, pas le garçon. Conformément à la volonté d’Illior et pour le salut de Skala, la petite s’est vu donner, grâce à des passes magiques il ne se peut plus formidables et malaisées, l’apparence de son frère mort, afin d’échapper au meurtre que méditaient le roi et ses favoris. Le prince Tobin que vous avez en ce moment même devant vous est cette fillette-là ! »

Silence. Tobin entendait nettement aboyer les chiens du village en deçà de l’enceinte et même les canards cancaner dans les douves au-delà. Puis quelqu’un glapit: « C’est pas une fille !

— Quel genre de magie pourrait faire des choses pareilles ? » lança un prêtre de Dalna barbu, dont les paroles soulevèrent un énorme tollé, tandis que les soldats et les citadins amassés dans le baile se mettaient tous à parler à la fois.

Ki, Tharin et Lynx se reployèrent autour de Tobin, la main sur la garde de leur épée. Les phalanges d’Arkoniel blanchirent lorsqu’il empoigna sa baguette de cristal, mais ce fut la grande prêtresse d’Illior qui calma la foule.

Elle claqua des mains au-dessus de sa tête, et le fracas du tonnerre ébranla longuement les murs. « Laissez-les finir ! cria-t-elle. Est-ce que je me tiendrais ici même à leurs côtés, moi, ainsi que mes frères des autres temples, si nous doutions que leurs paroles n’aient un sens ? Laissez parler le magicien ! »

Arkoniel la remercia d’une courbette avant de reprendre: « Pendant quinze années, vous avez connu ce jeune et vaillant guerrier comme fils de Rhius. Aujourd’hui, vous devez à la volonté d’Illior le privilège de le voir de vos propres yeux se révéler enfin comme l’héritière légitime du trône de Skala. Vous êtes bénis, gens d’Atyion. C’est à vous que reviendra l’honneur d’être les témoins qu’une héritière légitime consacrée par l’Illuminateur vous a été rendue. Vous avez prouvé votre loyauté parfaite en renversant Solari le félon. Achevez votre œuvre en partageant maintenant le saint témoignage de ce prodige avec les prêtres des Quatre ici présents. »

L’injonction faite à tout le monde, là-dessus, d’avoir à s’écarter de Tobin n’alla pas sans soulever quelques protestations et grommellements.

 « Il est trop exposé ! Ne peut-on pas faire cela dans la grande salle ? maugréa le capitaine.

— Non, il est nécessaire que chacun voie. Je vous en prie, Tharin, il faut absolument vous reculer. »

Après un dernier coup d’œil fébrile à Tobin, Tharin, suivi fort à contrecœur par Lynx et Ki, se retira, mais seulement jusqu’au bas des marches. Les prêtres les imitèrent de l’autre côté.

Ses amis avaient beau n’être qu’à cinq ou six pas de lui, Tobin se sentit subitement aussi seul que périlleusement à découvert. Plus personne ne l’ovationnait ni ne scandait désormais son nom. Le baile lui faisait l’effet d’une mer de regards sceptiques.

Si le sourire de Kaliya semblait indiquer que, tout en percevant l’angoisse qui l’envahissait, elle la partageait de toute sa compassion, dans les yeux des autres spectateurs ne se lisait qu’un affreux malaise.

Arkoniel se rapprocha de nouveau pour lui tendre un mince canif d’argent. Celui de Lhel... « Elle me l’a donné voilà quelque temps. Sers-t’en sans défaillance », chuchota-t-il en l’embrassant sur les deux joues. C’était la première fois qu’il se permettait de faire une chose pareille. « Souviens-toi de ce que je t’ai recommandé. Commence par la poupée. Courage, Tobin. C’est ton peuple qui te contemple. »

Mon peuple. L’assistance tout entière avait l’air de retenir son souffle. En refermant ses doigts sur le manche du canif, il sentit sa peur l’abandonner petit à petit, tandis qu’affluait en lui le même genre de calme qu’il éprouvait à l’heure de la bataille. Cela n’empêcha pas ses mains de trembler quand il retira la poupée de sa cotte et chercha en tâtonnant le cordon de cheveux pris dans le pli de tissu du col. Glissant dessous la pointe de la lame, il le trancha et le laissa tomber à terre. Puis il éventra la mousseline usée pour vider le corps de tout ce qu’il recelait - des herbes réduites en poussière, de la laine jaunie, et tous les fragiles menus bouts d’os. Un petit objet brillant s’en évada aussi, qui rebondit sur les degrés de pierre. C’était la tablette d’or sur laquelle était gravée l’antique prophétie de l’Oracle d’Afra. Il avait complètement oublié l’avoir dissimulée là. Elle finit par atterrir aux pieds d’un sergent barbu qui la ramassa, non sans hésiter. Comme Arkoniel lui faisait signe de rester où il se tenait, l’homme la brandit et prononça d’une voix sourde: « Je vais la garder pour vous, n’est-ce pas, mon prince ? »

Et voilà que Frère se trouva debout aux côtés de Tobin, le dévorant de ses noires prunelles affamées. À en juger d’après les cris de stupeur et d’effroi qui s’élevèrent aussitôt de-ci de-là, certains des assistants pouvaient le voir eux-mêmes.

 « Tes vêtements, souffla doucement Arkoniel. Il faut que tu les retires. Aide-le, Ki. »

Comme l’écuyer s’approchait, Frère émit un crachement presque inaudible, mais il n’essaya pas de s’interposer. Sans s’accorder une seconde de réflexion ni d’hésitation, Tobin se défit de son baudrier, de sa cotte cloutée, de sa chemise et les tendit à Ki. La présence de Frère lui donnait la chair de poule aux bras. La poitrine nue lui aussi, maintenant, le fantôme ne bougeait pas d’auprès de lui. Tobin se débarrassa vivement de ses bottes, de ses chaussettes, de ses chausses et, après un bref instant de doute, de sa culotte de lin. Ki lui adressa un sourire blême tout en achevant de se charger les bras. Il était effaré, lui aussi, mais s’efforçait de n’en rien montrer.

 « Te bile pas, chuchota Tobin en retirant par-dessus sa tête la chaîne qu’il portait au cou pour la lui remettre. Je te la confie. »

Ki referma son poing sur la bague et le sceau puis le porta contre son cœur en guise de salut pendant qu’il regagnait à reculons sa place à côté de Tharin.

Entièrement nu maintenant, Tobin fit face à la foule et se tâta le torse en quête de l’esquille d’os. Elle était là, juste sous la peau. Les minuscules fronces que faisaient les points de Lhel se sentaient fort bien sous les doigts.

 « Vite ! » cracha Frère.

Tobin plongea son regard une dernière fois dans les noires prunelles de son jumeau tout en élevant le canif d’argent. « Oui. »

Pinçant à deux doigts l’infime saillie qu’y faisait l’os, il appuya la pointe acérée sur la peau tendue. Il lui était impossible de voir ce qu’il faisait, mais l’habileté suppléait. Il ne put réprimer une grimace quand la peau céda, libérant un filet de sang.

 « Plus profond ! » grommela Frère.

Tobin tailla de nouveau, vrilla le canif dans la plaie, et un feu formidable embrasa tout son être lorsque la lame atteignit sa cible. Il s’effondra sur ses genoux, lâchant le couteau qui tinta sur le perron de pierre à proximité.

 « Libère-moi ! » hurla Frère en s’accroupissant pour lui montrer sa propre poitrine ensanglantée. Des larmes écarlates ruisselaient le long de ses joues. « Ça fait trop mal ! Finis ! »

Le souffle coupé, Tobin referma violemment les paupières et secoua la tête. La douleur était trop atroce. « Maintenant ! cria une voix de femme. Il faut que ce soit maintenant, ma fille ! »

Rouvrant les yeux, Tobin découvrit les fantômes. Ils se tenaient en cercle autour de lui, tous couronnés, tous brandissant droit devant eux l’épée de Ghërilain. Il ne les reconnaissait pas - les effigies du mausolée étaient d’une exécution trop grossière pour avoir rien rendu des physionomies qu’ils avaient eues de leur vivant -, mais il savait qui ils étaient. Ghërilain Première était là à le contempler, tout comme sa propre grand-mère souillée de sang. Et cet homme décharné à l’air affligé qui se dressait à leurs côtés ... ne pouvait être que Thelâtimos, le dernier des rois légitimes.

Des doigts frais lui caressant le front, il rouvrit les yeux, les leva et découvrit le seul de tous ces visages qu’il lui eût jamais été donné de contempler vraiment. Celui de Tamir, la reine assassinée. C’était d’elle qu’était venu l’appel, et voici qu’elle lui parlait à nouveau. Courage, ma fille. Il faut que ce soit maintenant, pour le salut de Skala !

Quelqu’un lui remit le canif dans la main. C’était Ki. Pleurant à chaudes larmes, il s’agenouilla près de lui.

 « Tu es capable de le faire », chuchota-t-il avant de battre en retraite, d’un air aussi affligé que s’il l’envoyait au bûcher.

Tobin leva le couteau. La douleur l’obligea à ravaler ses lèvres avec un grognement quand il enfonça la lame encore plus avant. Il s’était toujours figuré que la minuscule esquille sortirait aussi spontanément qu’une simple écharde, mais sa chair s’était promptement refermée sur elle, à la manière dont un tronc d’arbre se cicatrise autour d’un clou. Il vrilla de nouveau la lame et entendit quelqu’un pousser un hurlement strident. On aurait dit la voix de Frère, mais sa propre gorge en était à vif.

L’esquille finit quand même par se détacher, encore insérée dans une bouillie de viande saignante. Mais à peine eut-il le temps de la percevoir entre ses doigts qu’une nouvelle vague de douleur le submergea, plus abominable que tout ce qu’il avait jamais imaginé.

Un brasier blanc dévorait chacune de ses cellules, un brasier d’une telle intensité qu’il lui faisait l’effet d’un froid glacial. En proie à cette fournaise d’enfer, il ne pouvait plus ni penser ni respirer ni crier ni entendre, mais va savoir quel prodige lui permettait de voir Frère, de le sentir violemment s’agripper à lui, l’étreindre à l’étouffer, lui passer au travers comme une ombre noire et glacée, comme s’il était au cœur même du brasier blanc.

Et puis le supplice cessa brusquement, le laissant recroquevillé sur le flanc, dans la lumière du soleil, sur la pierre brûlante et lisse. Les fantômes l’entouraient toujours, mais beaucoup plus flous à présent, comme réduits à des silhouettes de gaze grise. Et il gisait sur le perron au milieu d’un grand cercle noir.

Quant à Frère, il avait disparu.

En promenant son regard à l’entour, il ne vit pas l’assistance pétrifiée, muette, il constata seulement l’absence de son jumeau. Il la ressentait aussi, sous la forme d’un affreux vide dont il était plein. Ils ne s’étaient dit aucun adieu, pas un mot de séparation. Il avait retranché Frère de son corps, et le fantôme l’avait quitté. Cela lui paraissait difficilement concevable.

 « Tob ? » Une main chaude lui saisit le coude, l’aida à se rasseoir. C’était Ki.

Il tendait la main vers lui quand l’horreur suspendit son geste à la vue de l’étrange peau qui couvrait son bras. Du bout des doigts jusqu’à l’épaule, elle pendait en lambeaux flottants et décolorés comme des vestiges de gant. Son corps tout entier présentait le même aspect; des haillons de peau l’enveloppaient, comme s’il s’était littéralement écorché lui-même en se libérant de l’épouvantable magie. Il se frotta vigoureusement l’avant-bras gauche, et cela tomba, révélant dessous une peau lisse, intacte. La marque de sagesse lie-de-vin était toujours là, plus éclatante que jamais.

Il ploya, déploya les doigts, se frotta les mains, se frotta les bras, se dépouilla de son ancienne peau comme les serpents le font au printemps. Il se frictionna le visage et sentit que s’en détachait un fin masque desséché, mais sans que s’efface la vieille cicatrice en croissant de lune qui marquait son menton. Le feu avait comme par miracle épargné ses cheveux, mais il sentit sa peau du crâne antérieure s’effilocher elle aussi dessous.

Il se passa les mains sur la poitrine et s’arrêta, commençant seulement à comprendre toute l’étendue de ce qui s’était produit. La nouvelle peau que tapissaient les débris de l’ancienne était bien tendue, douce et bombée comme ...

Comme celle d’un torse de jeune fille.

Non sans frémir, il se défit de sa vieille écorce et coula un regard ahuri sur ses petits seins.

Vaguement conscient de la rumeur croissante qui s’élevait de partout, il se mit debout pour s’examiner plus précisément. Ses attributs de garçonnet s’étaient ratatinés en une cosse desséchée. Il arracha les lambeaux de peau qui pendouillaient dessus, et tout vint ensemble et s’éparpilla comme feuille morte.

Ki se détourna, une main plaquée sur la bouche, et elle l’entendit se mettre à vomir.

Autour d’elle, le monde entier virait lentement au gris. Elle ne sentait plus le perron sous ses pieds. Mais Tharin était déjà là, qui la drapait dans un manteau et la maintenait debout. Et Ki lui-même était revenu, qui lui enlaçait fermement la taille. « Ça va très bien. Je t’ai. »

Arkoniel et les prêtres étaient aussi là, et il fallut les laisser rouvrir le manteau, les laisser procéder à une inspection. Trop hébétée pour s’en soucier, elle se contenta de fixer le ciel par-dessus leurs têtes.

 « T’en fais pas, Tob, murmura Ki.

 « Pas ... Tobin », chuchota-t-elle. Elle avait mal aux lèvres, et la gorge à vif.

 « Oui, elle doit prendre un nom de femme, maintenant », déclara Kaliya.

Arkoniel laissa échapper un faible gémissement. « Nous n’avons jamais abordé ce sujet !

— Moi, je sais », fit Tobin dans un souffle. Les reines fantomatiques se tenaient de nouveau avec elle. « Tamir, la reine qui fut assassinée, bien qu’on prétende le contraire. Elle est venue me trouver..., m’a offert l’Épée. Son nom ... » La brume de grisaille se dissipa, et des larmes vinrent lui piquer les yeux. « Et Ariani, en l’honneur de ma mère qui aurait dû régner. Et Ghërilain, en l’honneur d’Illior et de Skala. »

Les reines fantomatiques la saluèrent et s’évanouirent, après avoir rengainé leurs épées.

La prêtresse hocha la tête. « Tamir Ariani Ghërilain. Puisse un tel nom vous apporter puissance et bonne fortune. » Se tournant vers la foule redevenue silencieuse entre-temps, elle claironna: « J’en porte le saint témoignage ! Elle est femme, et elle a toujours les mêmes marques et cicatrices qu’auparavant.

— J’en porte témoignage, reprit en écho la prêtresse d’Astellus, ainsi que tous les autres religieux présents.

— Je prie chacun de vous d’en porter témoignage, clama Arkoniel à l’adresse de l’assistance. La reine authentique vous est rendue ! La marque de sagesse qu’elle a au bras et sa cicatrice au menton me permettent de certifier que c’est bien la même personne qui se tient à présent devant vous, mais sous sa forme véritable. Celle de Tamir II ! »

Enfin convaincu, le peuple se répandit en acclamations, mais ce vacarme assourdissant fut quand même couvert par le formidable fracas qui retentit subitement derrière Tobin. Le panneau de bois sculpté représentant l’emblème de Sakor : l’épée, au-dessus du portail du château venait de se fendre, et sa chute avait mis à nu le bas-relief de pierre originel.

L’Œil d’Illior veillait sur Atyion comme par le passé.

Tobin leva la main pour lui marquer toute sa révérence. Mais les rugissements de la foule s’emparèrent d’elle et la projetèrent en l’air comme un vulgaire fétu de paille tandis que l’univers entier sombrait dans le noir autour d’elle.

 

Au même instant, l’Oracle d’Afra se mit à rire à gorge déployée dans les ténèbres de son antre.

Tapie dans les ruines d’une taverne avec une demi-douzaine de ses collègues d’Ero, Iya chancela et se couvrit la face quand une explosion de lumière blanche éblouissante l’aveugla. Derrière ses paupières closes, la déflagration s’estompa progressivement tandis que se dévoilait le visage d’une jeune femme aux cheveux noirs et aux yeux bleus. « Loué soit l’Illuminateur », chuchota-t-elle, et ses compagnons reprirent à leur tour la formule avec autant de respect que d’émerveillement. Après quoi, d’une seule voix, ils crièrent haut et clair, cette fois: « Loué soit l’Illuminateur ! La reine est de retour ! »

 

Dans le fond des montagnes, au nord de Bierfût, les magiciens en exil de la Troisième Orëska d’Arkoniel furent gratifiés de la même vision et se ruèrent à la recherche les uns des autres en clamant la nouvelle.

 

Dans Skala tout entière, chacun des magiciens qui avaient reçu l’un des petits gages d’Iya tout comme nombre de ceux qui en avaient été jugés indignes bénéficièrent également de la vision, et tous en pleurèrent, les uns de honte et les autres de joie.

La vision fit à Nyrin l’effet d’une paire de gifles alors qu’il arpentait les remparts. Ce visage, il le reconnut en dépit de sa métamorphose, et il brandit ses deux poings vers le ciel, fou de rage contre la trahison de l’Illuminateur et de Solari, et furieux de l’échec essuyé par ses propres sbires. Lui faudrait-il toujours trouver en travers de sa route le maudit Rejeton d’Atyion !

 « Nécromancie ! s’écria-t-il, bouffi de venin comme une vipère en colère. Une fausse figure, une fausse peau ! Ah mais, les fils ne sont pas encore tissés ... ! » Un garde busard assez malavisé pour s’approcher de son maître juste à ce moment se vit frappé de cécité, et la mort l’emporta dès le lendemain.

 

En se réveillant au fond de son chêne solitaire, Lhel trama le charme de fenêtre. y risquant un œil, elle vit Tharin emporter la jeune fille le long d’une espèce de corridor. Elle concentra son regard sur ces traits calmes et assoupis. « Keesa », chuchota-t-elle, et elle eut la certitude de voir vaguement ciller les paupières de Tobin. « Keesa, souviens-toi de moi. » Elle demeura aux aguets un instant de plus pour s’assurer que Ki les accompagnait, puis elle referma l’ouverture magique.

C’était toujours l’hiver, là, dans les montagnes. La croûte de neige craquait sous ses pieds quand elle gagna la source en boitillant. De la glace frangeait la noirceur du bassin.

Le milieu de l’eau était néanmoins libre. Se penchant par-dessus, elle vit son visage se refléter sur la surface doucement ridée. Comme il avait l’air vieux ! pensa-t-elle. Elle n’avait plus eu de marée lunaire depuis le solstice d’hiver et, dans ses cheveux, désormais, le blanc l’emportait de loin sur le noir. S’il lui avait été permis de mener une existence normale au sein de son peuple à elle, elle aurait un mari, des enfants, on l’honorerait. Et pourtant, son unique regret pendant qu’elle s’inclinait sur l’eau était de n’avoir pas laissé de fille de sa chair pour veiller sur ce lieu sacré -le chêne-mère et sa source captée -, sur ce lieu dont les siens étaient dépossédés depuis si longtemps.

Elle retourna ses paumes vers la lune invisible et répandit sur l’eau le charme voyeur. Des profondeurs noires n’émergea qu’une seule image. Elle la scruta quelque temps puis retourna à pas lents vers le chêne creux et s’étendit sur sa paillasse, une fois de plus les paumes en offrande - vides, résignées - contre ses flancs, puis se mit à écouter la bise dans les branches.

Il survint en silence. La vieille peau de daim qui servait de portière ne bougea pas lorsqu’il entra. Elle sentit qu’il s’allongeait près d’elle, froid comme une congère, et qu’il lui refermait ses bras autour du cou.

Je suis venu te retrouver enfin.

 « Bienvenue, petit ! » chuchota-t-elle.

Des lèvres glacées trouvèrent les siennes, et c’est de son plein gré qu’elle ouvrit la bouche, afin de laisser ce démon que l’on avait appelé Frère lui dérober son dernier souffle comme elle lui avait dérobé son premier. L’équilibre était rétabli.

Ils étaient libres tous les deux.